LEGENDES Le Kleudde (Kludde)


Le Kludde, réinterprété par Maarten Verhoeven


LE KLEUDDE, ou KLUDDE


Voici une histoire à faire peur… Une histoire belge à faire peur !

On connaît dans ce pays les lutins, les kabouters, les nains magiques et les géants légendaires, les fées et les elfes, comme partout ailleurs en somme… Mais voilà qu’on y trouve tout à coup l'un de ces êtres surnaturels qui est vraiment terrible… Il a l'apparence d'un loup féroce, parfois d'un cheval, parfois... de n'importe quel être, ailé ou non. Ce monstre protéiforme vous guette dès la tombée de la nuit (car il déteste la lumière du jour) pour abréger votre existence... Il ne vit que dans certaines régions de Flandre ou de Brabant, mais certains affirment l'avoir aperçu en d'autres lieux...

Le Kleudde...!



D'après certains linguistes, "kleudde" dériverait du verbe scandinave "kloeve", qui signifie "fendre", et pourrait ainsi avoir un rapport avec le sabot fourchu du diable. Il se pourrait que "kludde" soit simplement le butor, oiseau échassier des marais, dont le cri saisissant, semblable au mugissement du taureau, serait à l'origine de la légende du "Borlau de l'Abbaye", être surnaturel qui hantait autrefois les étangs de l’abbaye d'Heylissem, entre Opheylissem et Linsmeau.

Kludde a aussi un rival, Osschaert “met zijn bellen” (aux grelots), le célèbre esprit malfaisant du pays de Waes. Mais cette rivalité semble aujourd'hui dépassée, et l'on ne sera pas étonné de rencontrer les deux compères bras-dessus bras-dessous au retour d'une expédition nocturne... Un autre personnage inquiétant s'apparente à Kludde :  Nekker, connu en Flandre sous les noms de “Duiker” ou plongeur, de “Waterman” ou homme de l'eau,  démon aquatique, de “Manneken-Haak” ou “Manneken met-den-Haak”, c’est-à-dire l'homme au crochet, de “Waterwolf” ou loup d'eau… Ne commettez cependant pas l’erreur de les confondre.

Nekker possède quant à lui cette inquiétante faculté d’être tour à tour homme ou femme. Il se nomme Nikse lorsqu’il est femme, ou “Grijze Meer”, mère ou jument grise; il s’apparente en cela à Loki, le génie du mal du panthéon scandinave, dont l’une des aventures le conduisit à se transformer en jument, avant de donner naissance à Sleipnir, le cheval à huit pattes du dieu Odin.

Le Kleudde, pour sa part, hante principalement la région de l’Escaut, les alentours de Termonde, les villages de Schelle et Wichelen, Hemiksem près d’Anvers, Zemst-Laar et Weerde (où un festival de Metal Rock portait encore récemment son nom), et en général tous les lieux de Flandre et de Brabant. Il existe enfin un "chemin du Kludde" à Wichelen (Kluddepad).

On le nomme Kleudde, Kludde, Klerre, Kloerre, Lodder, Lorre, Pledde...

Le connaissez-vous ?

En tout cas, lui, maintenant, vous connaît…

“Past mor op da ge Kleudde ni tegenkomt !”

Le texte qui suit, rédigé par Jules de Saint-Genais, et extrait du Dictionnaire des Sciences Occultes publié par l’abbé Migne, cerne encore un peu plus la sulfureuse personnalité du Kludde…

Charles Saint-André

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 KLEUDDE

Kleudde, tout barbare, tout cacophonique que doit vous paraître ce nom, est un lutin, et un lutin national, un lutin vivant des brouillards de la Flandre et du Brabant, un lutin belge en un mot. — Si vous avez quelque feu dans l'imagination, sans doute qu'à ce seul nom de lutin vous vous formez déjà toute une cour fantastique, idéale, surnaturelle, composée de gnomes aux yeux malins, de sylphes aux ailes d'azur, aux cheveux d'or, de salamandres aux pieds de feu. — Poètes, jeunes filles, enfants, Kleudde, avec son enveloppe sombre, avec son nom aussi affreux que son être; Kleudde doit d'un seul mot tuer l'échafaudage de vos songes. Kleudde est un lutin malfaisant, qui a les regards du basilic et la bouche du vampire, l'agilité du follet et la hideur du griffon. Kleudde aime les nuits froides et brumeuses, les prairies désertes et arides, les champs incultes et blanchis par des os de morts, les arbres frappés de la foudre, l'if et le cyprès;  il se plaît au milieu des mines couvertes de mousse; il fuit les saints lieux où reposent des chrétiens, l'aspect d'une croix l'éblouit et le torture; il ne boit qu'une eau verte croupissant au fond d'un étang desséché : le pain n'approche jamais de ses lèvres.
Kleudde évite la foule; la lumière du grand jour lui brûle les yeux; il n'apparaît qu'aux heures où le hibou gémit dans la tour abandonnée; une caverne souterraine est sa demeure; ses pieds n'ont jamais souillé le seuil d'une habitation humaine; le mystère et l'horreur entourent son existence maudite. Vagues comme les atomes de l'air, ses formes échappent aux doigts cl ne laissent aux mains de l'imprudent qui essayerait de les étreindre qu'une ligne noire et douloureuse comme une brûlure.
Son rire est semblable à celui des damnés; son cri, rauque et indéfinissable, fait tressaillir jusqu'au fond des entrailles; Kleudde a du sang de démon dans les veines. Malheur à qui, le soir, dans sa route, rencontre Kleudde, le lutin noir…
Dans certains villages du Brabant le nom seul de Kleudde exerce sur l'esprit des paysans un empire si redoutable, qu'il serait impossible de les faire sortir de leur maison à une heure avancée de la nuit pour les envoyer dans un champ, un bois, une prairie où la croyance populaire place ce lutin. Les enfants en ont une grande peur; on les menace de la présence de Kleudde lorsqu'ils font mal. La frayeur des jeunes filles n'est pas moins enracinée pour cette espèce de loup-garou; plus d'une le soir arrive essoufflée au foyer paternel raconter en tremblant qu'elle a aperçu Kleudde agitant ses chaînes dans l'ombre.
Au dire des campagnards, ce lutin est un véritable protée, prenant les formes les plus diverses, les plus bizarres. Tantôt c'est un arbre d'abord très-petit, ensuite s'allongeant peu à peu à une hauteur prodigieuse; puis, se mouvant tout à coup, il s'élève de terre et disparaît dans les nuages. Le seul mal que Kleudde fasse réellement sous cette forme, c'est de déraciner et de renverser les autres arbres qu'il rencontre sur son passage. Tantôt il se revêt de la peau d'un chien noir; il marche sur ses pattes de derrière, agite une chaîne qu'il porte au cou et saute à l'improviste sur les épaules de celui qu'il voit la nuit dans un sentier isolé, l'étreint, le jette par terre et s'enfuit.
Souvent Kleudde est un cheval maigre et efflanqué; alors il devient l'épouvantail des garçons d'écurie. On sait que c'est l'usage dans les grandes fermes de mettre pendant la nuit les chevaux en pâture dans les prairies; les domestiques rapportent avec une bonne foi rustique qu'il leur arrive parfois, lorsqu'ils croient monter sur une de leurs juments, d'enfourcher Kleudde, qui aussitôt se met à courir de toutes ses forces, jusqu'à ce que, arrivé près d'un étang ou d'un ruisseau, il se cabre et y précipite son cavalier : ensuite, pendant que la victime se débat dans l'eau , il se couche un instant à plat ventre, pousse un éclat de rire et disparaît au moment où le cavalier sort de son bain.
Selon les circonstances, Kleudde se change en chat, en crapaud, en chauve-souris, en tout autre animal. Les paysans prétendent pouvoir reconnaître son approche à deux petites flammes bleues qui vacillent et s'avancent en sautillant, mais toujours en ligne droite; ces petites flammes sont les prunelles de ses deux yeux. Le seul moyen alors d'éviter Kleudde, c'est de s'enfuir en zigzag, comme ferait celui que poursuit un serpent.
Il y a de cela trois mois, je logeais par hasard dans une ferme à Ternath, aux environs de Bruxelles. C'était le soir ; je me trouvais en compagnie avec tout le personnel de la ferme, réuni autour d'un large foyer d'hiver. En société de ces bons et simples paysans, c'était pour moi une nouveauté d'autant plus piquante que je comptais mettre la soirée à profit pour recueillir quelques renseignements sur Kleudde. J'amenai la causerie sur ce sujet, sur les lutins, sur les kabotermannekens et autres follets dont le nom m'échappe.
— Monsieur, savez-vous l'origine de Kleudde? me dit un vieux domestique.
— Non, lui répondis-je, ravi de son interpellation.
—C'est affreux à entendre, continua le vieillard. Voici comme on le raconte dans notre endroit. Il y a bien cent ans, on voyait au bout du bois qui borde la partie nord du village une petite et chétive maison habitée par une femme si décrépite, si hideuse, qu'on songea plus d'une fois à s'emparer d'elle afin de la brûler comme sorcière ; car tout le monde disait qu'elle avait des rapports avec le diable et que sa baraque servait de lieu de réunion pour le sabbat. Un soir qu'un orage, tel qu'on n'en avait entendu de mémoire d'homme, ébranlait toutes les habitations, le feu du ciel tomba sur la masure suspecte et la consuma ainsi que la vieille femme, dont on aperçut le lendemain le corps noirci gisant dans les cendres. Pendant trois jours personne n'osa approcher du lieu de l'incendie; mais enfin comme le propriétaire du bois voulait utiliser cette portion de son terrain, il prit avec lui quelques-uns de ses plus courageux domestiques munis de longs crochets pour retirer la sorcière des décombres. Les valets de ferme se mirent en tremblant à l'ouvrage; à peine eurent-ils touché la sorcière de leurs crocs, qu'ils entendirent un grand bruit et reçurent dans tous les membres une violente commotion; ils virent un petit homme noir sortir du corps de la vieille, grandir tout à coup et s'échapper des ruines,eu criant Kleudde, Kleudde, Kleudde !  Tous les domestiques perdirent connaissance, et lorsqu'ils revinrent à eux, ils n'aperçurent plus rien sur le théâtre de l'incendie qu'un étang rempli d'une eau croupissante dont l'odeur soulevait le cœur. L'âme damnée de la sorcière était passée dans le corps de cet homme noir, ou, pour mieux dire, dans le corps de ce diable, qui depuis, n'ayant plus aucun repos, parcourt les campagnes et les plaines cherchant à nuire à tout ce qu'il rencontre...

Baron Jules de Saint-Genais









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