Autel dédié à Nehalennia Elevé par un marchand de sel de Trèves (Allemagne) (Rijksmuseum van Oudheden, Leiden) |
N E H A L E N N I A
DÉESSE DE LA MER
(Cinquième partie)
UNE LEGENDE DE NEHALENNIA ?
Berthe Ranz
Article paru dans la Revue belge de philologie et d'histoire.
Tome 60 fasc. 1, 1982. Antiquité — Oudheid. pp. 145-149
Trouvant le nom de Nehalennia dans un roman d'E. Le Roy (1),
De Laet (2) s'interroge : «Que diable notre Nehalennia venait-elle faire au
coeur du Périgord dans des légendes qui étaient encore racontées au XIXe siècle
?».
Rappelons brièvement qui est cette déesse. La découverte à
Domburg, en Zélande, de 28 autels et dédicaces à DE A NEHAI (A) (Ε) Ν (Ν) ΙΑ (5
graphies différentes) date de 1647, et 0. Vredius (3) expliquait ce nom à
terminaison latine par le grec «nea selene». Heichelheim (4) tient la déesse
pour germanique et explique son nom par nehvas (vx germ.) pour nekus «mort»,
car la présence d'un chien auprès d'une divinité indique, d'après lui, un culte
de l'au-delà. Neuf sur quatorze représentations dans l’Historia Comitum Flandriae
montrent un chien auprès de Nehalennia.
Hondius-Croone (5) en compte 13 sur 21 monuments ; son
interprétation est différente : le chien accompagne Esculape, son rôle
sanitaire est évident et les chiens en bronze que l'on trouve dans les fouilles
sont des ex-voto à la suite d'une guérison. Un des aspects de la déesse
zélandaise est donc celui d'une divinité guérisseuse. La corbeille de fruits à
ses pieds ou sur ses genoux indique une similitude avec la déesse Fortuna,
pourvoyeuse de nourriture et de biens. Souvent elle s'appuie sur un gouvernail
: elle est la protectrice de la navigation et l'inscription de nombreux ex-voto
en fait foi. Elle est aussi représentée en triade comme les matres celtiques et parfois avec un
parèdre, que ce soit Hercule ou Neptune, ou encore qu'il soit anonyme. On peut
la comparer avec Isis-Fortuna car elle porte parfois la corne d'abondance (6),
par extension elle est protectrice de la navigation et a les pouvoirs de la
grande mère. Le mantelet qu'elle porte sur les épaules ressemble à l'égide
d'Athéna et elle pourrait avoir les pouvoirs techniques et guerriers de cette
dernière. Sur les autels apparaît souvent un arbre, symbole cosmique par
excellence (7) : la divinité qui se trouve près de l'arbre est protectrice de
la fécondité universelle et inépuisable.
Ainsi s'appliquent à Nehalennia les paroles de M.-L.
Sjoestedt (8) : «l'efficacité totale, universelle est le caractère de tous les
dieux celtiques, que nous voyons combattre, secourir, inventer selon les
besoins de leur peuple».
Nehalennia se rattache au domaine celtique. P. M. Duval (9)
la cite parmi «les dieux de la Gaule» : «à Domburg, aux bouches du Rhin,
Nehalennia est une déesse de la prospérité qu'on invoque aussi pour une bonne
traversée». Si l'Escaut oriental est considéré comme une des bouches du Rhin,
c'est parce que, dans l'antiquité, l'Escaut se jetait dans la Meuse par
l'Eendracht et la Meuse dans le Rhin, dont le bras le plus méridional, appelé Helius, passait au nord de Domburg. Le
delta du Rhin s'est transformé au point qu'aucun cours d'eau n'est encore là où
il coulait dans l'antiquité. La mention «Roompot» sur les cartes est
l'altération de Romanorum Portus (RomPot),
port dont Stuart (10) pense avoir trouvé le nom sur un des nombreux autels pêchés
en cet endroit en 1970: Ganuenta. La transgression
dunkerquienne II (300-600 A.D.) a enseveli les ex-voto à 25 m de profondeur, à
1 km de la rive actuelle de l'Escaut oriental.
Le culte de la déesse a remonté le cours du Rhin, deux ex-voto
ont été trouvés à Deutz (11) ; les dédicants des monuments zélandais ont
parfois une origine aussi lointaine que Trêves, Cologne, Augst, Besançon,
Rouen. Leur nom ne sonne pas latin en général, mais celtique et moins souvent
germanique.
Le nom de Nehalennia (12) appartient à une langue,
intermédiaire entre le celtique et le germanique, nommée le «belge», d'après le
peuple qui habitait ce territoire et c'est une déesse locale dont la
représentation est fortement romanisée (13). Les seules inscriptions datées
sont de 188, 223 et 227 (14). Ajoutons que l'édicule à niche coquillée dans
lequel elle trône rappelle de près ceux des monuments funéraires rhénans que
Gabelmann date du troisième tiers du 1er siècle (15).
Il est de prime abord invraisemblable de trouver ce nom hors
de la zone restreinte où il a été découvert sur plus de soixante monuments,
zone à laquelle on ne peut joindre que Deutz, également port de navigation sur
le Rhin. Ce nom n'aurait pu survivre dans les légendes locales sous sa forme
gallo-romaine. Il aurait perdu une ou deux syllabes et les phonèmes se seraient
transformés comme Neptune a donné nuton et lutin (16). Cet argument n'a pas été
utilisé par Bremer (17) qui émet des doutes sur la possibilité d'une Nehalennia
en Périgord, ni par Gijsseling (18), ni par Kalmeyer (19) qui trouve une
réponse adéquate à la question que se pose De Laet. Il montre qu'Eugène Le Roy
a emprunté le récit de l'apparition de la déesse à Ducourneau (20), dont il
emploie des membres de phrases. Celui-ci a puisé le thème chez Jacques Martin
(21) en n'y changeant que peu de mots : entre autres, les souliers d'or sont
devenus argentés, mais on retrouve les vêtements blancs, les torches et les
chiens noirs. Martin se rangeait, en effet, à l'avis de Vredius que Nehalennia
devait être la déesse de la nouvelle lune et il avait extrait d'Eusèbe (22) les
détails vestimentaires χρυσοσάνδαλος, λευχείμονα (aux sandales d'or, vêtue de
blanc), et les torches. Les chiens noirs proviennent du chien qui accompagne
Hécate, autre forme de la triple déesse Lune, confondue avec la nouvelle lune
pour les besoins de la cause : il y a très souvent un chien auprès de
Nehalennia. De plus, Hécate a sur la tête une corbeille de fruits, que l'on
retrouve sur les genoux ou à côté de la déesse zélandaise.
Pour J. Martin, les cornes d'abondance des monuments de
Domburg pourraient n'être qu'une fausse interprétation des torches de Nea
Selene. Une mosaïque soi-disant découverte à Nîmes dans un temple des Muses
(23) lui sert d'argument : elle représente une femme en habits blancs debout au
bord de la mer, un chien et une torche enflammée à ses pieds, ce ne peut être
que la déesse Luna et aussitôt elle reçoit le nom de Nehalenia, la déesse des Francs. Tel est l'avis de Graverol,
l'acheteur de la trouvaille. Elle est reproduite par Montfaucon (24), Martin,
entre autres et même Adda Hondius-Crone. C'est à cause de cette mosaïque, jugée
fausse par Kalmeyer (25), que Nehalennia est présente dans la partie
méridionale de la France.
Un historien de Nîmes, Ménard (26), parle de la mosaïque au
passé, ce qui permet à Kalmeyer de déduire que, si elle a jamais existé, elle
n'existait déjà plus au milieu du XVIIIè siècle. Les torches de la déesse Lune
se trouvent dans les descriptions de Ducourneau et de Martin, mais Le Roy les
omet, sans doute mis en garde par des ouvrages comme La Géographie de la Gaule romaine de Desjardins (27), où les
torches sont absentes sur la gravure de Nehalennia.
Le romancier avait amalgamé à la légende supposée des êtres
surnaturels qui appartiennent au folklore périgourdin : les strix qu'il écrit stries (28) et avait localisé la scène dans la forêt Barade où
personne avant lui n'avait entendu parler de Nehalennia (informations prises
dans la région).
L'intérêt pour les croyances ancestrales était intense
durant le dernier quart du XIXè siècle et c'est dans ce courant d'idées
qu'Eugène Le Roy a orné son roman d'une apparition fascinante, mais qui ne
repose sur aucune légende.
Note
Gysseling (29) analyse le nom de Neh-al-ennia en séparant d'abord les suffixes, dont l'abondance est
une des caractéristiques de la langue belge. Le double -nn- se remarque dans
des noms géographiques tout aussi anciens (Arduenna),
le suffixe -al- se retrouve dans Vac-al-us
(le Waal). La graphie Nei·, qui se
présente dans les dédicaces extraites de l'Escaut oriental à Colijnsplaat en
1970, doit être la plus conservatrice : devant une consonne elle évolue de
diphtongue vers une voyelle simple, mais devant une voyelle, -ei- évolue vers
-ech- ou -eh-. Le nom remonte donc à l'indo-européen nei- «conduire» plutôt qu'à nek-
«tuer» comme l'avait affirmé Heichelheim. Mais dans sa conclusion Gysseling
s'éloigne de l'opinion généralement admise que Nehalennia est une forme locale
de la grande mère aux pouvoirs universels, pour restreindre son rôle à la
protection de la navigation. Sur ce point, il est malaisé de le suivre. On est
plus disposé à croire que Nehalennia est un adjectif tiré du nom de la région
où la déesse a un culte : Helinium
(30) ou plus précisément Nehelinium.
si un tel composé a pu exister, et si une légende de Nehalennia avait pu subsister,
ce serait dans ces parages.
NOTES DE L'ARTICLE
(1) Eugène Le Roy, Jacquou
le croquant (1899), édition de poche (1972), p. 261.
(2) S. J. De Laet, Nehalennia,
déesse germanique ou celtique ? dans Helinium,
XI, 2 (1971), pp. 154-162.
(3) O. Vredius, Historia
Comitum Flandriae, Bruges (1650), pars prima add., p. xi.v.
(4) F. Heichelheim, RE,
s.v. Nehalennia.
(5) Adda Hondius-Crone, The
temple of Nehalennia at Domburg, Amsterdam, 1955, p. 103.
(6) A. Hondius-Crone, op. cit., p. 111.
(7) Mircea Eliade, Traité
d'histoire des religions, Paris, 1959, pp. 233-234.
(8) M.-L. Sjoestedt, Dieux
et héros des Celtes, Paris (1940), p. 31.
(9) P. M. Duval. Les
dieux de la Gaule, Paris (1957), p. 56, 2e éd. (1976), p. 58.
(10) P. Stuart, Nehalennia,
Oudheidkundige Mededelingen van het Rijksmuseum Oudheden te Leiden, (OMRO),
52 (1971), pp. 76-78.
(11) G. Brambach, Corpus
Inscriptionum Rhenanarum, Eberfeld (1867), n° 441 et 442 (celle-ci
disparue).
(12) G. E. Bogaerts et M. Gysseung, Over de naam van de godin Nehalennia, dans O.M.R.O., 52 (1971), p.
83.
(13) P. Stuart, Hoe
Romeins is Nehalennia ? dans Hermeneus,
52, 2 (1980), pp. 87 et 93.
(14) P. Stuart, op. cit., note 10, p. 77.
(15) H. Gabelmann, Die
Typen der römischen Grabstelen am Rhein, dans BJ., 172 (1972), p. 110, fig.
42. n° 15.
(16) B. Rantz, Chronique
n°297. dans RBPH, L (1972), p.
1004.
(17) J. N. Bremer, Een
Franse Nehalennia ?, dans Hermeneus,
44, 2 (1972-3), pp. 96-97 en réponse à S. C. Bakhuizen, Nehalennia, Hermeneus, 43, 4 (1971-2), p. 203.
(18) J. E. Bogaerts et M. Gysseung, Over de naam van de godin Nehalennia, dans Oudheidkundige mededelingen
van het Rijksmuseum oudheden te Leiden (OMRO), 52 (1971), p. 84 : la
graphie -h- dans Nehaliena (sic) fait douter d'une notation d'après la langue
populaire. L'altération du nom n'est qu'une coquille de l'édition de poche, cf.
Kalmeyer, note suivante.
(19) C. A. Kalmeyer, De
herkomst van de Néhalénia in Eugène Le Roy dans Helinium, 21 (1981), pp. 61-66.
(20) Alexandre Ducourneau, La Guienne historique et monumentale, I, Paris (1842). Cet auteur
est cité d'après Kalmeyer ; il apparaît que c'est lui qui a transporté
Nehalennia en Périgord.
(21) Dom Jacques Martin, La
religion des Gaulois, 4 (édition anonyme), Paris (1727), p. 92, publie la
gravure de la mosaïque de Nîmes d'après Montfaucon.
(22) Eusebius Werke,
8, éd. Karl Mras, Berlin (1954), Préparation
évangélique, 3. § 32. p. 141.
(23) Cette mosaïque est connue uniquement par la lettre de
Graverol conservée à la Bibliothèque Séguier, à Nîmes, et datée de 1689.
(24) B. de Montfaucon, L'antiquité
expliquée et représentée en figures, Paris (1727).
(25) C. A. Kalmeyer, Was
de Nehalennia te Nîmes echt of onecht ?, dans Westerheem, 26, 1 (1977), pp. 14-30.
(26) Léon Ménard, Histoire
de la Ville de Nîmes (1758) (cité d'après Kalmeyer).
(27) E. Desjardins, La
Géographie de la Gaule romaine, I, Paris (1876), p. 396 ; du même auteur Statue romaine mise au jour à la suite de
travaux exécutés dans la rivière de l'Ornain, Comptes rendus de l'Académie des
Inscriptions et Belles Lettres, 4e série, 13 (1885), pp. 28-32, où le
monument de Naix est comparé à ceux de Nehalennia. - Elle n'était pas inconnue
en Belgique : outre que les Musées Royaux d'Art et d'Histoire possèdent un
autel à Nehalennia, l'Académie s'en occupe : H. Schuermans, Inscriptions romaines trouvées en Belgique,
dans B.C.R.A.A., 8 (1869), p. 326 ;
V. Gauchez, Topographie des voies
romaines en Belgique, dans AAAB
(1882), p. 201.
(28) C. A. Kailmeyer (1980), p. 65, note 14.
(29) M. Gysseling. I.c., note 19, pp. 83-84.
(30) Pline, n.h.,
IV, 101 ; Haug, RE. s.v. Helinium : hel- se retrouverait dans hal comme dens a donné tand et Ne· étant primitivement Nei· d'après Gijsseling pourrait avoir le
sens de bas, comme ni-, nei- dans I E
W 3 12, Nehalennia serait la déesse de la région du Bas-Rhin méridional, le Helius. Son nom local, hétéroclite comme
la population de marchands qui la vénérait, a été rhabillé à la romaine (Duval,
l.c.).