La déesse Freya
LA GROTTE DE FREYR
Conte extrait des « Légendes de la Meuse » par Henry
de Nimal
Edité par Lebègue et Cie, Bruxelles (1889)
Suivi d’une courte notice biographique consacrée à l’auteur,
ainsi que d'une notice géographique de localisation de la Grotte
en bord de Meuse, en Belgique
en bord de Meuse, en Belgique
I
Le géant Niord habitait les bords de la mer, dont il était
le dieu. Il disposait des vents et des tempêtes, commandait aux ouragans, et
d’un mot apaisait leur courroux.
Un jour, il se promenait sur le sable, au bord de son
domaine marin, contemplant les petites vagues moutonnantes qui bêlaient et se
poussaient les unes contre les autres, au loin, comme les brebis d’un immense
et turbulent troupeau.
Sa profonde rêverie fut tout à coup interrompue par un grand
bruit venant du côté de la terre. C’était Skada, la belle et intrépide fille du
laid géant Thiasse, haletante, les joues enflammées, les cheveux volant dans la
brise. Il y avait deux journées qu’elle avait quitté ses montagnes, deux
journées entières que sans repos, sans répit, elle poursuivait un épouvantable
sanglier à la taille si colossale, aux soies si hérissées, aux défenses si
menaçantes, à la gueule si affreuse qu’on l’eût pris pour un monstre de l’enfer
plutôt que pour une bête de la terre. Niord saisit l’animal comme il eût fait
d’un petit chien et le traîna jusqu’au pied de la chasseresse.
Les deux géants s’aimèrent.
Neuf nuits sur douze, Niord allait retrouver Skada sur les
hautes montagnes. Skada passait les trois autres nuits auprès de Niord, sur
quelque falaise, au bord du grand Océan dont le monotone et plaintif murmure
berçait leur sommeil divin.
II
De leurs amours sortirent deux enfants, Freyr et Freya.
Freyr avait été engendré dans la montagne, par une tiède et
resplendissante matinée de printemps, sur un lit d’herbe verte et touffue semée
de boutons d’or.
Freya avait été conçue sur la roche écumeuse, par une
effrayante nuit d’ouragan, dans le sifflement des vents, les éclats de la
foudre, le rugissement des vagues, le farouche et sauvage déchaînement de la
tempête.
Freyr devint la personnification du soleil et du jour, le
dieu de la paix, de l ‘abondance et du plaisir.Il répandait avec profusion ses
bienfaits sur la terre, faisait les champs fertiles et les femmes fécondes.
Pendant que son frère comblait ainsi les hommes de bonheur,
la belle et cruelle Freya prenait son plaisir à les accabler des plus
intolérables douleurs et des maux les plus atroces. La Tempête, la Guerre,
l’Amour, horrible et beau cortège, suivaient partout ses pas. Comme trois loups
avides que la faim époinçonne, à un signe de leur maîtresse ils se jetaient sur
le troupeau des malheureux humains, leur déchiraient les chairs, leur broyaient
le cœur, leur arrachaient les entrailles.
Et quand ils s’en revenaient maculés de sang, hideux de
carnage, pour les récompenser, heureuse, Freya leur donnait ses mains augustes
à lécher.
III
Niord, Freyr et Freya composaient la famille divine des
Wanes.
Après un long et meurtrier combat avec les Ases, cette autre
fameuse dynastie de dieux, les Wanes furent vaincus et les deux races se
fondirent en une seule par le mariage de la belle Freya avec Odin, le premier
des Ases, qui devint dès lors le dieu suprême de l’Olympe scandinave. Odin
était d’une beauté majestueuse, sereine et tranquille, ainsi qu’il sied à la
souveraine puissance. Divinité douce et bienfaisante, sa sagesse égalait sa
splendide beauté et son pouvoir infini. Il était le dieu de la prudence, de
l’éloquence, de la poésie, des arts, le dispensateur de la richesse, du
bonheur, de la vaillance et de la victoire.
Sa résidence dans le ciel s’appelait Asgard. Il y mena sa
resplendissante compagne et la fit asseoir à son côté sur le trône lumineux
d’où l’on embrasse d’un seul coup d’œil les cieux, la terre et les océans. Il
lui donna pour parcourir le ciel, un char magnifique fait d’un rayon de soleil
et d’étoiles à la place d’or et de pierreries ; en guise de chevaux, ce char
était traîné par deux cygnes au col superbe, au plumage rayonnant de blancheur.
Puis, comme un frère avec sa sœur, il partagea l’empire avec elle.
Deux filles leur naquirent, Hnossa et Gersimi, l’une blonde
comme les rayons lunaires, l’autre noire comme une nuit sans étoiles, mais si
belles toutes les deux que les autres déesses semblaient laides auprès d’elles
: plus belles que Saga, plus belles que Géfion à qui appartiennent les âmes de
ceux qui meurent vierges, plus belles que Sudra la courtoise, plus belles que
Sioefna, Lofn et Voera qui favorisent les amours, plus belles que toutes, mais
moins belles que Freya leur mère.
Odin et Freya avaient le monde pour domaine et le ciel pour
palais. Les astres étaient leurs esclaves. Un froncement de leurs sourcils
faisait trembler la terre sur ses bases ; et un regard de leurs yeux produisait
la foudre et les éclairs. Et cependant ils s’aimaient, et cependant ils étaient
heureux dans cet immense univers, comme dans leur petite ville, au fond de
quelque tranquille province, deux bourgeois qui s’aiment et ne voient rien au
delà de leur amour.
IV
Hugin et Munin étaient deux oiseaux merveilleux, qu’Odin
avait dressés à parcourir le monde et dont les yeux étaient si perçants et les
oreilles si fines que rien ne leur échappait de ce qui se passait sur la vaste
terre. A leur retour, ils venaient se poser sur chacune des épaules de leur
maître, Munin à gauche, Hugin à droite, et alternativement, comme dans un
dialogue, ils lui racontaient, l’un ce qu’il avait vu de triste, l’autre ce
qu’il avait découvert de joyeux parmi les hommes.
Un matin, à son réveil, Freya vit Hugin et Munin, perchés,
mornes et lugubres, auprès de sa couche dans laquelle Odin ne se trouvait plus.
Anxieuse, présageant quelque malheur, elle s’informe.
Dieux et déesses, à l’envi, se font un mauvais plaisir de
lui révéler son infortune. Au milieu des ténèbres, comme un voleur qui
s’enfuit, son époux avait quitté le ciel enlevant Skada, femme du géant Niord
et mère de Freya.
Odin adultère, Odin incestueux, Odin lui préférant sa propre
mère ! Ah ! comme Freya, en un instant, expia cruellement les maux sans nombre
dont elle avait abreuvé la souffrante humanité ! Ainsi qu’elle avait torturé
les jeunes hommes et les jeunes femmes, elle était maintenant torturée.
Elle souffrait abominablement, elle souffrait dans son amour
et son orgueil. Elle dormirait seule, toujours seule, dans son grand lit de
nuages, et quand l’aurore ferait lever les couples divins, elle, la déesse de
l’amour, serait la seule qu’un époux ne baiserait point du front !
Dans sa douleur, elle déchirait sa robe faite de l’azur du
firmament et elle brisait sous ses pieds sa flamboyante couronne d’étoiles.
Elle pleurait, et de ses yeux glauques comme la mer dont son père était dieu
tombaient des larmes qui étaient des perles d’or ; ces perles inondant sa
gorge, ses jambes, tout son corps, l’habillaient comme d’un vêtement et
voilaient aux regards envieux des autres dieux sa céleste et splendide nudité.
V
Freyr possédait un sanglier enchanté appelé Gullimborste. On
l’attelait à un char, et il parcourait, avec la rapidité de l’éclair, les
plaines du ciel et de la mer comme si les cieux et l’Océan eussent été de
larges et commodes chemins dallés. Freya emprunta le sanglier et l’attelage.
Freyr possédait une épée enchantée. Dans la lame de cette épée il avait enfermé
une âme, et l’épée vivait. Freyr n’avait qu’à commander, l’épée obéissait comme
une esclave.
Elle partait, elle s’en allait toute seule dans les mêlées,
elle frappait d’estoc et de taille, et la besogne faite, elle venait se
replacer d’elle-même dans la main de son maître.
Freya emprunta l’épée.
Puis elle partit à la recherche de son époux.
Pendant des jours, pendant des mois, pendant des ans, elle
parcourut l’univers, traversant la terre d’un bout à l’autre, marchant sur les
océans, fouillant les profondeurs des cieux, visitant les astres qui pendent
dans la nuit et éclairent le monde comme les lampes.
Quand elle avait fini, elle recommençait, et bien qu’il y
eût un siècle qu’elle cherchât ainsi, elle ne se lassait point. Seulement, elle
devenait chaque jour un peu plus triste, et ses yeux maintenant ne cessaient
plus de pleurer leurs poétiques perles d’or.
VI
Un soir, lasse, brisée de fatigue, épuisée par les larmes,
elle s’arrêta sur le bord de la Meuse, dans un endroit plein d’une sauvage et
farouche mélancolie qui convenait bien à la douleur de l’inconsolable déesse.
Une grotte spacieuse taillée dans le marbre blanc de la
montagne s’ouvrait non loin du fleuve. La déesse y chercha un refuge pour la
nuit et ne tarda pas à s’endormir d’un lourd et mauvais sommeil, hanté par les
cauchemars et les spectres.
Un rauque grognement l’éveilla vers le matin. Le sanglier
qui faisait bonne garde pendant que sa maîtresse dormait, avertissait celle-ci
de l’approche d’un danger.
En effet, une troupe d’hommes à la haute stature, aux longs
cheveux teints en couleur bleue, à l’aspect terrifiant, leurs armes déjà
prêtes, approchait de l’entrée de la grotte. L’éclat des paillettes d’or
répandues sur le bord du fleuve avait attiré leurs yeux cupides. Ils avaient
suivi comme une piste la brillante traînée que les pleurs de Freya avaient
laissée sur son passage. Ne doutant point qu’un riche voyageur ne fût entré
dans la caverne afin d’y passer la nuit, les Gaulois accouraient pour surprendre
l’étranger, le massacrer et lui voler ses trésors.
Freya fit un geste ; l’épée quitta prestement sa main,
courut aux agresseurs, toute seule, et en une seconde fit mordre la poussière à
un grand nombre d’entre eux.
Les autres, frappés d’épouvante et reconnaissant dans cet
événement l’intervention des dieux, se jetèrent à genoux ; et la face
prosternée contre terre, ils imploraient leur pardon et conjuraient l’étrangère
de leur dire son nom et sa patrie, lui promettant de la ranger au nombre de
leurs divinités et de l’adorer à l’égal des plus puissantes d’entre elles.
VII
Elle leur parla ainsi :
« La nuit est mon empire. Les deux disques de la lune
servent de roues à mon char de nuées.On m’adore dans les pays glacés du
Septentrion. Ma robe est faite de neige vierge, et des glaçons pendent à ma
chevelure comme des diamants. Je suis Freya, la déesse des tempêtes, de la
guerre et de l’amour. Autrefois, je poussais les peuples en des luttes impies
et sans pitié. Les pillages, les destructions, les massacres, les nouveau-nés
tués sur le sein de leur mère, les filles violées sous les yeux de leurs
parents enchaînés, tels étaient les sacrifices qui me plaisaient. Je jetais les
filles dans le lit de leurs pères et j’étais joyeuse quand, de l’union
monstrueuse d’un fils avec sa mère, il naissait quelque horrible géant dont la
vie n’était qu’un long crime. Le destin m’a bien punie : j’ai souffert, j’ai
ressenti à mon tour toutes les âpres douleurs. Je suis bonne maintenant ; je ne
veux plus sur la terre que des guerres justes et des amours permises. J’accepte
votre culte et vos adorations ; vous m’immolerez des génisses, des brebis, des
chevreaux ; je présiderai aux mariages ; les femmes me prieront pour que leurs
maris soient des guerriers vaillants et des époux fidèles. Cette grotte avec
ses colonnes de stalactites blanches comme des ailes de colombe, avec ses
capricieuses sculptures de marbre en forme de cierges, de bassins d’offrande,
de corbeilles, de bouquets, est belle comme ces temples de cristal que les peuples
du Nord creusent pour moi dans les blocs de glace de leur pays. C’est ici que
je veux être adorée ; cette grotte sera mon temple et vous lui donnerez le nom
de Freyr. Ainsi s’appelle mon frère, l’heureux époux de la belle et fidèle
Gerda, le dieu de l’abondance et des plaisirs honnêtes. Quand je quittai
l’Asgard à la poursuite de mon volage époux, c’est lui qui me prêta son
sanglier Gullimborste et cette épée qui incendierait le monde si je le lui
ordonnais. C’est donc à lui que je dois d’avoir tout à l’heure échappé à vos
coups. Pour lui rendre grâce, vous viendrez ici tous les ans à pareil jour, en grande pompe, immoler sur mes autels un taureau et
un sanglier ».
VIII
Le soleil s’était levé éblouissant. Freya s’approcha de la
Meuse. Son image se refléta dans l’eau au milieu d’une auréole d’or. Avec
l’épée enchantée, elle coupa l’eau tout autour de l’image ; en même temps
l’onde se durcit, les contours se fixèrent ; et s’étant baissée, la déesse
retira de la Meuse un portrait merveilleux qu’elle plaça dans la grotte.
Puis elle remonta sur son char, piqua le sanglier avec
l’aiguillon et reprit à travers l’univers sa course éternelle.
*
HENRY DE NIMAL
1858 - 1925
Courte notice biographique
Né à Monceau-sur-Sambre (Hainaut, Belgique). Ecrivain,
juriconsulte et économiste ; Avocat au Barreau de Charleroi ; Auditeur
au Conseil Supérieur de l’Etat Indépendant du Congo ; Consul de Russie ; Conservateur du Musée Archéologique de Charleroi ;
Secrétaire de l’Association des Maîtres
de forges de Charleroi ; commandeur des Ordres de Saint Stanislas
(Russie), Pie IX (Saint-Siège), Charles III (Espagne), Christ (Portugal) ;
grand officier de l’Ordre du Nichan; etc, etc.
Armoiries : de
sinople à trois merlettes d’or posées 2 et 1, à la bordure du même. Couronne : à cinq perles. Cimier : trois plumes de paon au naturel. Supports : deux lions regardants d’or, armés et
lampassés de gueules. Cri :
Walhain. Devise : Usque ad
finem.
Extrait du « Dictionnaire biographique international
des écrivains » (Imprimerie de l’Armorial Français, à Paris, 1902), par
Henry Carnoy et divers auteurs.
*
NOTICE GEOGRAPHIQUE
La Grotte de Freyr se situe en bord de Meuse, proche du Bois
de Freyr (à ne pas confondre avec la Forêt de Freyr, au N-E de Saint-Hubert), entre Dinant et Hastière, dans la province de
Namur. On mentionnera également dans cette aire, sur l'autre rive de la Meuse, le Rocher de Freyr, "haut-lieu" des passionnés d'escalade en Belgique.
Coordonnées GPS de la Grotte : E 4.88111 - N 50.23116
Coordonnées GPS de la Grotte : E 4.88111 - N 50.23116
Brève description de la Grotte de Freyr
(extraite du site « La biodiversité en Wallonie »)
Cette grotte est située sur le domaine du Château de Freyr,
un des joyaux architecturaux de la vallée de la Meuse. La cavité comprend deux
ouvertures, un puits et une grande salle principale. Elle présente un
développement total de 266 m. Le site a un grand intérêt chiroptérologique avec
l'hivernage de plusieurs espèces de chauves-souris, dont le grand rhinolophe
(Rhinolophus ferrumequinum).