LEGENDES Les Canards de Tirlemont (Tienen)


Le Marché aux poules (Hennemarkt) de Tirlemont en 1858

DE KWEEKERS

Les Canards 

(Sobriquet des Tirlemontois) 

Les habitants de Tirlemont, au confluent de la Grande Gèthe et de la Molenbeek, portent encore le nom de Kweêkers van Thienen (canards de Tirlemont). 

D'où vient cette dénomination ? Jadis — au moyen-âge, dit-on, — il était d'usage de représenter, aux grands jours de fête, les mystères de la religion, avant ou pendant la messe. 

Dans certaines églises, à la Pentecôte, au moment de la messe où le chœur entonnait le 

Veni Sancte Spiritus 

on laissait tomber, sur les croyants, par les trous de la voûte, des feuilles de roses rouges. Ces feuilles étaient le symbole de la joie et évoquaient les langues de feu qui, lors de la descente du Saint-Esprit, se plaçaient au-dessus des assistants au cénacle. Dans d'autres églises on laissait s'envoler des pigeons comme des symboles de cet Esprit de force et de douceur qui apparut sous la forme d'une colombe au baptême du Christ. 

A cette époque la Pentecôte était fêtée chaque année à Tirlemont avec solennité. Les comptes des administrateurs de l'église Saint-Germain en témoignent. Pendant un grand nombre d'années jusqu'à la fin du XVIème siècle, ils mentionnent des dépenses spéciales pour ce jour de fête. Ce sont des dépenses pour le transport de l'eau destinée au nettoyage de l'église, pour les festons destinés à l'orner, pour les chanteurs, pour les sacristains qui carillonnaient, pour le fossoyeur qui devait sonner la cloche appelant les croyants au sermon le soir, pour un boudin offert aux servants de l'église et pour la bière bue au Cornet (In den Hoorn, à cet époque, grand cabaret de Tirlemont). 

L'attraction particulière de ce jour pour le peuple était alors la représentation de la descente du Saint-Esprit pendant la grand'messe. Un pigeon blanc était placé dans un appareil entouré de nuages et de rayons resplendissants. 

Dès la première strophe du « Veni Sancte Spiritus », l'appareil, avec le pigeon, était descendu à travers le trou de la voûte du chœur. C'est ainsi que nous lisons pour chaque année dans les comptes : « Déboursé à la Pentecôte pour un pigeon blanc » et « pour l'appareil servant à la descente du Saint-Esprit ». L'appareil avait parfois besoin d'une réparation. C'est ainsi que le compte des administrateurs de l'église, Henri Vranckx et Jean Berwouts, pour l'exercice 1533-34, mentionne une dépense de 5 sous « pour des réparations effectuées à l'appareil du Saint-Esprit par maître Jean, le peintre ». 

Si nous en croyons la vieille légende, c'était, au début, le gardien de la tour qui était chargé de descendre l'appareil. Il devait donc tous les ans à la Pentecôte se procurer un pigeon blanc et il s'acquittait consciencieusement depuis de longues années de cette tâche. Cependant il arriva une année de malheur. L'homme devenait vieux; sa vue commençait à faiblir; il était frappé de surdité et sa mémoire faillissait bien souvent. 

Pendant une bonne partie de l'hiver, il avait dû rester au lit. Petit à petit, il s'était plus ou moins rétabli, mais vers Pâques, il avait été frappé d'une nouvelle crise. Il n'avait pu assister à la bénédiction du cierge pascal; il n'avait donc pas vu inscrire la nouvelle année sur le cierge pascal. Ainsi la fête de la Pentecôte était arrivée sans qu'il s'en fût aperçu. 

Voilà que déjà le fossoyeur sonnait les cloches pour le sermon, à la veille de la fête. En entendant le son des cloches, le gardien de la tour sortit comme d'un profond sommeil. Il tressaillit et pensa au pigeon... Demain c'était la Pentecôte et il n'avait pas de pigeon!... Que faire?... 
Autrefois il y songeait pendant des semaines et maintenant il l'avait complètement oublié. Autrefois il connaissait tous les particuliers qui avaient des pigeons et il savait où il pourrait trouver les plus beaux et les plus blancs. Il avait beau réfléchir, il ne savait pas à qui s'adresser. Mais la nuit porte conseil. Dans son jardin au pied de la tour, il y avait deux canards blancs comme la neige. Un canard pourrait bien pour une fois remplacer le pigeon; il était si blanc et dans l'appareil entoure de nuages on ne verrait pas que ce n'était pas un pigeon. 

Le lendemain donc, quand le moment solennel approcha, le vieux gardien entra dans la tour et arriva près du trou où se trouvait l'appareil. Au-dessous de lui, dans l'église, il y avait, comme chaque année, une foule recueillie. 
L’orgue résonnait, puis les voix des choristes entonnèrent le « Kyrie eleison ». Ensuite les chanoines chantèrent solennellement le « Gloria in excelsis ». L'épître terminée, les « trois vicaires du chœur » commencèrent l'hymne « Veni Sancte Spiritus ». Tous les regards se dirigèrent vers la voûte au-dessus du chœur. L'appareil représentant le Saint Esprit est mis en mouvement... mais qu'est- ce donc?... Quel bruit étrange? « Couac, couac, couac! » . Grande consternation parmi les fidèles ! 

On ne sait que penser, mais bientôt l'on comprend. Les chanoines sont mécontents ; les chapelains au contraire ne prennent pas la chose au tragique; plus d'un doit même faire des efforts pour ne pas éclater de rire. Le fossoyeur est envoyé directement en haut; il traverse l'église en courant, entre dans la tour, paraît au triforium et se dirige de là vers les combles. Lentement l'on remonte l'appareil, les cris « couac, couac, couac » se font entendre encore une fois. Puis tout se tait. 

La grand'messe continua. Après la messe l'église se vida lentement, mais avant que le dernier croyant eût quitté le temple, le porte-verge du chapitre se présentait déjà chez le vieux gardien de la tour. Il lui portait la citation du doyen à comparaître le lendemain après-midi devant la chambre du chapitre. 


C'est en tremblant que le pauvre homme comparut au jour indiqué devant le tribunal des chanoines. Le doyen à la figure sévère lui demanda des explications sur son « méchant délit ». Il pouvait s'attendre à une peine sévère. Il allait être condamné à un long et pénible pèlerinage à Saint- Germain de Paris ou ailleurs, peine qu'on ne pouvait racheter que par une amende très importante, mais un des chanoines — l'écolâtre à ce qu'on dit — prit sa défense. A son avis le chapitre ne devait pas juger trop sévèrement ce qui s'était passé. Le gardien était un homme vertueux qui avait toujours servi d'exemple aux autres sujets du chapitre. Il dev^enait vieux et maladif. En ville, ou prendrait certainement cela en considération. La honte qu'ils croyaient être tombée sur leur collégiale, en serait diminuée. 

D'autre part, une peine très sévère prononcée contre le brave homme ne serait pas bien accueillie par la population à laquelle il était sympathique. Les chanoines devaient considérer qu'un tel jugement pourrait causer des troubles et le magistrat de la ville serait formalisé. Au surplus n'étaient-ils pas eux-mêmes plus ou moins cause de ce qui était arrivé? Pourquoi avaient-ils laissé le pauvre vieux si longtemps en fonctions? Il aurait mieux valu confier l'opération de la descente du Saint-Esprit à des mains plus jeunes. Ainsi parla l'écolâtre et finalement l'assemblée adopta sa manière de voir. 

Aussi nous voyons dans les livres des comptes du XVIème siècle que le peintre de la ville est depuis chargé de faire descendre le Saint-Esprit à la Pentecôte. 

Mais la nouvelle de ce qui était arrivé se répandit rapidement dans les villages environnants. Elle y provoqua un indescriptible plaisir. On en riait interminablement et au jour de marché, après la Pentecôte, les campagnards arrivèrent dans la ville en chantant tout le temps : « Couac, couac, couac ». Depuis lors, en parlant des habitants de Tirlemont, les gens des environs ont coutume de dire : les canards (Kweêkers) de Tirlemont! 

Frans De Ridder (1869-1940), 
Curé à Hombeek.


(Publié dans le BULLETIN du Service Provincial de Recherches Historiques et Folkloriques – FOLKLORE BRABANÇON - GOUVERNEMENT PROVINCIAL, 9, rue du Chêne, Bruxelles – 1921)


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