Monnaie dite "au rameau" frappée par les Nerviens vers 60 avant JC |
L A G E R M A N I E
Tacite
ET
L’ORIGINE GERMANIQUE DES NERVIENS
*
CONSIDERATIONS LIMINAIRES
CONSIDERATIONS LIMINAIRES
« Les Nerviens
sont les premiers à se dire issus des Germains, et à s'en faire honneur... »
« La Germanie »
Publius Cornelius Tacitus, historien et sénateur romain
(58-120 après J.C.)
(58-120 après J.C.)
Le territoire des Nerviens
comprenait
- les provinces belges
du Hainaut, du Brabant (wallon et flamand) et d'Anvers
- la province
hollandaise du Brabant du Nord (Noord-Brabant)
- le département
français du Nord, où se trouve l'actuelle Bavay, capitale des Nerviens à l'époque gallo-romaine
Implantés dans le centre de l’actuelle Belgique depuis le
IIème siècle avant J.C. (et peut-être même, mais c’est encore incertain, depuis
le Vème siècle avant J.C.), les Nerviens sont l’un des peuples que Jules César,
dans ses Commentaires de la Guerre des
Gaules, qualifie de « Belges ».
César établit une distinction entre ces « Belges »
et les Gaulois ou Celtes. Les renseignements qu’il collecte au cours de sa
campagne militaire en Gaule, lui font attribuer aux Belges une origine
germanique. Strabon, géographe grec contemporain de Jules César, ne dit pas
autre chose dans sa « Géographie ». Enfin, Tacite, historien romain,
confirme lui aussi l’origine germanique des Nerviens.
Les historiens belges du XIXème siècle sont unanimes à
reconnaître cette origine germanique. Mais, curieusement (ou non), les
historiens belges du XXème siècle se montrent tout à coup convaincus d’une
origine celtique de ces Nerviens. Pour des raisons peut-être « politiques »…
Qu’il y ait eu un peuplement gaulois (et donc celtique) de l’actuelle
Belgique, cela ne fait pas grand doute. Mais ce peuplement est antérieur à l’arrivée
des Nerviens (ainsi d’ailleurs que de l’arrivée d’autres groupes « belges »,
tels que les Trévires, les Aduatuques, les Eburons, etc, eux aussi d’origine
germanique). Ces Gaulois installés dans l’actuelle Belgique furent chassés ou
absorbés par les « Belges ».
Le but du présent article, à travers l’exemple des Nerviens cité
précisément par Tacite, est de souligner et de faire ressortir – comme cela a
déjà été fait dans d’autres articles de La
Belgique des Quatre Vents – l’impact de la culture germano-scandinave, ou « nordique »,
en Belgique.
La « politique » ou les passions celtisantes contemporaines
n’y trouveront peut-être pas leur compte. Nous ne nous en excuserons pas,
préférant dire les choses qui sont, plutôt que les choses « qui auraient
dû être ».
Le document qui suit, « La Germanie », de Tacite,
nous donne un aperçu – sans doute incomplet d’ailleurs – de ce qu’était le
monde germanique vers le Ier siècle de notre ère.
Charles Saint-André
*
L A G E R M A N I E
Tacite
I. La Germanie est séparée des Gaules, de la Rhétie et de la
Pannonie (1) par le Rhin et le Danube, des Sarmates et des Daces (2) par une
crainte mutuelle ou des chaînes de montagnes. Le reste est environné de
l'Océan, dont les rivages forment de grandes sinuosités, et qui enferme des
îles spacieuses (3), séjour nouvellement découvert de nations et de rois que la
guerre nous a révélés. Le Rhin, tombant d'un sommet rapide et inaccessible des
Alpes rhétiques, fait un léger détour vers l'occident, puis va se mêler à
l'océan Septentrional. Le Danube, versé par la pente doucement inclinée du mont
Abnoba (4), visite un plus grand nombre de peuples, et se décharge enfin par
six bouches dans la mer du Pont : un septième bras se perd dans des marais.
1. La Rhétie s'étendait
depuis les sources du Danube jusqu'à l'Inn, et comprenait ainsi une partie du
Wurtemberg et toute la Bavière méridionale. La Pannonie, aussi sur la rive
droite du Danube, répond en partie à l'Autriche et à la Hongrie actuelles. La
Germanie s'étendait donc moins au midi que l'Allemagne moderne, puisqu'elle
s'arrêtait au Danube ; mais elle s'avançait beaucoup plus vers le nord, puisque
Tacite y comprend la Scandinavie et plusieurs pays à l'est de la Baltique.
2. Les Daces, peuple
de la famille des Thraces, habitaient au nord du Danube et à l'orient de la
Germanie, dons ils étaient séparés par une branche des monts Carpates. Au nord
des Daces étaient les Sarmates, nation slave, qui s'étendait, d'un côté, le
long de la Vistule, jusqu'à la mer Baltique ; de l'autre, jusqu'au Tanaïs et au
Volga, occupant ainsi la Pologne et une partie de la Russie.
3. Les îles du
Danemark et toute la Scandinavie, qui, mal connue alors, passait pour une île.
4. Cette montagne,
appelée encore aujourd'hui Abenauer Gebirge, fait partie de la forêt Noire.
II. Quant à la population, je suis porté à la croire
indigène et moins mélangée qu'ailleurs par l'établissement ou le passage de
races étrangères. Ce n'était pas en effet par terre, mais par mer que se
faisaient les anciennes migrations, et rarement des vaisseaux de nos contrées
remontent pour ainsi dire cet immense et lointain Océan. Aussi bien, sans
compter les périls d'une mer orageuse et inconnue, qui voudrait quitter l'Asie,
l'Afrique ou l'Italie, pour le pays affreux des Germains, leur ciel âpre, leur
sol enfin, dont la culture et l'aspect attristent les regards, à moins que ce
ne soit la patrie ? D'anciennes poésies, leurs seuls monuments historiques,
célèbrent le dieu Tuiston, né de la Terre, et son fils Mannus, comme les pères
et les fondateurs de la nation. Ils donnent à Mannus trois fils, dont les noms
firent appeler Ingévones les plus voisins de l'Océan, Herminones ceux de
l'intérieur, et les autres Istévones (1). Plusieurs, usant du privilège que
donne l'éloignement des temps, multiplient les enfants du dieu et les peuples
dont la nation se compose, et qu'ils appellent Marses, Gambriviens, Suèves,
Vandales. Ce sont même là selon eux les anciens et véritables noms ; celui de
Germanie est moderne et ajouté depuis peu. Les premiers qui passèrent le Rhin
et chassèrent les Gaulois, et qui maintenant se nomment Tongres, se nommèrent
alors Germains. Ce nom, borné d'abord à une simple tribu, s'étendit peu à peu,
et, créé par la victoire pour inspirer plus de crainte, il fut bientôt adopté
par la nation tout entière. On prétend aussi qu'ils ont eu leur Hercule, et de
tous les héros c'est le premier qu'ils chantent avant d'aller au combat.
1. Les Ingévones
habitaient le long de l'Océan, jusqu'au Jutland. Pline compte parmi eux les
Cimbres, les Teutons, les Cauques. Il place les Istévones auprès du Rhin. Il
range parmi les Herminones, les Suèves, les Hermondures, les Cattes, les
Chérusques.
III. Ils ont un autre chant, appelé bardit, par lequel ils
excitent leur courage, et d'où ils augurent quel succès aura la bataille ; car
ils tremblent ou font trembler, selon la manière dont l'armée a entonné le
bardit. Et ce chant semble moins une suite de paroles que le bruyant concert de
l'enthousiasme guerrier. On s'attache à le former des plus rudes accents, de
sons rauques et brisés, en serrant le bouclier contre la bouche, afin que la
voix répercutée s'échappe plus forte et plus retentissante. Quelques-uns
prétendent que, dans le cours de ses longues et merveilleuses aventures, Ulysse,
porté jusque sur cet océan, aborda aux terres de Germanie, et que la ville
d'Asciburgium (1), située sur le Rhin et qui subsiste encore, lui doit son
origine et son nom. On ajoute qu'un autel consacré à Ulysse, et sur lequel on
lit aussi le nom de Laerte, fut trouvé jadis au même lieu, et que des monuments
et des tombeaux, avec des inscriptions en caractères grecs, existent encore
aujourd'hui sur les confins des Germains et des Rhètes. Je n’ai dessein ni
d'appuyer ni de combattre ces assertions ; chacun peut à son gré les rejeter ou
les croire.
1. Asburg (ou Asberg)
près de Moers, sur le Rhin.
IV. Du reste je me range à l'avis de ceux qui pensent que le
sang des Germains ne fut jamais altéré par des mariages étrangers, que c'est
une race pure, sans mélange, et qui ne ressemble qu'à elle-même. De là cet air
de famille qu'on remarque dans cette immense multitude d'hommes : des yeux
bleus et farouches ; des cheveux roux ; des corps d'une haute stature et
vigoureux pour un premier effort, mais peu capables de travail et de fatigues,
et, par un double effet du sol et du climat, résistant aussi mal à la soif et à
la chaleur qu'ils supportent facilement le froid et la faim.
V. Le pays, quoique offrant des aspects divers, est en
général hérissé de forêts ou noyé de marécages, plus humide vers les Gaules,
plus battu des vents du côté de la Norique (1) et de la Pannonie. Favorable aux
grains, il repousse les arbres à fruits. Le bétail y abonde, mais l'espèce en
est petite ; les boeufs même y semblent dégénérés, et leur front est privé de
sa parure. On aime le grand nombre des troupeaux ; c'est la seule richesse des
Germains, le bien qu'ils estiment le plus. Les dieux (dirai-je irrités ou
propices ?) leur ont dénié l'or et l'argent. Je n'affirmerais pas cependant qu'aucune
veine de leur terre ne recèle ces métaux : qui pensa jamais à les y chercher ?
Ces peuples sont loin d'attacher à leur usage et à leur possession les mêmes
idées que nous. On voit chez eux des vases d'argent donnés en présent à leurs
ambassadeurs et à leurs chefs : ils les prisent aussi peu que si c'était de
l'argile. Toutefois les plus voisins de nous tiennent compte de l'argent et de
l'or, comme utiles au commerce. Ils connaissent et distinguent quelques-unes de
nos monnaies. Ceux de l'intérieur, plus fidèles à l'antique simplicité,
trafiquent par échange. Les espèces préférées sont les pièces anciennes et
depuis longtemps connues, comme les serrati et les bigati (2). L'argent est
aussi plus recherché que l'or ; et le goût n'est pour rien dans cette préférence
: elle vient de ce que la monnaie d'argent est plus commode pour des hommes qui
n'achètent que des objets communs et de peu de valeur.
1. Le Noricum (ou la
Norique) s'étendait, dit d'Anville, le long de la rive méridionale du Danube,
depuis l'embouchure de l'lnn jusqu'au mont Cétius, qui s'enfonce dans un coude
que forme le Danube, peu au-dessus de la position de Vienne. Embrassant la
partie supérieure du cours de la Drave, et comprenant ce qui compose
aujourd'hui la Carinthie et la Styrie, il était borné vers le midi par le
sommet des Alpes. Le Noricum devint une province romaine sous le règne
d'Auguste.
2. Pièces d'argent
dentelées comme une scie, serrati, ou portant l'empreinte d'un char à deux
chevaux, bigati.
VI. Le fer même n'abonde pas chez eux, si l'on en juge par
leurs armes. Peu font usage de l'épée ou de la grande lance. Ils portent des
piques, ou, comme ils les appellent, des framées à fer étroit et court. Cette
arme est fort acérée et si maniable qu'ils s'en servent, suivant l'occasion, de
près comme de loin. Les cavaliers se contentent du bouclier et de la framée ;
les gens de pied ont de plus des javelots ; chaque homme en lance plusieurs et
à d'immenses distances. Ils sont nus ou couverts d'un léger sayon : ils ne font
point leur gloire de la parure ; seulement ils peignent leurs boucliers de
couleurs variées et choisies. On voit peu de cuirasses dans leurs armées, à
peine un ou deux casques. Leurs chevaux ne sont remarquables ni par la beauté
ni par la vitesse. On ne les dresse pas même comme chez nous aux évolutions :
ils les poussent en avant, ou, pour toute manoeuvre ils les font tourner à
droite, mais avec tant d'ensemble, que pas un ne reste en arrière. En général,
c'est l'infanterie qui fait leur force ; aussi dans les combats en mêlent-ils
avec la cavalerie. Des hommes capables de suivre à pied la rapidité des chevaux
sont choisis pour ce service dans toute la jeunesse, et placés à la première
ligne. Le nombre en est fixé ; il est de cent par canton. On les appelle même
les cent ; et, de simple expression d'un nombre, ce mot est devenu un nom et un
titre d'honneur. Leur ordre de bataille est le coin. Reculer, pourvu qu'on
revienne à la charge, leur semble prudence plutôt que lâcheté. Même dans les
défaites, ils emportent leurs morts. Le comble du déshonneur est d'avoir quitté
son bouclier : l'homme souillé de cette tache ne peut assister aux sacrifices,
ni entrer au conseil public ; et souvent on en vit, sauvés du combat,
s'étrangler eux-meures pour finir leur opprobre.
VII. Dans le choix des rois, ils ont égard à la naissance ;
dans celui des généraux, à la valeur : et les rois n'ont point une puissance
illimitée ni arbitraire ; les généraux commandent par l'exemple plus que par
l'autorité. S'ils sont actifs, toujours en vue, toujours au premier rang,
l'admiration leur assure l'obéissance. Du reste, punir, emprisonner, frapper
même n'est permis qu'aux prêtres ; ainsi les châtiments perdent leur amertume,
et ils semblent ordonnés, non par le chef, mais par le dieu que ces peuples
croient présider aux batailles. Ils ont des images et des étendards qu'ils
tirent de leurs bois sacrés et portent dans les combats. Mais le principal
aiguillon de leur courage, c'est qu'au lieu d'être un assemblage formé par le
hasard, chaque bande d'hommes à cheval, chaque triangle d'infanterie, est
composé de guerriers unis par les liens du sang et de la famille. Et les objets
de leur tendresse sont près d'eux ; ils peuvent entendre les hurlements
plaintifs de leurs femmes, les cris de leurs enfants : ce sont là pour chacun
les témoins les plus respectables, les plus dignes panégyristes. On rapporte
ses blessures à une mère, à une épouse ; et celles-ci ne craignent pas de
compter les plaies, d'en mesurer la grandeur. Dans la mêlée, elles portent aux
combattants de la nourriture et des exhortations.
VIII. On a vu, dit-on, des armées chancelantes et à demi
rompues, que des femmes ont ramenées à la charge par l'obstination de leurs
prières, en présentant le sein aux fuyards, en leur montrant devant elles la
captivité, que les Germains redoutent bien plus vivement pour leurs femmes que
pour eux-mêmes. Ce sentiment est tel, que les cités dont la foi est le mieux
assurée sont celles dont on a exigé, parmi les otages, quelques filles de
distinction. Ils croient même qu'il y a dans ce sexe quelque chose de divin et
de prophétique : aussi ne dédaignent-ils pas ses conseils, et font-ils grand
cas de ses prédictions. Nous avons vu, sous Vespasien, Véléda honorée de la
plupart comme une divinité. Plus anciennement, Aurinie et beaucoup d'autres
reçurent leurs adorations; et ce n'était point flatterie : ils ne s'imaginaient
pas faire des déesses.
IX. Parmi les dieux, le principal objet de leur culte est
Mercure (1), auquel ils croient devoir à certains jours immoler des victimes
humaines. Ils apaisent Hercule (2) et Mars (3) par des offrandes moins
barbares. Une partie des Suèves sacrifie aussi à Isis. Je ne trouve ni la cause
ni l'origine de ce culte étranger. Seulement la figure d'un vaisseau, qui en
est le symbole, annonce qu'il leur est venu d'outre-mer. Emprisonner les dieux
dans des murailles, ou les représenter sous une forme humaine, semble aux
Germains trop peu digne de la grandeur céleste. Ils consacrent des bois
touffus, de sombres forêts ; et, sous les noms de divinités, leur respect adore
dans ces mystérieuses solitudes ce que leurs yeux: ne voient pas.
1. Les Romaines, dont
Tacite, identifiaient leur dieu Mercure au dieu germanique Wotan ou Woden (Odin
en Scandinavie), dont il est donc question dans le texte de la « Germanie »
2. C’est-à-dire Donar
(Thor en Scandinavie)
3. C’est-à-dire Teuth
(Tyr en Scandinavie)
X. Il n'est pas de pays où les auspices et la divination
soient plus en crédit. Leur manière de consulter le sort est très simple : ils
coupent une baguette à un arbre fruitier, et la divisent en plusieurs morceaux
qu'ils marquent de différents signes, et qu'ensuite ils jettent pêle-mêle sur
une étoffe blanche. Le prêtre de la cité, si c'est l'État qui consulte, le père
de famille lui-même, si ce sont des particuliers, invoque les dieux, et,
regardant le ciel, il lève trois fois chaque morceau, et fait son pronostic
d'après le signe dont il est empreint. Si le sort veut qu'on s'abstienne, on ne
consulte plus de tout le jour sur la même affaire ; s'il permet d'agir, on
exige encore que les auspices confirment sa réponse : car on sait aussi, chez
ces peuples, interroger le chant et le vol des oiseaux. Un usage qui leur est
particulier, c'est de demander même aux chevaux des présages et des
révélations. L'État nourrit, dans les bocages et les forêts dont j'ai parlé,
des chevaux blancs que n'avilit jamais aucun travail profane. On les attelle au
char sacré, et le prêtre, avec le roi ou le chef de la cité, les accompagne en
observant leurs hennissements et le bruit de leurs naseaux. Il n'est pas
d'augure plus décisif, non seulement pour le peuple, mais pour les grands, mais
pour les prêtres, qui croient que ces animaux sont les confidents des dieux,
dont eux ne sont que les ministres. Ils emploient encore une autre espèce de
divination, quand ils veulent connaître quel sera le succès d'une grande
guerre. Ils se procurent, de quelque manière que ce soit, un prisonnier de la
nation ennemie, et, le mettant aux prises avec un guerrier choisi parmi eux,
ils les font battre chacun avec les armes de son pays. La victoire de l'un ou de
l'autre est regardée comme un pronostic.
XI. Les petites affaires sont soumises à la délibération des
chefs ; les grandes à celle de tous. Et cependant celles mêmes dont la décision
est réservée au peuple sont auparavant discutées par les chefs. On se rassemble,
à moins d'un événement subit et imprévu, à des jours marqués, quand la lune est
nouvelle, ou quand elle est dans son plein ; ils croient qu'on ne saurait
traiter les affaires sous une influence plus heureuse. Ce n'est pas, comme chez
nous, par jours, mais par nuits, qu'ils calculent le temps ; ils donnent ainsi
les rendez-vous, les assignations : la nuit leur paraît marcher avant le jour.
Un abus naît de leur indépendance ; c'est qu'au lieu de se rassembler tous à la
fois, comme s'ils obéissaient à un ordre, ils perdent deux ou trois jours à se
réunir. Quand l'assemblée paraît assez nombreuse, ils prennent séance tout
armés. Les prêtres, à qui est remis le pouvoir d'empêcher le désordre,
commandent le silence. Ensuite le roi, ou celui des chefs que distingue le plus
son âge, ou sa noblesse, ou ses exploits, ou son éloquence, prend la parole et
se fait écouter par l'ascendant de la persuasion, plutôt que par l'autorité du
commandement. Si l'avis déplaît, on le repousse par des murmures ; s'il est approuvé,
on agite les framées. Ce suffrage des armes est le signe le plus honorable de
leur assentiment.
XII. On peut aussi accuser devant le conseil public ; et y
poursuivre des affaires capitales. Les peines varient suivant les délits. On
pend à un arbre les traîtres et les transfuges ; les lâches, ceux qui fuient
les combats ou qui dégradent leur sexe, sont plongés dans la fange d'un
bourbier, et noyés sous une claie. Cette diversité de supplices tient à
l'opinion qu'il faut, en punissant, montrer le crime et cacher l'infamie. Il y
a, pour les fautes plus légères, des châtiments proportionnés. Le coupable paye
une amende en chevaux ou en bétail ; une partie est livrée au roi ou à la cité,
le reste à l'offensé ou à sa famille. On choisit dans ces mêmes assemblées des
chefs qui rendent la justice dans les cantons et les villages. Ils ont chacun
cent assesseurs tirés du peuple, qui leur servent de conseil et ajoutent à
l'autorité de leurs jugements.
XIII. Ils ne traitent aucune affaire publique ni
particulière sans être armés ; mais nul Germain ne porte les armes, que la cité
ne l'en ait reconnu capable. Alors un des chefs, ou le père du jeune homme, ou
un de ses parents, le décore, en pleine assemblée, de la framée et du bouclier.
C'est là sa robe virile ; ce sont là ses premiers honneurs : auparavant il
était membre d'une famille, il devient membre de l'État. Une naissance
illustre, ou les services éclatants d'un père, donnent à quelques-uns le rang
de prince dès la plus tendre jeunesse ; les autres s'attachent à des chefs dans
la force de l'âge et dès longtemps éprouvés ; et ce rôle de compagnon n'a rien
dont on rougisse. Il a même ses distinctions, réglées sur l'estime du prince
dont on forme la suite. Il existe entre les compagnons une émulation singulière
à qui tiendra la première place auprès de son prince ; entre les princes, à qui
aura le plus de compagnons et les plus courageux. C'est la dignité, c'est la
puissance, d'être toujours entouré d'une jeunesse nombreuse et choisie ; c'est
un ornement dans la paix, un rempart dans la guerre. Et celui qui se distingue
par le nombre et la bravoure de son escorte devient glorieux et renommé non
seulement dans sa patrie, mais encore dans les cités voisines. On le recherche
par des ambassades ; on lui envoie des présents ; souvent son nom seul fait le
succès d'une guerre.
XIV. Sur le champ de bataille, il est honteux au prince
d'être surpassé en courage ; il est honteux à la troupe de ne pas égaler le
courage de son prince. Mais un opprobre dont la flétrissure ne s'efface jamais,
c'est de lui survivre et de revenir sans lui du combat. Le défendre, le couvrir
de son corps, rapporter à sa gloire ce qu'on fait soi-même de beau, voilà le
premier serment de cette milice. Les princes combattent pour la victoire, les
compagnons pour le prince. Si la cité qui les vit naître languit dans
l'oisiveté d'une longue paix, ces chefs de la jeunesse vont chercher la guerre
chez quelque peuple étranger : tant cette nation hait le repos ! D'ailleurs on s'illustre plus facilement dans
les hasards, et l'on a besoin du règne de la force et des armes pour entretenir
de nombreux compagnons. Car ce cheval de bataille, cette sanglante et
victorieuse framée, sont un tribut levé sur la générosité du prince. Sa table,
d'une somptuosité grossière, mais dispendieuse, tient lieu de solde. La source
de sa munificence est dans le pillage et les guerres. Vous leur persuaderiez
bien moins de labourer la terre et d'attendre l'année, que d'appeler des
ennemis et de chercher des blessures. C'est à leurs yeux paresse et lâcheté que
d'acquérir par la sueur ce qu'ils peuvent se procurer par le sang.
XV. Le temps qu'ils ne donnent pas à la guerre, ils en
passent un peu à chasser, beaucoup à manger et à dormir, sans s'occuper de
rien. On voit les plus braves et les plus belliqueux, abandonnant à des femmes,
à des vieillards, aux plus faibles de la famille, le soin de la maison, des
pénates et des champs, languir eux-mêmes oisifs et désoeuvrés : étrange
contradiction de caractère, que les mêmes hommes puissent à ce point aimer
l'inaction et haïr le repos ! Il est d'usage que les cités offrent à leurs
chefs un don en troupeaux et en grains, auquel on contribue par tête, et qui,
reçu comme un honneur, subvient aussi à leurs dépenses. Mais rien ne flatte
plus ces chefs que les présents qui leur sont envoyés des pays voisins par les
particuliers ou par l'État, comme des coursiers choisis, des armes d'une grande
dimension, des harnais, des colliers. Nous leur avons même appris à recevoir de
l'argent.
XVI. On sait assez que les Germains ne bâtissent point de
villes ; ils ne souffrent pas même d'habitations réunies. Leurs demeures sont
éparses, isolées, selon qu'une fontaine, un champ, un bocage, ont déterminé
leur choix. Leurs villages ne sont pas, comme les nôtres, formés d'édifices
contigus : chacun laisse un espace vide autour de sa maison, soit pour prévenir
le danger des incendies, soit par ignorance dans l'art de bâtir. Ils
n'emploient ni pierres ni tuiles ; ils se servent uniquement de bois brut, sans
penser à la décoration ni à l'agrément. Toutefois ils enduisent certaines
parties d'une terre fine et luisante, dont les veines nuancées imitent la
peinture. Ils se creusent aussi des souterrains, qu'ils chargent en dessus
d'une épaisse couche de fumier. C'est là qu'ils se retirent l'hiver, et qu'ils
déposent leurs grains. Ils y sentent moins la rigueur du froid ; et, si
l'ennemi fait une incursion, il pille les lieux découverts, tandis que cette
proie cachée sous la terre reste ignorée de lui, ou le déroute par les recherches
mêmes qu'il fait pour la trouver.
XVII. Ils ont tous pour vêtement un sayon qu'ils attachent
avec une agrafe, ou, à défaut d'agrafe, avec une épine. A cela près ils sont
nus, et passent les journées entières auprès de leur foyer. Les plus riches se distinguent
par un habillement, non pas flottant comme chez les Sarmates et les Parthes,
mais serré et qui marque toutes les formes. Ils portent aussi des peaux de
bêtes, plus grossières vers le Rhin, plus recherchées dans l'intérieur, où le
commerce ne fournit point d'autre parure. Là on choisit les animaux, et, pour
embellir leur dépouille, on la parsème de taches et on la bigarre avec la peau
des monstres que nourrissent les plages inconnues du plus lointain Océan.
L'habillement des femmes ne diffère pas de celui des hommes, excepté qu'elles
se couvrent le plus ordinairement de tissus de lin relevés par un mélange de
pourpre, et que la partie supérieure de leur vêtement ne s'étend point pour
former des manches : elles ont les bras nus jusqu'à l'épaule ; leur sein même
est en partie découvert.
XVIII. Toutefois en ce pays les mariages sont chastes, et il
n'est pas de trait dans leurs moeurs qui mérite plus d'éloges. Presque seuls
entre les barbares ils se contentent d'une femme, hormis un très petit nombre de
grands qui en prennent plusieurs, non par esprit de débauche, mais parce que
plusieurs familles ambitionnent leur alliance. Ce n'est pas la femme, c'est le
mari qui apporte la dot. Le père et la mère, ainsi que les proches, assistent à
l'entrevue et agréent les présents. Ces présents ne sont point de ces
frivolités qui charment les femmes, ni rien dont puisse se parer la nouvelle
épouse. Ce sont des boeufs, un cheval tout bridé, un bouclier avec la framée et
le glaive. En présentant ces dons, on reçoit une épouse. Elle, de son côté,
donne aussi à l'époux quelques armes. C'est là le lien sacré de leur union,
leurs symboles mystérieux, leurs divinités conjugales. Pour que la femme ne se
croie pas dispensée des nobles sentiments et sans intérêt dans les hasards de
la guerre, les auspices mêmes qui président à son hymen l'avertissent qu'elle
vient partager des travaux et des périls, et que sa loi, en paix comme dans les
combats, est de souffrir et d'oser autant que son époux. C'est là ce que lui
annoncent les boeufs attelés, le cheval équipé, les armes qu'on lui donne. Elle
apprend comment il faut vivre, comment il faut mourir. Ce dépôt qu'elle
accepte, elle devra le rendre pur et honorable à ses enfants, de qui ses brus
le recevront pour le transmettre à ses petits-fils.
XIX. Aussi vivent-elles sous la garde de la chasteté, loin
des spectacles qui corrompent les moeurs, loin des festins qui allument les
passions. Hommes et femmes ignorent également les mystérieuses correspondances.
Très peu d'adultères se commettent dans une nation si nombreuse, et le
châtiment, qui suit de près la faute, est abandonné au mari. On rase la
coupable, on la dépouille, et, en présence des parents, le mari la chasse de sa
maison, et la poursuit à coups de verges par toute la bourgade. Quant à celle
qui prostitue publiquement son honneur, point de pardon pour elle : ni beauté,
ni âge, ni richesses ne lui feraient trouver un époux. Dans ce pays on ne rit
pas des vices ; corrompre et céder à la corruption ne s'appelle pas vivre selon
le siècle. Quelques cités, encore plus sages, ne marient que des vierges. La
limite est posée une fois pour toutes à l'espérance et au voeu de l'épouse ;
elle prend un seul époux, comme elle a un seul corps, une seule vie, afin que
sa pensée ne voie rien au-delà, que son coeur ne soit tenté d'aucun désir
nouveau, qu'elle aime son mariage et non pas un mari. Borner le nombre de ses
enfants, ou tuer quelqu'un des nouveau-nés, est flétri comme un crime : et les
bonnes moeurs ont là plus d'empire que n'en ont ailleurs les bonnes lois.
XX. L'enfance se ressemble dans toutes les maisons ; et
c'est au milieu d'une sale nudité que grandissent ces corps et ces membres dont
la vue nous étonne. Chaque mère allaite elle-même ses enfants, et ne s'en
décharge point sur des servantes et des nourrices. Le maître n'est pas élevé
plus délicatement que l'esclave ; ils vivent au milieu des mêmes troupeaux,
couchent sur la même terre, jusqu'à ce que l'âge mette l'homme libre à sa
place, et que la vertu reconnaisse les siens. Une longue ignorance de la
volupté assure aux garçons une jeunesse inépuisable. On ne hâte pas non plus le
mariage des filles : elles ont, comme leurs époux, la vigueur de l'âge, la
hauteur de la taille; et d'un couple assorti et robuste naissent des enfants également
vigoureux. Le fils d'une soeur est aussi cher à son oncle qu'à son père ;
quelques-uns pensent même que le premier de ces liens est le plus saint et le
plus étroit ; et, en recevant des otages, ils préfèrent des neveux, comme
inspirant un attachement plus fort, et intéressant la famille par plus
d'endroits. Toutefois on a pour héritiers et successeurs ses propres enfants,
et l'on ne fait pas de testament. Si l'on n'a pas d'enfants, les premiers
droits à l'héritage appartiennent aux frères, aux oncles paternels, aux oncles
maternels. Plus un Germain compte de proches et d'alliés, plus sa vieillesse
est entourée de respect : on ne gagne rien à être sans famille.
XXI. On est tenu d'embrasser les haines aussi bien que les
amitiés d'un père ou d'un parent. Du reste, ces haines ne sont pas inexpiables.
On rachète même l'homicide par une certaine quantité de gros et de menu bétail,
et la satisfaction est acceptée par la maison tout entière : politique d'autant
plus sage, que les inimitiés sont plus dangereuses dans l'état de liberté. Les
Germains aiment à donner des festins, et aucune nation n'exerce l'hospitalité
d'un coeur plus généreux. Fermer sa porte à un homme, quel qu'il soit,
semblerait un crime. Chacun offre à l'étranger une table aussi bien servie que
le permet sa fortune. Quand ses provisions sont épuisées, le premier hôte en
montre un second dans la maison voisine, et s'y rend de compagnie : les
arrivants n'étaient pas invités ; peu importe, ils n'en sont pas reçus avec
moins d'égards. Connus ou inconnus ont
les mêmes droits à l'hospitalité. Si l'hôte, en partant, demande quelque chose,
l'usage est de l'accorder ; on ne craint pas d'ailleurs de demander à son tour.
Ces présents font plaisir, mais on n'en exige pas de reconnaissance, non plus
qu'on ne croit en devoir. C'est un échange désintéressé de politesse.
XXII. Au sortir du sommeil, qu'ils prolongent souvent jusque
dans le jour, ils se baignent, ordinairement à l'eau chaude, l'hiver régnant
chez eux une grande partie de l'année. Après le bain, ils prennent un repas ;
chacun a son siège séparé et sa table particulière. Ensuite viennent les
affaires, souvent aussi les festins, et ils y vont en armes. Boire des journées
et des nuits entières n'est une honte pour personne. L'ivresse produit des querelles fréquentes,
qui se bornent rarement aux injures ; presque toujours elles finissent par des
blessures et des meurtres. D'un autre côté, la réconciliation des ennemis,
l'alliance des familles, le choix des chefs, la paix, la guerre, se traitent
communément dans les festins sans doute parce qu'il n'est pas de moment où les
âmes soient plus ouvertes aux inspirations de la franchise ou à l'enthousiasme
de la gloire. Cette nation simple et sans artifice découvre dans la libre gaîté
de la table les secrets que le coeur renfermait encore ; la pensée de chacun,
ainsi révélé et mise à nu, est discutée de nouveau le lendemain, et l'un et
l'autre temps justifie également son emploi : on délibère lorsqu'on ne saurait
feindre ; on décide quand on ne peut se tromper.
XXIII. Leur boisson est une liqueur faite d'orge ou de
froment (1), à laquelle la fermentation donne quelque ressemblance avec le vin.
Les plus voisins du fleuve ont aussi du vin, que leur procure le commerce.
Leurs aliments sont simples : des fruits sauvages, de la venaison fraîche, du
lait caillé. Ils apaisent leur faim sans nul apprêt, sans raffinements
délicats. Quant à la soif, ils sont moins tempérants ; si vous encouragez
l'ivresse en leur fournissant tout ce qu'ils voudront boire, leurs vices les
vaincront aussi facilement que vos armes.
1. La bière.
XXIV. Ils n'ont qu'un genre de spectacle, uniforme dans
toutes leurs réunions. Des jeunes gens, qui ont l'habitude de ce jeu, sautent
nus à travers les pointes menaçantes de glaives et de framées. L'exercice a
produit l'adresse, et de l'adresse est née la grâce. Et ici, nul espoir de
récompense :
l'unique salaire de ce périlleux divertissement, c'est le
plaisir des spectateurs. Ils connaissent les jeux de hasard, et (chose
étonnante) ils s'en font, même à jeun, la plus sérieuse occupation ; si
follement acharnés au gain ou à la perte, que, quand ils n'ont plus rien, ils
jouent encore, dans un dernier coup de dés, leur personne et leur liberté. Le
vaincu va lui-même se livrer à la servitude. Fût-il le plus jeune, fût-il le
plus robuste, il se laisse enchaîner et vendre. Tel est, dans un engagement
contre nature, leur fanatique résignation : eux l'appellent loyauté. On se
défait, par le commerce, des esclaves de cette espèce, pour se délivrer en même
temps de la honte d'une telle victoire.
XXV. Les autres esclaves ne sont pas classés comme chez
nous, et attachés aux différents emplois du service domestique. Chacun a son
habitation, ses pénates, qu'il régit à son gré. Le maître leur impose, comme à
des fermiers, une certaine redevance en blé, en bétail, en vêtements ; là se
borne la servitude. Les soins intérieurs de la maison appartiennent à la femme
et aux enfants. Frapper ses esclaves, ou les punir par les fers ou un travail
forcé, est chose rare. On les tue quelquefois, non par esprit de discipline et
de sévérité, mais dans un mouvement de colère, comme on tue un ennemi, à cela
près que c'est impunément. Les affranchis ne sont pas beaucoup au-dessus des
esclaves. Rarement ils ont de l'influence dans la maison ; jamais ils n'en ont
dans l'État. J'excepte les nations soumises à des rois ; là ils s'élèvent
au-dessus des hommes nés libres, au-dessus même des nobles. Ailleurs,
l'abaissement des affranchis est une preuve de liberté.
XXVI. Exercer l'usure et l'appliquer à son produit même, est
une pratique ignorée des Germains, et cette ignorance vaut mieux qu'une défense
expresse. Chaque tribu en masse occupe tour à tour le terrain qu'elle peut
cultiver, et le partage selon les rangs. L'étendue des campagnes facilite cette
répartition. Ils changent de terres tous les ans, et ils n'en manquent jamais.
C'est que l'homme ne s'évertue pas à épuiser le sol et à rétrécir l'espace,
pour le plaisir de planter des vergers, d'enclore des prairies, d'arroser des
jardins : ils ne demandent à la terre que des moissons. Aussi l'année même
n'est-elle pas divisée en autant de saisons que chez nous. L'hiver, le
printemps, l'été, ont un sens pour eux, et sont
nommés dans leur langue. Quant à l'automne, ils en ignorent également le
nom et les présents.
XXVII. Nul faste dans leurs funérailles : seulement on
observe de brûler avec un bois particulier le corps des hommes illustres. On
n'entasse sur le bûcher ni étoffes ni parfums ; on n'y met que les armes du
mort ; quelquefois le cheval est brûlé avec son maître. On dresse pour tombeau
un tertre de gazon : ces pompeux monuments que l'orgueil élève à grands frais
leur sembleraient peser sur la cendre des morts. Ils donnent peu de temps aux
lamentations et aux larmes, beaucoup à la douleur et aux regrets : ils croient
que c'est aux femmes de pleurer, aux hommes de se souvenir. Voilà ce que j'ai
appris sur l'origine et les moeurs des Germains en général. Je vais parler
maintenant des institutions et des coutumes particulières aux différentes
nations, et dire quels peuples sont passés de la Germanie dans les Gaules.
XXVIII. Le meilleur de tous les garants, Jules César,
témoigne que les Gaules eurent leur époque de supériorité, et l'on peut croire
que des Gaulois passèrent aussi en Germanie. Une simple rivière eût-elle
empêché la nation dominante de changer de demeures et d'aller occuper des
terres ouvertes, où aucun royaume n'avait encore affermi sa puissance et tracé
ses limites ? C'est ainsi qu'entre la forêt Hercynienne, le Rhin et le Mein,
s'établirent les Helvétiens et plus loin les Boïens, sortis comme eux de la
Gaule. Le nom de Bohème subsiste encore, comme un vieux souvenir de leur
séjour, quoique le pays ait changé d'habitants. Mais les Aravisques de Pannonie
sont-ils une colonie d'Oses (1) , peuple germanique, ou les Oses sont-ils des
Aravisques transplantés en Germanie ? La
conformité de langage, d'institutions, de moeurs, laisse la chose en doute ;
d'autant plus que, également pauvres, également libres, ils trouvaient des deux
côtés du Danube mêmes biens et mêmes maux. Les Trévires et les Nerviens (2)
sont les premiers à se dire issus des Germains, et à s'en faire honneur, comme
d'une origine dont la gloire les sépare des Gaulois et les absout de la lâcheté
reprochée à ceux-ci. Quant à la rive même du Rhin ; elle est habitée par des
peuples évidemment germains, les Vangions, les Triboques, les Némètes (3). Les
Ubiens le sont aussi ; et, quoique ayant mérité d'être colonie romaine, quoique
aimant à s'appeler Agrippiniens, du nom de leur fondatrice (4), ils ne
rougissent pas de cette origine. Ils passèrent anciennement le Rhin, et, sur la
preuve acquise de leur fidélité, ils furent placés au bord même du fleuve,
comme défenseurs et non comme prisonniers.
1. Tacite, au chap.
XLIII, dit positivement que les Oses sont de race pannonienne ; on ne sait rien
de plus de cette peuplade. Quant aux Aravisques, Pline les place sur les bords
de la Drave et de la Save, en Pannonie.
2. Les premiers, comme
le nom même l'indique, occupaient le pays de Trèves et s'étendaient de la Meuse
jusqu'au Rhin. Les autres habitaient la partie de la Gaule Belgique où sont
aujourd'hui Cambrai et Tournai.
3. Selon d'Anville,
les Triboci habitaient vers Strasbourg ; puis, en descendant le Rhin, venaient
les Nemetes ; enfin, du côté de Spire et de Worms, les Vangiones.
4. Ce fut Agrippine,
fille de Germanicus et femme de Claude, qui établit une colonie romaine dans la
ville des Ubiens, nommée aujourd'hui Cologne.
XXIX. La plus intrépide de toutes ces nations, les Bataves
(1), sans tenir beaucoup de place sur la rive du fleuve, en occupent une île.
Ce fut jadis une tribu de Cattes, qui, chassée par une sédition domestique, se
réfugia dans ce pays, où elle devait un jour faire partie de notre empire. Un
beau privilège atteste et honore leur ancienne alliance : ils ne sont ni flétris
par des impôts, ni écrasés par des publicains. Exempts de charges et de
contributions, uniquement destinés aux combats, on les garde, comme on garde du
fer et des armes, pour s'en servir à la guerre. Les Mattiaques (2) nous
obéissent au même titre ; car la grandeur du peuple romain a étendu jusqu'au
delà du Rhin et de ses frontières anciennes le respect de ses lois. Les
demeures et le territoire des Mattiaques sont sur l'autre rive, leurs âmes et
leurs coeurs sont avec nous : du reste, ils ressemblent aux Bataves si ce n'est
que l'énergie du sol et du climat natal leur donne un esprit plus belliqueux.
Je ne compterai pas au nombre des peuples germains, quoiqu'ils habitent au delà
du Rhin et du Danube, ceux qui exploitent les terres Décumates (3). Des aventuriers
gaulois, animés de l'audace qu'inspire la misère, s'établirent sur ce terrain
d'une propriété indécise. Bientôt une barrière fut élevée, nos postes furent
portés en avant ; et ce pays, enclos dans nos limites, fait aujourd'hui partie
d'une province.
1. On ignore à quelle
époque eut lieu leur migration : César les trouva déjà établis entre la Meuse
et le Vahl, qui est un bras du Rhin.
2. Ce peuple habitait
de l'autre côté du Rhin, sur les bords de la Lahn, du Mein et de l'Éder.
3. Le nom de champs Décumates
est évidemment synonyme de decumanus ager, employé par Cicéron pour désigner
les terres qui devaient aux Romains la dîme de leurs fruits. Brottier et
Labletterie, d'après Schoepflin (Alsalia illustrata), étendent ce pays jusqu'à
la rive septentrionale du haut Danube, de sorte qu'il contiendrait une partie
du duché de Bade, le Wurtemberg et la Souabe.
XXX. Au-delà sont les Cattes (1), qui commencent aux
hauteurs de la forêt Hercynienne, et habitent des campagnes moins ouvertes et
moins marécageuses que les autres contrées de la Germanie. Les collines se
prolongent en effet, en s'abaissant insensiblement, et la forêt elle-même suit
fidèlement les Cattes, et ne les abandonne qu'à leurs frontières. Ils ont, plus
que d'autres, le corps robuste, les membres nerveux, le visage menaçant, une
grande vigueur d'âme. Leur intelligence et leur finesse étonnent dans des
Germains. Ils savent se choisir des chefs, écouter ceux qu'ils ont choisis,
garder leurs rangs, comprendre les occasions, différer une attaque, profiter du
jour, se retrancher la nuit, se défier de la fortune, attendre tout de la
valeur, et, ce qui est très rare et ne peut être que le fruit de la discipline,
compter sur le général plus que sur l'armée. Toute leur force est dans
l'infanterie, qu'ils chargent, outre ses armes, d'outils en fer et de
provisions. Les autres barbares vont au combat ; les Cattes vont à la guerre.
Ils font peu d'excursions, évitent les rencontres fortuites. Ce n'est guère en
effet qu'à des troupes à cheval qu'il appartient de brusquer la victoire et de
précipiter la retraite : trop de vitesse ressemble à de la peur; une lenteur
circonspecte est plus près du courage.
1. Les Catti ou
Chatti, dit Malte-Brun, t. I, p. 249, occupaient la Hesse et le pays de Fulde
et d'Hanau, avec une partie de la Franconie.
XXXI. Un usage adopté quelquefois chez les autres Germains
par la bravoure individuelle, est devenu chez les Cattes une loi générale : ils
se laissent croître, dès l'âge de puberté, la barbe et les cheveux, et ne
dépouillent cet aspect sauvage qu'après s'être déliés, en tuant un ennemi, du
voeu qu'ils ont fait à la vertu guerrière de le garder jusque-là. C'est sur le
sang et les dépouilles qu'ils se découvrent le front ; alors seulement ils
croient avoir acquitté le prix de leur naissance, et se présentent à la patrie,
à un père, comme leurs dignes enfants. Le lâche qui fuit la guerre conserve cet
extérieur hideux. Il est des braves qui prennent en outre un anneau de fer
(signe d'ignominie chez cette nation), et le portent comme une chaîne, jusqu'à
ce qu'ils se rachètent par la mort d'un ennemi. La plupart des Cattes aiment à
paraître avec ce symbole. Ils blanchissent sous d'illustres fers, qui les
signalent également aux ennemis et à leurs frères. Ils ont le privilège de
commencer tous les combats ; c'est d'eux qu'est toujours formée la première
ligne, dont le coup d'oeil étonne ; car ces visages farouches ne s'adoucissent
même pas dans la paix. Aucun de ces guerriers n'a ni maison, ni terre, ni souci
de chose au monde. Ils se rendent chez le premier venu et s'y font nourrir,
prodigues du bien d'autrui, indifférents au leur, jusqu'à ce que la vieillesse
glacée leur interdise une si rude vertu.
XXXII. Tout près des Cattes, les Usipiens et les Tenctères
habitent sur le Rhin (1), qui à cet endroit coule encore dans un lit assez fixe
pour servir de limite. Aux autres mérites des guerriers, les Tenctères
unissent, par excellence, l'art de combattre à cheval, et l'infanterie des
Cattes n'est pas plus renommée que la cavalerie des Tenctères. Les ancêtres ont
donné l'exemple ; les descendants s'y conforment. Monter à cheval est
l'amusement de l'enfance ; c'est toute l'émulation des jeunes gens ; c'est
encore l'exercice des vieillards. Les chevaux sont une propriété qui se
transmet ainsi que les esclaves, les pénates, les droits de la succession ; un
des fils en hérite, non le plus âgé, comme des autres biens, mais le plus
intrépide à la guerre et le meilleur cavalier.
1. Sur le Bas-Rhin, en
face et au-dessous de Cologne.
XXXIII. Après les Tenctères se trouvaient les Bructères (1),
remplacés maintenant par les Chamaves et les Angrivariens : car les Bructères,
viennent, dit-on, d'être chassés et anéantis par une ligue des nations
voisines, qu'a soulevée contre eux la haine de leur orgueil, ou l'appât du
butin, ou peut-être une faveur particulière des dieux envers nous. Et le ciel
ne nous a pas même envié le spectacle du combat : soixante mille hommes sont
tombés, non sous le fer et les coups des Romains, mais, ce qui est plus
admirable, devant leurs yeux et pour leur amusement. Puissent, ah ! puissent
les nations, à défaut d'amour pour nous, persévérer dans cette haine
d'elles-mêmes, puisque, au point où les destins ont amené l'empire, la fortune
n'a désormais rien de plus à nous offrir que les discordes de l'ennemi.
1. Ce peuple occupait la partie basse de la
Westphalie, entre l'Ems et la Lippe.
XXXIV. Les Angrivariens et les Chamaves ont derrière eux les
Dulgibins, les Chasuares (1) et d'autres nations peu connues ; par devant ils
s'appuient sur les Frisons (2). On divise les Frisons en grands et petits,
selon la force de leurs cités. Leur pays est bordé par le Rhin et va jusqu'à la
mer, embrassant des lacs immenses, où naviguèrent aussi des flottes romaines.
Nous avons même tenté par cet endroit les routes de l'Océan, et la renommée a
publié qu'il existait dans ces régions d'autres colonnes d'Hercule ; soit qu'en
effet Hercule ait visité ces lieux, ou que nous soyons convenus de rapporter à
sa gloire tout ce que le monde enferme de merveilles. L'audace ne manqua pas à
Drusus Germanicus ; mais l'Océan protégea les secrets d'Hercule et les siens.
Depuis, nul n'a tenté ces recherches : on a jugé plus discret et plus
respectueux de croire aux rouvres des dieux que de les approfondir.
1. Sur les bords du
Véser et près des sources de la Lippe.
2. Les Frisons étaient
compris entre l'Océan au nord, le Rhin à l'ouest, et l'Ems au levant. Les lacs
autour desquels ils habitaient sont ceux qui, s'étant agrandis et réunis, ont
formé le Zuyderzée.
XXXV. Nous venons de voir la Germanie à l'occident : ici par
un grand détour elle remonte vers le nord. La première nation qu'on rencontre
est celle des Cauques (1). Quoiqu'elle commence aux Frisons et occupe une
partie du rivage, elle borde néanmoins toutes celles que j'ai nommées, et
atteint, en se repliant, jusqu'aux frontières des Cattes. Et cet espace
immense, les Cauques ne le possèdent pas seulement, ils le remplissent. C'est
la plus noble des nations germaniques, la seule qui fasse de la justice le
soutien de sa grandeur. Exempts de cupidité et d'ambition, tranquilles et
renfermés chez eux, ils ne provoquent aucune guerre, n'exercent ni rapines ni
brigandages. La meilleure preuve de leur courage et de leurs forces, c'est que,
pour jouir de la prééminence, ils n'ont pas besoin d'injustices. Chacun a
cependant ses armes toujours prêtes, et au besoin des armées se rassemblent.
Ils abondent en hommes et en chevaux ; et le repos n'ôte rien à leur
renommée.
1. Les Cauques
bordaient l'Océan depuis l'embouchure de l'Ems jusqu'à celle de l'Elbe.
XXXVI. A côté des Cauques et des Cattes, les Chérusques (1)
nourrirent longtemps la molle et indolente oisiveté d'une paix que personne ne
troublait : calme plus doux qu'il n'était sûr ! car, auprès de voisins
ambitieux et puissants, le repos est trompeur. Vienne l'heure des combats;
modération, probité, sont les vertus de qui sera le plus fort. Aussi parlait-on
jadis des bons, des équitables Chérusques ; et on les traite maintenant
d'insensés et de lâches : pour les Cattes victorieux le bonheur est devenu
sagesse. La ruine des Chérusques a entraîné les Foses (2), nation limitrophe,
qui partage avec égalité leur mauvaise fortune, quoiqu'elle ne fût pas leur
égale dans la bonne.
1. Entre le Véser,
l'Aller, et la Leine.
2. Les Foses
habitaient probablement la principauté d'Hildesheim, où coule la rivière de
Fuse, dont le nom parait avoir, avec celui des Fosi, un rapport d'origine.
XXXVII. Du même côté de la Germanie, au bord de l'Océan,
habitent les Cimbres (1), cité maintenant peu nombreuse, mais dont la gloire
est immense. Il reste de leur ancienne renommée des traces largement empreintes
: ce sont, en deçà comme au-delà du Rhin, des camps dont le vaste contour
permet encore aujourd'hui de mesurer la masse et les forces de la nation, et
rend croyable la multitude infinie de ses guerriers. Rome comptait sa six cent
quarantième année, quand retentirent pour la première fois les armes des
Cimbres, sous le consulat de Cécilius Métellus et de Papirius Carbo. Si l'on
suppute depuis cette époque jusqu'au deuxième consulat de Trajan (2) on trouve
à peu près deux cent dix ans : que de temps passé à vaincre la Germanie ! et,
pendant cette longue période, que de pertes mutuelles ! Ni les Samnites, ni les
Carthaginois, ni les Espagnes, ni les Gaules, ni les Parthes eux-mêmes ne nous
donnèrent plus souvent de sérieux avertissements. C'est que la liberté des
Germains est plus redoutable que la monarchie d'Arsace (3). Que peut en effet
nous reprocher l'Orient, si ce n'est Crassus massacré ? Mais Pacorus périt à
son tour ; mais un Ventidius mit l'Orient sous ses pieds. Cependant les
Germains, par la défaite ou la prise de Carbon, de Cassius, de Scaurus, de
Cépion, de Manlius, enlevèrent au peuple romain cinq armées consulaires ; ils
enlevèrent à l'empereur Auguste Varus avec trois légions : et ce ne fut pas
impunément que Marius leur porta de si rudes coups en Italie, Jules César en
Gaule, Drusus, Tibère et Germanicus dans leurs propres foyers. Vinrent ensuite
les prodigieuses menaces de Caïus et leur issue ridicule ; puis un repos qui
dura jusqu'au moment où, profitant de nos discordes et de nos guerres civiles,
ces peuples forcèrent les camps de nos légions, et entreprirent jusque sur les
Gaules. Ils en furent repoussés ; et dans ces derniers temps on a triomphé
d'eux plutôt qu'on ne les a vaincus.
1. Ptolémée place les
Cimbres dans le nord du Jutland, qu'on appelait Chersonnèse cimbrique. Tacite
semble les rapprocher davantage de l'Elbe, vers les pays d'Holstein et de
Sleswig : peut-être aussi comprend-il sous le nom de Cimbres toutes les
peuplades qui occupaient cette péninsule, alors fort peu connue.
2. Cette phrase fixe
la date où Tacite composa cet ouvrage. Ce fut sous le deuxième consulat de
Trajan, l'an de R. 851, de J.-C. 98.
3. Arsace fonda la
monarchie des Parthes, après avoir arraché ces peuples à la domination des rois
macédoniens.
XXXVIII. Il faut parler maintenant des Suèves (1), qui ne
sont pas, comme les Cattes ou les Tenctères, une seule et unique peuplade. Ils
occupent la plus grande partie de la Germanie, et sont divisés en plusieurs
nations, dont chacune a conservé son nom, quoiqu'elles reçoivent toutes le nom
commun de Suèves. Une coutume particulière à ces peuples, c'est de retrousser
leurs cheveux et de les attacher avec un noeud : ainsi se distinguent les
Suèves des autres Germains, et, parmi les autres Suèves, l'homme libre de
l'esclave. Si des liaisons de famille avec eux, et souvent le seul esprit
d'imitation, ont propagé cet usage dans les autres cités, il y est rare et
cesse avec la jeunesse. Chez les Suèves, on continue jusqu'à la vieillesse de
ramener cette chevelure hérissée, que souvent on lie tout entière au sommet de
la tête. Les chefs y mettent quelque recherche ; c'est la seule qu'ils
connaissent, et celle-là est innocente ; leur pensée n'est point d'aimer ou
d'être aimés ; ils ne veulent que se donner une taille plus haute et un air
plus terrible : avant d'aller en guerre, ils se parent comme pour les yeux de
l'ennemi.
1. Tacite étend le nom
de Suèves à tous les peuples qui demeuraient entre l'Elbe et l'Oder, et même à
ceux de la Scandinavie. (MALTE-BRUN.)
XXXIX. Les Semnones (1) se disent les plus anciens et les
plus nobles des Suèves. La religion du pays fait foi de leur antiquité. Ils ont
une forêt consacrée dès longtemps par les augures de leurs pères et une pieuse
terreur ; c'est là qu'à des époques marquées tous les peuples du même sang se
réunissent par députations, et ouvrent, en immolant un homme, les horribles
cérémonies d'un culte barbare. Une autre pratique atteste encore leur
vénération pour ce bois. Personne n'y entre sans être attaché par un lien,
symbole de sa dépendance et hommage public à la puissance du dieu. S'il arrive
que l'on tombe, il n'est pas permis de se relever ; on sort en se roulant par
terre. Tout, dans les superstitions dont ce lieu est l'objet, se rapporte à
l'idée que c'est le berceau de la nation, que là réside la divinité souveraine,
que hors de là tout est subordonné et fait pour obéir. La fortune des Semnones
donne de l'autorité à cette prétention : ils occupent cent cantons, et cette
masse de forces leur persuade qu'ils sont la tête de la nation des Suèves.
1. Les Semnones
habitaient, selon Clavier, entre l'Elbe, l'Oder, la Vartha et la Vistule, et
occupaient ainsi une partie du Brandebourg, de la Silésie, de la Saxe, de la
Misnie.
XL. Le titre des Lombards (1), c'est leur petit nombre,
d'autant qu'environnés d'une multitude de cités puissantes ils trouvent leur
sûreté, non dans la soumission, mais dans les combats et l'audace. Viennent
ensuite les Reudignes, les Aviones, les Angles, les Marins, les Eudoses, les
Suardones et les Nuithones (2), tous protégés par des fleuves ou par des
forêts. Ces peuples, pris séparément, n'offrent rien de remarquable : un usage
commun à tous, c'est l'adoration d'Ertha, c'est-à-dire la Terre Mère. Ils
croient qu'elle intervient dans les affaires des hommes, et qu'elle se promène
quelquefois au milieu des nations. Dans une île de l'Océan est un bois
consacré, et, dans ce bois, un char couvert, dédié à la déesse. Le prêtre seul
a le droit d'y toucher ; il connaît le moment où la déesse est présente dans ce
sanctuaire ; elle part traînée par des génisses, et il la suit avec une
profonde vénération. Ce sont alors des jours d'allégresse ; c'est une fête pour
tous les lieux qu'elle daigne visiter et honorer de sa présence. Les guerres
sont suspendues ; on ne prend point les armes ; tout fer est soigneusement
enfermé. Ce temps est le seul où ces barbares connaissent, le seul où ils
aiment la paix et le repos ; il dure jusqu'à ce que, la déesse étant rassasiée
du commerce des mortels, le même prêtre la rende à son temple. Alors le char, et
les voiles qui le couvrent, et, si on les en croit, la divinité elle-même, sont
baignés dans un lac solitaire. Des esclaves s'acquittent de cet office, et
aussitôt après le lac les engloutit. De là une religieuse terreur et une sainte
ignorance sur cet objet mystérieux qu'on ne peut voir sans périr.
1. Le duché de
Magdebourg et la Moyenne-Marche.
2. De tous ces
peuples, à l'exception des Angles, on ne sait guère que les noms. Il est
certain cependant qu'ils habitaient entre l'Oder, l'Elbe et la Baltique,
occupant ainsi le Mecklembourg et une partie du Holstein.
XLI. Cette partie des Suèves s'étend vers le fond de la
Germanie. Plus près (afin de suivre le Danube comme nous avons suivi le Rhin)
se trouve la cité des Hermondures (1) fidèle à notre empire, et, à ce titre,
admise à trafiquer, non sur la rive seule, comme les autres Germains, mais à
l'intérieur, et jusque dans la colonie la plus florissante de la Rhétie (2).
Ils passent librement et sans gardes partout où ils veulent ; et, tandis que
nous ne montrons aux autres peuples que nos armes et nos camps, nous ouvrons à
celui-ci nos maisons de ville et de campagne, qui n'excitent pas ses désirs.
Chez les Hermondures est la source de l'Elbe, fleuve célèbre et jadis connu de
nos légions ; on ne fait maintenant qu'en entendre parler.
1. Elle touchait au
Danube, ayant au sud-ouest et à l'ouest les terres Décumates et les Cattes,
dont elle était séparée par la Saale de Franconie ; à l'est les montagnes de la
Bohême ; au nord les tribus suèves déjà nommées, entre autres les Semnones.
2. Augusta
Vindelicorum, maintenant Augsbourg.
XLII. Près des Hermondures habitent les Narisques, ensuite
les Marcomans et les Quades (1). Les Marcomans sont les pre miers par la gloire
et les forces ; le pays même qu'ils occupent, enlevé jadis aux Boïens, est une
conquête de leur valeur. Les Quades et les Narisques ne sont pas indignes
d'eux. C'est là comme le front de la Germaine en descendant le Danube. Les
Marcomans et les Quades ont eu jusqu'à nos jours des rois de leur nation, issus
des nobles familles de Maroboduus et de Tuder : ils commencent à en souffrir
d'étrangers. Du reste, ces rois doivent à la protection de Rome leur force et
leur grandeur : nous les aidons rarement de nos armes, plus souvent de notre
or, et ils n'en sont pas moins puissants.
1. Les Narisques
occupaient la partie de la Bavière qui est entre la Bohême et le Danube ; les
Marcomans, la Bohême, d'où ils avaient chassé les Boiëns ; les Quades, la
Moravie et une portion de l'Autriche entre le Danube et la Moravie.
XLIII. Plus loin les Marsignes, les Gothins, les Oses, les
Buriens (1), forment par derrière la limite des Marcomans et des Quades. Par le
langage et la coiffure, les Marsignes et les Buriens annoncent des Suèves. Les
Gothins parlent gaulois, et les Oses pannonien ; c'est dire assez qu'ils ne
sont pas Germains : ajoutons qu'ils se soumettent à des tributs ; une partie
leur est imposée par les Sarmates, l'autre partie par les Quades, qui les
traitent comme étrangers. Les Gothins, pour surcroît de honte, tirent le fer
des mines. Tous ces peuples s'étendent peu dans la plaine ; ils habitent en
général dans des gorges, sur le sommet et le penchant des montagnes. Car une longue
chaîne (2) partage et coupe en deux la Suévie. Au delà de cette chaîne sont un
grand nombre de nations, dont la plus considérable est celle des Lygiens (3),
divisée elle-même en beaucoup de cités. Il suffira de nommer les plus
puissantes, les Aries, les Helvécones, les Manimes, les Élysiens, les
Naharvales. Chez les Naharvales on montre un bois consacré dés longtemps par la
religion. Le soin du culte est remis à un prêtre en habit de femme. Ce culte
s'adresse à des dieux qui, dans l'Olympe romain, sont, dit-on, Castor et Pollux
; ils en possèdent les attributs : leur nom est Alci. Du reste, point de
statue, nulle trace d'une origine étrangère ; mais ce sont bien deux frères,
tous deus jeunes, qu'on adore. Les Aries surpassent en forces les peuples que j'ai
nommés avec eux. Ces hommes farouches, pour enchérir encore sur leur sauvage
nature, empruntent le secours de l'art et du temps : ils noircissent leurs
boucliers, se teignent la peau, choisissent pour combattre la nuit la plus
obscure. L'horreur seule, et l'ombre qui enveloppe cette lugubre armée,
répandent l'épouvante : il n'est pas d'ennemi qui soutienne cet aspect nouveau
et pour ainsi dire infernal ; car dans tout combat les yeux sont les premiers
vaincus. Au-delà des Lygiens, habitent les Gothons (4), soumis à des rois dont
la main se fait déjà plus sentir que chez les autres nations germaniques, sans
que la liberté cependant soit encore opprimée. Plus loin, au bord de l'Océan,
sont les Rugiens et les Lémoves. Toutes ces nations ont pour signe distinctif
le bouclier rond, l'épée courte, et leur respect pour la royauté.
1. D'après l'ordre
dans lequel Tacite nomme ces peuples, comparé à il position des Marcomans et
des Quades, il faut les ranger du nord-ouest au sud-est, au-dessus de la Bohême
et de la Moravie.
2. La chaîne dont
parle Tacite comprenait sans doute les escarpements de ce long plateau qui se
détache des Karpathes, sépare le bassin de l'Oder et la Silésie du bassin de la
Morave ou de la Moravie, et atteint l'extrémité orientale de la Bohême, où il
se divise pour former une enceinte de montagnes autour de ce pays.
3. Sur la Vistule.
4. Prés de la Vistule,
au sud des Estyens et des Vénèdes.
XLIV. On trouve ensuite dans l'Océan même les cités des
Suiones (1), aussi puissantes par leurs flottes qu'abondantes en armes et en
guerriers. Leurs vaisseaux diffèrent des nôtres en ce que, les deux extrémités
se terminant en proue, ils se présentent toujours dans une direction commode
pour toucher le rivage. Ce ne sont pas des voiles qui donnent le mouvement, et
les rames ne sont pas attachées par rangs aux deux flancs du navire ; elles
sont libres comme sur certains fleuves, et se transportent au besoin de l'un à
l'autre bord. Les richesses sont en honneur chez ce peuple : aussi est-il
soumis au pouvoir d'un seul ; et ici le pouvoir ne connaît plus de limites, ce
n'est plus à titre précaire qu'il se fait obéir. Les armes ne sont pas, comme
chez les autres Germains, à la disposition de tous : on les garde enfermées, et
le gardien est un esclave. C'est que l'Océan garantit le pays des invasions
subites, et que des mains oisives pourraient facilement abuser des armes : or,
en confier le dépôt à un noble, à un homme libre, à un affranchi même, serait
contraire à l'intérêt monarchique.
1. On pense
généralement que les Suiones sont les ancêtres des Sueci ou Suédois. Cette
idée, assez vraisemblable, conduit naturellement à chercher les Suiones dans la
Suède, ou du moins dans les provinces de Suède les moins éloignées, Scanie,
Halland, Westrogothie, ainsi que dans les îles du Danemark.
XLV. Au-delà des Suiones est une autre mer (1), dormante et
presque immobile. On croit que c'est la ceinture et la borne du monde, parce
que les dernières clartés du soleil couchant y durent jusqu'au lever de cet
astre, et jettent assez de lumière pour effacer les étoiles. La crédulité
ajoute qu'on entend même le bruit qu'il fait en sortant de l'onde, qu'on
aperçoit la forme de ses chevaux, les rayons de sa tête. La vérité est que la
nature finit en ces lieux. En revenant donc à la mer suévique, on trouve sur le
rivage à droite les tribus des Estyens (2). Ils ont les usages et l'habillement
des Suèves ; leur langue ressemble davantage à celle des Bretons. Ils adorent
la Mère des dieux. Pour symbole de ce culte, on porte l'image d'un sanglier :
elle tient lieu d'armes et de sauvegarde ; elle donne à l'adorateur de la
déesse, fût-il entouré d'ennemis, une pleine sécurité. Les Estyens combattent
peu avec le fer, souvent avec des bâtons. Ils cultivent le blé et les autres
fruits de la terre avec plus de patience que n'en promet la paresse habituelle
des Germains. Ils fouillent même la mer, et seuls de tous les peuples ils
recueillent le succin, qu'ils appellent gless : ils le trouvent entre les
rochers et quelquefois sur le rivage. Quelle en est la nature et comment il se
forme, c'est ce que des barbares n'ont ni cherché ni découvert. Longtemps même
il resta confondu parmi les viles matières que rejette l'Océan, et c'est notre
luxe qui l'a mis en réputation. Les gens du pays n'en font aucun usage ; ils le
recueillent brut, nous l'apportent dans son état informe, et s'étonnent du prix
qu'ils en reçoivent. Le succin doit être la gomme de certains arbres : souvent
en effet sa transparence y laisse apercevoir des animaux terrestres et même des
insectes ailés, qui s'embarrassent dans cette subtance encore fluide, et finissent,
quand elle durcit, par y rester emprisonnés. Il serait donc vrai que, s'il est
au fond de l'Orient des végétaux qui distillent le baume et l'encens, il existe
aussi, dans les îles et les terres de l'Occident, des forêts et des arbres
d'une fécondité inconnue, dont le suc, exprimé par les rayons d'un soleil si
rapproché de ces climats, s'écoule et tombe dans la mer voisine, et vient,
apporté par les vents et les flots, se décharger sur les côtes opposées. Si
l'on éprouve la nature du succin en l'approchant du feu, il s'allume comme un
flambeau et jette une flamme grasse et odorante ; bientôt il s'amollit comme la
poix ou la résine. Après les Suiones viennent immédiatement les Sitones.
Semblables en tout le reste, ils diffèrent d'eux en un point ; c'est qu'ils
obéissent à une femme : tant ils sont tombés au-dessous, je ne dirai pas de la
liberté, mais de la servitude elle-même. Là finit la Suévie.
1. Le canal du Jutland
et cette partie de la mer du Nord qui baigne la Norvège à l'ouest.
2. Sur les bords
occidentaux du golfe de Dantzig (l’actuelle Gdansk en Pologne).
XLVI. Les Peucins, les Vénèdes et les Fennes (1), sont-ils
des nations germaniques ou sarmates ? Je
ne saurais le dire. Toutefois les Peucins, que quelques-uns nomment Bastarnes,
ont le langage, l'habillement, les habitations fixes des Germains. Tous
végètent dans l'inertie et la malpropreté ; les principaux, en se mêlant par le
mariage avec les Sarmates (2), ont contracté quelque chose de leurs formes
hideuses. Les Vénèdes ont pris beaucoup de leurs moeurs. En effet, tout ce qui
s'élève de montagnes et de forêts entre les Peucins et les Fermes, les Vénèdes
l'infestent de leurs brigandages. On incline cependant à les compter parmi les
Germains, parce qu'ils se construisent des cabanes, portent des boucliers,
aiment à se servir de leurs pieds et même se piquent de vitesse, différents en
tout cela des Sarmates, qui passent leur vie à cheval ou en chariot. Quant aux
Fennes, ils étonnent par leur état sauvage et leur affreuse pauvreté. Chez eux
point d'armes, ni de chevaux, ni de foyer domestique. Ils ont pour nourriture
de l'herbe, des peaux pour vêtement, la terre pour lit. Toute leur ressource
est dans leurs flèches, qu'ils arment, n'ayant pas de fer, avec des os pointus.
La même chasse nourrit également les hommes et les femmes : car celles-ci
accompagnent partout leur maris, et réclament la moitié de la proie. Les
enfants n'ont d'autre abri contre la pluie et les bêtes féroces que les
branches entrelacées de quelque arbre, où leurs mères les cachent. C'est là que
les jeunes gens se rallient, que se retirent les vieillards. Ils trouvent cette
condition plus heureuse que de peiner à cultiver les champs, d'élever
laborieusement des maisons, d'être occupés sans cesse à trembler pour leur
fortune et à convoiter celle d'autrui. Ne redoutant rien des hommes, ne
redoutant rien des dieux, ils sont arrivés à ce point si difficile de n'avoir
pas même besoin de former un voeu. Tout ce qu'on ajoute encore tient de la
fable, par exemple, que les Helluses et les Osiones ont la tête et le visage de
l'homme, le corps et les membres de la bête. Je laisserai dans leur incertitude
ces faits mal éclaircis.
1. Les Vénèdes, près
du golfe de Dantzig, au sud des Fennes.
2. Ce nom remplaça
celui de Scythes, et fut appliqué, comme ce dernier, à un grand nombre de
peuples divers, répandus entre les monts Carpathes, le bas Danube et le
Pont-Euxin, s'étendant à droite vers le Caucase et le Volga, et à gauche dans
tout le nord-est de l'Europe, jusqu'à la mer Baltique.