LEGENDES Geste de Gilles de Chin et du dragon de Mons




LA LÉGENDE DE GILLES DE CHIN ET DU DRAGON DE MONS

Le Doudou

La ducasse (dédicace) de Mons en Hainaut, qui a été reconnue comme chef-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité par l'UNESCO en 2005, comporte plusieurs éléments religieux, folkloriques et légendaires :  le Jeu de sainte Waudru, la descente de la châsse de sainte Waudru, la sortie du Car d'Or, la remontée de la châsse, et enfin le Jeu de saint Georges ou combat de saint Georges et du dragon (nommé Doudou à Mons).

La légende du combat de saint Georges contre le dragon, rapportée entre autres par Jacques de Voragine dans sa « Légende dorée »,  est fort connue. Mais ce qui l’est moins, c’est que cette légende de saint Georges, à Mons en tout cas, recouvre une autre légende, locale celle-ci, dans laquelle un dragon est vaincu par un chevalier hennuyer, Gilles de Chin.

Je vous propose de la découvrir, par la plume de  Jacques Albin Collin de Plancy…

Charles Saint-André

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Chroniques et légendes, 1095-1180

Jacques Albin S. Collin de Plancy

1842



XXXIII. LA LÉGENDE DE GILLES DE CHIN ET DU DRAGON.

L'incrédulité matérielle et mathématique du dix-huitième siècle, cette incrédulité orgueilleuse et vaine, qui, dans ses fanfaronnades se vantait de ne croire que ce qu'elle pouvait comprendre, lorsqu'elle comprenait si peu de choses, lorsque les sens de l'homme, le sommeil, les songes, l'instinct des animaux, le travail de la chenille, la structure d'un insecte, le tissu d'un brin d'herbe l'arrêtaient à chaque pas, ce dédaigneux millième d'intelligence qui voulut mettre au néant tout ce qu'il ne pouvait tenir dans ses mains grossières, l'incrédulité nia les dragons, parce qu'elle n'en voyait plus; comme si les Anglais, qui ont détruit les loups dans leur île, refusaient d'en reconnaître l'existence; comme si l'avenir avait le droit de ranger parmi les fables le castor, le chamois, la baleine, dont les races vont périr!
Une foule de monuments prouve qu'il y eut autrefois des dragons; beaucoup de saints, animés de ce courage que donne la foi chrétienne, beaucoup de chevaliers, enflammés de cette ardeur qui s'en va depuis longtemps, les combattirent; et je ne vois pas comment on douterait par exemple du dragon de l'île de Rhodes, que Dieudonné de Gozon défit avec tant de gloire.
Le dragon de Wasmes ou de Mons n'offre rien de plus incroyable. S'il vous plaît d'en rejeter la légende, parce que des idéologues au dernier siècle ont traité les dragons de chimères, nous vous rappellerons qu'à leur grande confusion, les travaux des Cuvier, dans la géologie, ont retrouvé les dragons, les géants ; qu'ils y retrouveront bien autre chose; car la terre est un livre, dont nous n'avons ouvert encore que le premier feuillet.
Nous ne vous parlerons pas ici des dragons que vainquirent saint Romain de Rouen, saint Marcel de Paris, saint Derien, saint Julien du Mans, saint Pol de Léon. Nous sommes persuadés que, dans des siècles où le merveilleux était cher, on a exagéré ces récits. Nous ne prétendons pas défendre ce qui est absurde: ainsi nous ne croyons pas que les dragons dont parlent Possidonius et Maxime de Tyr aient couvert de leur corps, l'un un arpent et l'autre près de deux bonniers de terrain. Mais nous pensons qu'il n'est pas défendu de croire à la brillante aventure de Gilles de Chin dans les marais de Wasmes, parce qu'elle nous semble appuyée, et qu'elle ne nous présente rien d'impossible, pourvu qu'on passe au récit quelque peu d'exagération. Voici la légende :
En l'année 1152 , pendant que le Hainaut prospérait sous le gouvernement de Baudouin IV, surnommé le Bâtisseur, il survint en ce pays un rude et puissant fléau, qui causa grande désolation. C'était un cruel et monstrueux dragon, qui avait son repaire en une excavation aujourd'hui comblée, sur le penchant d'une des deux collines où est bâti le village de Wasmes. Il s'élançait, des marais qui entourent ledit village, dans toute la contrée, et venait jusqu'aux portes de Mons, dévorant les troupeaux, poursuivant les hommes et les jeunes filles, et empoisonnant tout de son haleine. On l'appelait le dragon-gayant (ou géant, ce qui est la même chose en langage montois) à cause de sa grandeur démesurée, laquelle, dit-on , était de vingt-cinq aunes, ou environ cinquante pieds. Sa peau écailleuse et dure comme fer était d'un gris sale et verdâtre; sa tête armée d'une mâchoire immense, avec trois rangées de dents, et si ouverte qu'elle pouvait avaler un homme de moyenne taille. Il avait d'énormes pattes, de pesantes griffes, de larges oreilles pendantes et de grandes ailes à la manière des chauves-souris, dont il se servait, non pour voler, mais pour hâter sa marche. C'était une laide et hideuse bête; et la désolation s'étendait par tout le comté de Hainaut.
On fit, par ordre de Monseigneur Baudouin IV, des cris et proclamations pour engager les vaillants hommes à combattre le dragon; de hautes récompenses furent promises à celui qui le tuerait; et pendant que le comte Baudouin offrait au vainqueur la seigneurie de Germignies, le bon sire Guy de Chièvres, dont les domaines étaient fréquemment dévastés par le monstre, s'engageait, par serment juré devant Notre-Dame-de-Douleur à Wasmes, à donner au libérateur du pays la main de sa fille Ida, qui était la plus belle demoiselle de tout le Hainaut.
Plusieurs bons chevaliers, excités les uns par l'honneur, les autres par l'attrait des récompenses promises, tentèrent la périlleuse aventure; mais aucun ne reparut.
Personne n'osait plus affronter le monstre, quand le jeune et vaillant chevalier Gilles de Chin, ayant vu à Mons la gentille Ida, que son père avait amenée à la cour de Baudouin IV, en devint tout subitement si épris, qu'il fit vœu de tuer le dragon pour la mériter. Il s'en découvrit à Ida, dont le cœur s'enflamma aussi pour un seigneur si beau et si brave; elle trembla pour lui, et l'amour lui inspirant de sages avis, elle donna au chevalier de bons conseils , qu'il ne manqua pas de mettre à profit..
Et premièrement, il fit faire en osier un immense mannequin, de la forme et grandeur du dragon, le couvrit d'une toile peinte de la même couleur, et dressa ses deux bons chiens Aldor et Gontar, au moyen de leur curée qu'il recelait tous les jours dans les flancs de la machine, à venir l'attaquer et la déchirer sans peur. Des serviteurs, logés dans les pieds du dragon d'osier, le faisaient mouvoir, agitant avec des ressorts et des cordes son horrible tête et sa queue énorme, tandis que Gilles de Chin, sur son cheval favori, caracolait alentour, pour accoutumer aussi son destrier à la vue et aux mouvements du dragon.
Tout cela se fit en secret; ces sages apprêts durèrent six mois, pendant lesquels le monstre continuait à dévaster la contrée, sans que nul parût songer à autre chose qu'à fuir.
Quand Gilles de Chin reconnut que ses chiens et son cheval ne lui manqueraient pas, dans le duel terrible qu'il allait provoquer, il brûla son mannequin; et se présentant devant le comte de Hainaut, il lui demanda la permission d'aller combattre le monstre. Toute la cour, le voyant si jeune et si beau , et se rappelant ses beaux faits en Palestine, où il avait combattu, s'affligea d'avance de sa perte; Baudouin fit ce qu'il put pour le détourner d'un projet si téméraire. Mais, à la grande surprise du Comte et du seigneur de Chièvres, Ida, qui n'avait que seize ans, se leva tout à coup, et jetant son écharpe à Gilles de Chin:
— Allez, bon chevalier, dit-elle; et par Dieu et Notre-Dame, vous sauverez le Hainaut.
Gilles prit l'écharpe, la mit à son cou, et s'écria:
— Par le saint nom du Seigneur! par saint Michel et saint Georges! par sainte Waudru notre patronne et par Notre-Dame-de-Wasmes, je jure de ne rentrer dans Mons que vainqueur du dragon.
Toute l'assistance répondit: —Ainsi soit-il. Tout le monde se leva; et Gilles, au milieu de toute la cour, fut conduit jusqu'à la porte du Rivage. Il était monté sur son bon cheval, bardé de fer, escorté de ses deux fidèles chiens, Aldor et Gontar, que protégeaient de larges colliers à longues pointes; Gilles lui-même, vêtu d'une solide cuirasse, le casque d'acier en tête, chaussé de bottes d'airain, portait sa grande lance, et la vaillante épée avec laquelle déjà il avait tué en Palestine un crocodile et un lion. L’écharpe d'Ida flottait à son cou, croisée par une courroie verte qui soutenait son écu, aux armes mêlées de Chin et de Coucy, qui étaient les siennes, de Berlaimont et de Chièvres, qui étaient celles de sa dame. Il était suivi de ses quatre écuyers ou serviteurs, vêtus de rouge et montés sur de petits chevaux blancs.
Après qu'on eut fermé les portes de la ville, toute la cour et les bourgeois montèrent sur les tours, pour être spectateurs du combat. Les cloches ébranlaient les clochers; dans toutes les églises, les prêtres, les religieuses et les moines priaient au pied des autels. On était à la fin d'octobre 1153. Gilles se rendit d'abord à Wasmes; se mettant à genoux devant la sainte image de Notre-Dame, il ne voulut combattre qu'après avoir imploré l'assistance de la mère de Dieu. Alors se sentant pénétré d'un bon courage, il commanda à ses écuyers de l'attendre à cheval devant la chapelle, et de ne venir qu'à son cri.
Il s'avança donc seul avec ses deux chiens, vers le repaire du dragon. Aldor et Gontar, ardents et animés à la voix de leur maître, emplissaient les airs de vastes aboiements. Le monstre les entendit; il parut, siffla, lança des éclairs de ses yeux flamboyants, déploya ses larges ailes, agita sa queue tortueuse et ses lourdes oreilles, et vint comme un torrent au chevalier, qui s'étant signé prit sa lance et poussa son bon cheval par bonds inégaux.
Le monstre ouvrait son énorme gueule souillée de sang et d'écume; et le destrier de Gilles commençait à s'étonner, quand l'intrépide Aldor et le courageux Gontar, se jetant aux flancs du dragon, surpris mais furieux de ne pouvoir les entamer, le forcèrent pourtant à tourner la tête. En ce moment Gilles lui enfonça sa lance dans la gorge: il en jaillit un sang noir et empoisonné; le dragon hurla d'une voix formidable, se retourna sur le jeune seigneur et fit un bond si puissant, que le cheval de Gilles recula.
Et peut-être, sans un secours merveilleux que quelques-uns attribuent à Ida de Chièvres, mais que d'autres considèrent comme une intervention plus élevée, le chevalier eût-il succombé. Une jeune et blanche pucelette parut tout à coup, tenant en main une petite lanterne. Elle jeta devant le cheval de Gilles un fagot d'épines. Le chevalier, le relevant de la pointe de sa lance, l'enfonça dans la gueule du dragon, dont les deux chiens étaient parvenus à déchirer les flancs. Alors la vaillante jeune fille mit le feu au fagot. Le monstre se débattit de ses ailes et de sa queue, déracina les arbres voisins et fit frémir la terre de ses bondissements. Gilles, ne se troublant point, sauta de cheval, saisit le moment pour se précipiter sous le monstre et lui plongea sa longue épée dans le cœur, au seul endroit où sa peau était pénétrable. Après quoi, il remonta sur son bon coursier, siffla ses fidèles chiens, rappela ses écuyers; et tandis que le monstre expirait, il chercha la pucelette qui avait disparu.
On avait vu tout ce combat, du haut des tours de Mons. Dès que le chevalier eut repris le chemin de la ville, escorté des bonnes gens de Wasmes et des villages voisins, qui chantaient ses louanges et fêtaient ses chiens et son cheval, il vit venir à sa rencontre toute la cour de Hainaut, tout le clergé et tout le peuple de Mons, avec les bannières et les instruments de musique. Ce fut une grande fête. Les deux chiens de Gilles marchaient à ses côtés, l'un fier et se dressant comme un vainqueur, l'autre persuadé sans doute que son maître venait d'échapper à un grand péril et ne cessant de lui adresser, tout en suivant le chemin, de bons et tendres regards, tous deux semblant reconnaître, ainsi que le palefroi, qu'ils avaient mérité les caresses et les honneurs dont les comblait la multitude.
Gilles donna son cheval et ses chiens à la ville de Mons, qui les nourrit et les choya honnêtement. Il épousa Ida de Chièvres, devint chambellan de Hainaut, conseiller du Comte, seigneur de Berlaimont, Sart, Germignies et autres lieux, et laissa un nom qui ne périra point dans les Pays-Bas.
Jusqu'à la fin du dernier siècle, on faisait le 12 d'août avec grandes cérémonies, dans l'abbaye de Saint-Ghislain , le service funèbre de Gilles; et tous les ans, la ville de Mons fête encore, le dimanche de la Trinité, le souvenir de sa grande victoire. Des accessoires burlesques se sont joints, il est vrai, aux représentations anciennes. Un immense dragon d'osier, que des hommes cachés font mouvoir, est promené par la ville; un chevalier, couvert de fer et vêtu à l'antique, le poursuit à cheval. Il représente Gilles de Chin.
Les chiens ne sont pas oubliés; les écuyers les représentent, équipés singulièrement dans de petits chevaux de Frise en carton; on les appelle les chins-chins; le dragon, par antichrèse sans doute, se nomme le Doudou. La pucelette y figure. Mais nous ne savons pas pourquoi on y introduit des diables, des hommes sauvages et des chabourlettes ou jeunes paysannes qui font le lumeçon (limaçon en patois de Mons) tournoyant autour du monstre, vaincu finalement par Gilles de Chin.
Cette mascarade attire souvent à Mons une grande affluence de curieux.
Vous pouvez voir, à la Bibliothèque publique de Mons, la statue ancienne de Gilles de Chin; à ses pieds est un de ses chiens; on a sculpté aussi la tête du dragon, qui a des traits de ressemblance avec celle d'un grand crocodile. Ce qui a fait dire à des critiques que le Doudou était un de ces monstres, tué en Egypte par Gilles de Chin, lequel avait fait la Croisade. D'autres ont prétendu que Gilles avait vaincu un soudan, dont le Doudou ne serait qu'une altération. Quelques-uns l'ont confondu avec un autre Gilles, qui occit Thierry d'Avesnes, de qui ils font un brigand pour consolider leur système. Il en est enfin qui soutiennent que la légende de Gilles est une allégorie, qu'il dessécha tout simplement un marais, parce que Droog, d'où est venu dragon, disent-ils, signifie en flamand sec. Mais on n'a jamais parlé flamand à Mons. Il en est enfin qui appliquent l'allégorie à quelque idole, que Gilles, dont ils font un saint, parvint à renverser. Quoi qu'il en soit, n'allez pas émettre ces doutes dans les nombreux cabarets qui, autour de Wasmes (où l'on fait aussi la procession du dragon), portent, en mémoire de Gilles de Chin, l'enseigne de l'Homme de Fer.

Voir aussi :

La kermesse ou ducasse de Mons
Dessin de Schoonjans (ca 1850)

AFFICHES "ART NOUVEAU" DE HENRI PRIVAT-LIVEMONT

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