LEGENDES Guillaume de Saeftinghe et la bataille des Eperons d'Or


Notre-Dame de Lissewege et Guillaume de Saeftinghe
(Photo Denis Saulnes)


WILLEM VAN SAEFTINGHE

(Guillaume de Saeftinghe)

et la Bataille des Eperons d'Or


La Bataille des Eperons d’Or, si chère aux coeurs flamands, où l’on vit, le 11 juillet 1302,  la chevalerie française et en fait l’armée la plus puissante d’Europe, défaite en trois heures par les milices flamandes appuyées par des milices brabançonnes, namuroises, liégeoises, zélandaises et anglaises venues leur prêter main-forte en compagnie d'ailleurs des chevaliers de l'Ordre du Temple commandés par Guillaume de Bonem, n’est pas une légende ni un mythe: c’est une réalité historique, mais qui est devenue un symbole. A ce titre, elle devient, en quelque sorte, l’une des légendes-mères du peuple flamand. Et peut donc figurer en bonne place dans ce blog…

Mais elle me permet aussi d’évoquer quelques figures et lieux forts de l’histoire de Flandre. C’est un moine d’abord, Willem van Saeftinghe, ou Guillaume de Saeftinghe, moine-soldat en révolte probable contre son Eglise politique du Moyen Age, et dont les conseils tactiques seront sans doute déterminants pour assurer la victoire des Flamands au cours de la fameuse bataille des Eperons d’Or. C’est un lieu, Lissewege, dont la majestueuse église, surplombant la statue de Guillaume de Saeftinghe,  était autrefois une étape sur le Chemin de Compostelle (vraisemblablement érigée par les Chevaliers du Temple). C’est une abbaye, près de Lissewege, où vécut Saeftinghe, l’abbaye cistercienne de Ter Doest, dont subsiste encore l’imposante grange gothique…

Suivons ces moments importants de l’histoire de Flandre grâce à la plume de J.O. Delepierre, dans ses « Chroniques, traditions et légendes de l’ancienne histoire des Flandres », parues en 1834 à Bruges.

Charles Saint-André




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LE MOINE

GUERRIER ET RENEGAT

Chronique Brugeoise

1302

 
En vue des côtes de la mer, au milieu du village de Lisseweghe, dans le territoire de l'ancien Franc de Bruges, s'élevait la belle abbaye de Doest, remarquable par la bienfaisance des religieux qui l'habitaient, et par leur sainte vie. Jamais un malheureux n'avait invoqué en vain leur assistance. Aussi, ce monastère avait-t-il reçu le nom de Toussaint, sous lequel il est également connu dans les chroniques (L’origine la plus probable de l’étymologie de Doest, ou Tosan par corruption, est Dustan, dont on a fait Doustan et puis Doest. St Dunstan est un des plus grands saints de l’Ecosse).
A l'extrémité d'une des ailes de cet antique bâtiment s'élevait une haute tour carrée, d'origine et de construction militaires, car, datant d'une époque bien plus reculée que le monastère, elle était formée de gros cailloux non taillés, comme les deux tours du château de Douvres, qu'on prétend avoir été bâties par les soldats de César.

Près de ce lieu, qui ne servait qu'à recéler des objets hors d'usage, se trouvait la cellule d'un moine qui vivait d'une manière très-isolée, et semblait fuir ses collègues, dont il n'habitait le monastère que depuis trois ou quatre ans, sans que nul, excepté l'Abbé, sût d'où il était venu.
Depuis quelque temps il était plus sombre que jamais : dans les rares apparitions qu'il faisait parmi les religieux, son œil fixe, sa tête inclinée et ses traits, contractés par la réflexion, semblaient indiquer un homme abîmé dans d'étranges pensées. Comme il avait toujours affecté de fuir l'occasion de se rapprocher d'eux, ou de répondre à leurs avances, les moines avaient fini par n'y plus faire attention et par l'abandonner à sa solitude.
Par une singulière contradiction, dont il faudrait demander le secret au cœur humain : au lieu d'être satisfait d'une conduite en harmonie avec la sienne Guillaume de Saeftinghe (tel était son nom) en paraissait irrité et se montrait encore plus sauvage.
On était au mois de Juin de l'année 1302, et toute la Flandre, en rumeur, savait que Robert, comte d'Artois, à qui Philippe IV, dit le Bel, avait donné le commandement d'une armée de soixante mille hommes, s'avançait avec eux vers Courtrai dans le dessein de subjuguer et de réduire le pays par la destruction.
La colère du roi contre les Flamands comportait avec elle tant d'ironie qu'il avait fait peindre sur les étendards de son armée un balai enflammé. Depuis Douai jusqu'à Lille, les Français ne laissèrent ni arbres, ni maisons, ni châteaux, ni églises debout. L'incendie exerçait partout ses ravages: hommes, femmes, enfants étaient mis à mort. Les monastères surtout éprouvèrent la rage de l'ennemi : les moines furent tués, les religieuses violemment outragées et la profanation des choses saintes portée aux derniers excès. Afin d'imiter le signe peint sur leurs enseignes, les soldats, dit Meyer, attachaient des balais brûlants à leurs piques, et couraient par les campagnes anéantir les moissons.
Ces nouvelles parvinrent au monastère de Doest et y excitèrent la terreur. Guillaume de Saftinghe, réveillé comme en sursaut par l'émotion générale, offrit d'aller à Bruges consulter l'opinion publique. On refusa; mais l'Abbé envoya des émissaires, qui lui rapportèrent que Guillaume de Juliers, appuyé par les bandes de Pierre de Coninck et de Jean Breydel, avait réuni vingt mille hommes, presque totalement composés de Brugeois, des corps de métiers, et de paysans des environs, qui voulaient livrer bataille aux Français, et paraissaient animés de la plus grande ardeur.
Les moines, quoique rassurés par ce rapport, firent quelques préparatifs afin de n'être pas surpris à l'improviste.
Guillaume de Saeftinghe qui, pendant quelques jours, s'était mêlé aux conversations de la communauté, et informé de tout avec anxiété, ne paraissait plus. On crût qu'il était retombé dans sa mélancolie ordinaire, et on y songea peu. Quel fut l'étonnement général, lorsque le cèllerier vint avertir qu'il avait disparu, emmenant avec lui deux chevaux du couvent !
En effet, cet homme extraordinaire, retrouvant son énergie au moment du danger, avait résolu de se faire tuer, ou de s'affranchir, par une puissante diversion, des idées qui l'obsédaient. Il se rendit donc à Bruges, vendit un des chevaux pour acheter des armes, et se mit dans les rangs du corps d'armée commandé par Guillaume de Juliers.
Ce fut lui qui conseilla à de Coninck de faire creuser entre Courtrai et l'abbaye de Groeningue, plusieurs excavations profondes qu'on recouvrit avec des roseaux et des branches d'arbres, et au-dessus desquelles on plaça du gazon, de sorte que le terrain semblait une plaine cultivée. Ce stratagème réussit au-delà de toute espérance. L'armée flamande n'avait que fort peu de cavalerie, et pas plus de trente cavaliers nobles; au lieu que dans la nombreuse cavalerie française on comptait plus de deux mille gentilshommes. Il pouvait résulter de cette disproportion un avantage d'autant plus grand pour les Français, que si les troupes flamandes se composaient de gens courageux, ils étaient peu instruits au métier de la guerre, et la plupart seulement armés de lances, d'arbalètes et de gros bâtons noueux, garnis d'un fer pointu ; mais tous étaient décidés à mourir plutôt que de reculer, et ils puisaient de nouvelles forces dans cette résolution.
Le 11 Juillet, les deux armées se trouvèrent en présence. L'aile droite des Flamands était sous les ordres du chevalier de Coninck, et la gauche avait pour chef le chevalier Breydel. Maîtres d'une position favorable, ils avaient, à l'Orient, la rivière de la Lys; de profonds et larges fossés à l'Occident; et le Midi, vers lequel devait commencer l'attaque, offrait les pièges dont nous venons de parler.
Coloré par les premiers rayons de soleil, l'horizon semblait rouge et enflammé, les feux du jour naissant inondaient la campagne, pure et fraîche encore sous la rosée matinale; de tous côtés on ne voyait que piques étincelantes, soldats, chevaux et chariots en mouvement. C'était un bruit confus, semblable à celui des flots d'une mer agitée.
L'ordre avait été donné à une partie des Flamands de se placer devant le terrain creusé, et de lancer des traits sur l'ennemi.
A neuf heures du matin, disent les Annales contemporaines, l'armée française, qui semblait un monde de soldats, répondit à l'attaque. Un nuage de poussière obscurcit l'air et vint envelopper les combattants. La confusion, le carnage et la mort exerçaient leurs ravages. Les avant-postes brugeois se replièrent devant l'ennemi, qui se précipitait sur eux avec impétuosité. Cette ruse leur réussit d'autant mieux qu'il faisait un temps sec, où le soleil n'éblouissait pas moins que la poussière. Aussi l'infanterie française vint se jeter dans les ravins habilement dissimulés, et la cavalerie, voyant tomber ceux qui les devançaient, les crut tués et leur passa sur le corps, en s'écrasant mutuellement.
Les Flamands firent alors volte-face, ce qui mit d'abord le désordre parmi les Français, et une lutte terrible s'engagea. Les cris de joie des vainqueurs, les déchirantes plaintes des mourants, le bruit des armes, retentissaient de toutes parts. La terre, où le sang ruisselait par torrents, semblait gémir sous l'amas des cadavres. Dans les rangs confondus et en désordre, on ne trouvait plus que massacre, fureur et désespoir.
Non moins terrible qu'infatigable, apparaissait toujours au plus fort de la mêlée Guillaume de Saeftingue : monté sur un cheval fougueux, armé jusqu'aux dents et l'œil enflammé, il se jetait en désespéré sur les Français. Il culbuta plus de quarante cavaliers, rien ne lui résistait et il tua de sa main, dit-on, jusqu'à cinquante hommes. Il avait conservé les habits de moine, et excitait d'autant plus l'étonnement général sous ce costume, que différant d'ailleurs des plus farouches guerriers, qu'il éclipsait à tant de titres, il ne prononça pas une seule parole, pendant toute la lutte, où mille cris animaient ou terrifiaient les autres combattants.
Malgré ce premier échec des Français, la bataille fut des plus opiniâtres, car, nombreux, braves et bien armés, ils combattaient comme des lions. Néanmoins les Flamands qui, pour la plupart, ainsi que nous l'avons dit, n'avaient que des lances, des fourches ou des haches, ne perdirent point leur avantage. Enfin, vers le soir, le sort de ce terrible combat fut décidé, et l'armée française mise en déroute. Un grand nombre d'hommes, précipités dans la Lys, y perdirent la vie.
On trouve dans les écrits de l'archevêque de Florence, Antonin, et chez d'autres chroniqueurs du temps, que ce jour-là furent tués six mille cavaliers, la fleur de la noblesse et des preux de toute la France, et plus de douze mille gentilshommes.
Le comte Robert, chef de tant de braves, percé de trente coups d'épée, eut le bras droit coupé, et ce membre fut porté comme un trophée au milieu des combattants. Guy de Saint-Paul, frère du comte de Châtillon, gouverneur de Flandre, opéra sa retraite seulement avec vingt mille hommes, restes d'une belle et superbe armée qui en avait compté plus de soixante mille.
Le fils aîné du comte de Flandre, voyant ses troupes harassées de fatigue, les laissa camper sur la plaine. Il fit demander le moine courageux qui avait tant contribué à la gloire de cette mémorable journée; mais on ne put le retrouver.
Saeftinghe avait en effet repris le chemin de son couvent, dont l'Abbé, qui connaissait probablement le mystère de son existence, lui fit de grands reproches. Guillaume, cruellement désappointé et ne pouvant contenir sa colère, se jeta sur lui et l'aurait tué, avec un couteau qui lui tomba sous la main, si le Prieur, accouru au bruit de l'altercation, n'eût détourné le coup. L'Abbé s'élança hors de la chambre en criant à l'agresseur : Souviens-toi de la nuit de Noël, il y a six ans! Anathème ! Tout sera divulgué... !
Celui-ci, que ces mots avaient paru terrifier, saisit à la gorge le Prieur, qu'il jeta mort à ses pieds, et poursuivit l'Abbé qui, tout en fuyant, appelait à son secours la communauté.

Le meurtrier, ayant eu le temps réfléchir aux conséquences de son action, et persuadé que toutes les issues du monastère étaient gardéesalla s'enfermer dans la tour contiguë à sa cellule, et dont nous avons fait mention au commencement de cette histoire. Il entassa devant la seule porte de sa forteresse tout ce qui lui vint sous la main, et s'y trouva dans une position presqu'inexpugnable. Alors il monta sur les créneaux, bien résolu de se défendre jusqu'à la mort, ou d'obtenir une capitulation, et il détacha avec son épée les dalles du pavé pour s'en faire des moyens de défense.
Après avoir réuni à ses moines un grand nombre de paysans, l'Abbé fit assiéger la tour; mais Guillaume de Saftingue, leur lança avec tant d'adresse et de vigueur les pierres qu'il avait amoncelées, qu'il leur, blessa beaucoup de monde, et leur fit prendre la résolution d'aller demander du secours à Bruges.
Messires Jean Breydel et Pierre de Coninck furent affligés d'une telle communication à cause de la valeureuse conduite du coupable, à la bataille de Groeninghe. Néanmoins, ils vinrent à Lisseweghe, avec deux cents hommes armés, prêter main-forte aux moines; mais ils résolurent d'employer l'adresse pour s'emparer de Guillaume, afin de l'emmener à Bruges et de remettre son sort à la décision du comte Guy de Flandre.
Ayant eu une explication avec lui du haut de la tour, ses anciens frères d'armes l'excitèrent à parlementer et à se fier à eux ; alors il se rendit aux soldats , qui le conduisirent à Bruges, en assurant les moines que justice serait faite.

Là, on le mit au Steen, prison de la ville, jusqu'à ce que le fils du comte fut averti. Mais le lendemain, lorsqu'on allait le chercher pour l'amener devant lui, on ne le trouva plus et l'on ne put savoir ni comment, ni par quelle route avait eu lieu son évasion.
Meyer rapporte qu'on apprit plus tard qu'il était allé par mer en Syrie et avait abjuré sa religion ; et que, chez les Musulmans, pour prix de sa rare et haute valeur dans les combats, le sultan lui avait donné un grade dans ses Janissaires.
On sut aussi qu'après quelques années de cette nouvelle et active existence, où le tumulte des camps avait pu soustraire Guillaume de Saeftinghe à la sombre mélancolie qu'avait entretenue l'indolence du cloître, il sentit renaître en lui les idées qui l'obsédaient comme un remords, et qu'afin de s'y dérober , il profita d'un jour où il était de garde sur une galerie extérieure du Harem, pour se jeter dans les Dardanellesoù le suicide devint, pour un tel homme, la plus naturelle application du finis coronat opus. 

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La statue de Guillaume de Saeftinghe à Lissewege
(Photo Denis Saulnes)



Notes finales

1) Henri Conscience, dans son roman historique « Le Lion des Flandres » paru en 1838, affirme que c’est Saeftinghe lui-même qui coupa le bras du chef de l’armée française, Robert d’Artois.

2) Les « éperons d’or » qui ont donné leur nom à cette fameuse bataille étaient portés par les chevaliers français. A la fin de ce 11 juillet mémorable, les Flamands et leurs alliés wallons en ramassèrent un grand nombre sur le champ de bataille et les suspendirent dans l’église Notre-Dame de Courtrai. Philippe le Bel reprit les éperons d'or deux ans plus tard le 18 Août 1304 à l'occasion de la bataille de Mons-en-Pevèle, où il prit sa revanche sur les milices flamandes. La Flandre conservera son autonomie mais sera condamnée par le roi de France à de fortes amendes. Les éperons d'or furent alors transférés à la cathédrale de Dijon.


3) La bataille des Eperons d'Or, Guldensporenslag en flamand, est mieux connue en France sous le nom de "Bataille de Courtrai".


Charles Saint-André




AFFICHES "ART NOUVEAU" DE HENRI PRIVAT-LIVEMONT

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