LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL
La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.
Charles De Coster
Librairie Internationale
Paris - 1869
Livre Quatrième
[Page 369]
I
Étant à Heyst, sur les dunes, Ulenspiegel & Lamme voient
venir d'Ostende, de Blanckenberghe, de Knokke, force bateaux pêcheurs pleins
d'hommes armés & suivant les Gueux de Zélande, qui portent au couvre-chef
le croissant d'argent avec cette inscription: ‘Plutôt servir le Turc que le
pape.’
Ulenspiegel est joyeux, il siffle comme l'alouette; de tous
côtés répond le clairon guerrier du coq.
Les bâteaux, voguant ou pêchant & vendant leur poisson,
abordent, l'un après l'autre, à Emden. Là est détenu Guillaume de Blois qui,
par commission du prince d'Orange, équipe un navire.
Ulenspiegel & Lamme viennent à Emden, tandis que sur
l'ordre de Très-Long, les bateaux des Gueux regagnent la haute mer.
Très-Long, étant à Emden depuis onze semaines, se morfondait
amèrement. Il allait du navire à terre & de terre au navire, comme un ours
enchaîné.
Ulenspiegel & Lamme, vaguant sur les quais, y avisent un
seigneur de bonne trogne, brassant quelque mélancolie & empêché à
déchausser d'un épieu l'un des pavés du quai. N'y pouvant parvenir, il essayait
toutefois de mener à bonne fin l'entreprise, tandis qu'un chien rongeait un os
derrière lui.
Ulenspiegel vient au chien & fait mine de lui vouloir
voler son os. Le chien gronde; Ulenspiegel ne cesse: le chien mène grand
vacarme de roquetaille.
[Page 370]
Le seigneur, se retournant au bruit, dit à Ulenspiegel:
- A quoi te sert-il de tourmenter cette bête?
- A quoi, messire, vous sert-il de tourmenter ce pavé?
- Ce n'est point même chose, dit le seigneur.
- La différence n'est pas grande, répond Ulenspiegel: si ce
chien tient à son os & le veut garder, ce pavé tient à son quai & y
veut rester. Et c'est bien le moins que des gens comme nous tournent autour
d'un chien quand des gens comme vous tournent autour d'un pavé.
Lamme se tenait derrière Ulenspiegel, n'osant parler.
- Qui es-tu? demanda le seigneur.
- Je suis Thyl Ulenspiegel, fils de Claes, mort dans les
flammes pour la foi.
Et il siffla comme l'alouette & le seigneur chanta comme
le coq.
- Je suis l'amiral Très-Long, dit-il; que me veux-tu?
Ulenspiegel lui conta ses aventures & lui bailla cinq
cents carolus.
- Qui est ce gros homme? demanda Très-Long montrant Lamme du
doigt.
- Mon compagnon & ami, répondit Ulenspiegel: il veut,
comme moi, chanter sur ton navire, à belle voix d'arquebuse, la chanson de la
délivrance de la terre des pères.
- Vous êtes braves tous deux, dit Très-Long, vous partirez
sur mon navire.
On était pour lors en février: aigre était le vent, vive la
gelée. Après trois semaines d'attente dépiteuse, Très-Long quitte Emden avec
protestation. Pensant entrer au Texel, il part du Vlie, mais est contraint
d'entrer à Wieringen, où son navire est cerné par la glace.
Bientôt ce fut tout autour un joyeux spectacle: traîneaux
& patineurs tout en velours; patineuses aux cottes & vasquines brodées
d'or, de perle, d'écarlate, d'azur; garçonnets & fillettes allaient,
venaient, glissaient, riaient, se suivant en ligne, ou deux à deux, par
couples, chantant la chanson d'amour sur la glace, ou allant manger &
boire, dans des échoppes ornées de drapeaux, du brandevin, des oranges, des
figues, du peperkoek, des schols, des oeufs, des légumes chauds & des
ecte-kaeken, ce sont des crêpes & des légumes au vinaigre, tandis qu'autour
d'eux traînelets & traîneaux à voile faisaient crier la glace sous leur
éperon.
Lamme, cherchant sa femme, vaguait patinant comme les joyeux
bonshommes & commères, mais il tomba souvent.
[Page 371]
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel allait s'abreuver & se
nourrir dans une petite auberge sur le quai où il ne lui fallait point payer
cher sa pitance; & il devisait avec la vieille baesinne volontiers.
Un dimanche, vers neuf heures, il y entra demandant qu'on
lui donnât son dîner.
- Mais, dit-il à une mignonne femme s'avançant pour le servir,
baesinne rafraîchie, que fis-tu de tes rides anciennes? Ta bouche a toutes ses
dents blanches & jeunettes, & les lèvres en sont rouges comme cerises.
Est-il pour moi ce doux & malicieux sourire?
- Nenni, dit-elle; mais que te faut-il bailler?
- Toi, dit-il.
La femme répondit:
- Ce serait trop pour un maigrelet comme toi; ne veux-tu
point d'autre viande?
Ulenspiegel ne sonnant mot:
- Qu'as-tu fait, dit-elle, de cet homme beau, bien fait
& corpulent que je vis souvent près de toi?
- Lamme? dit-il.
- Qu'en as-tu fait? dit-elle.
Ulenspiegel répondit:
- Il mange, dans les échoppes, des oeufs durs, des anguilles
fumées, des poissons salés, des zueertjes & tout ce qu'il peut se mettre
sous la dent; le tout pour chercher sa femme. Que n'es-tu la mienne, mignonne?
Veux-tu cinquante florins? veux-tu un collier d'or?
Mais elle se signant:
- Je ne suis point à acheter ni à prendre, dit-elle.
- N'aimes-tu rien? dit-il.
- Je t'aime comme mon prochain; mais j'aime avant tout
Monseigneur le Christ & Madame la Vierge, qui me commandent de mener prude
vie. Durs & pesants en sont les devoirs, mais Dieu nous aide, pauvres
femmes. Il en est cependant qui succombent. Ton gros ami est-il joyeux?
Ulenspiegel répondit:
- Il est gai en mangeant, triste à jeun & toujours
songeur. Mais toi, es-tu joyeuse ou dolente?
- Nous autres femmes, dit-elle, sommes esclaves de qui nous
gouverne!
- La lune? dit-il.
[Page 372]
- Oui, dit-elle.
- Je vais dire à Lamme de te venir voir.
- Ne le fais point, dit-elle; il pleurerait & moi
pareillement.
- Vis-tu jamais sa femme? demanda Ulenspiegel.
Elle, soupirant, répondit:
- Elle pécha avec lui & fut condamnée à une cruelle
pénitence. Elle sait qu'il va sur la mer pour le triomphe de l'hérésie, c'est
une chose dure à penser pour un coeur chrétien. Défends-le si on l'attaque;
soigne-le s'il est blessé: sa femme m'ordonna de te faire cette demande.
- Lamme est mon frère & ami, répondit Ulenspiegel.
- Ah! disait-elle, que ne rentrez-vous au giron de Notre
Mère sainte Église!
- Elle mange ses enfants, répondit Ulenspiegel.
Et il s'en fut.
Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne cessant
d'épaissir la glace & le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins
& soudards du navire menaient nopces & ripailles de traîneaux & de
patins.
Ulenspiegel étant à l'auberge, la mignonne femme lui dit,
toute dolente & comme affolée:
- Pauvre Lamme! pauvre Ulenspiegel!
- Pourquoi te plains-tu? demanda-t-il.
- Hélas! hélas! dit-elle, que ne croyez-vous à la messe?
Vous iriez en paradis, sans doute, & je pourrais vous sauver en cette vie.
La voyant aller à la porte écouter attentive, Ulenspiegel
lui dit:
- Ce n'est pas la neige que tu écoutes tomber?
- Non, dit-elle.
- Ce n'est pas au vent gémissant que tu prêtes l'oreille?
- Non, dit-elle encore.
- Ni au bruit joyeux que font dans la taverne voisine nos
vaillants matelots?
- La mort vient comme un voleur, dit-elle.
- La mort! dit Ulenspiegel, je ne te comprends pas; rentre
& parle.
- Ils sont là, dit-elle.
- Qui?
- Qui? répondit-elle. Les soldats de Simonen-Bol, qui vont
venir, au nom du duc, se ruer sur vous tous; si l'on vous traite si bien ici,
c'est comme les boeufs qu'on va tuer. Ah! pourquoi, dit-elle tout en larmes, ne
le sais-je que de tantôt seulement?
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- Ne pleure ni ne crie, dit Ulenspiegel, & demeure!
- Ne me trahis point, dit-elle.
Ulenspiegel sortit de la maison, courut, s'en fut à toutes
les échoppes & tavernes, coulant en l'oreille des marins & soudards ces
mots: ‘L'Espagnol vient.’
Tous coururent au vaisseau, préparant en grande hâtiveté
tout ce qu'il fallait pour la bataille, & ils attendirent l'ennemi.
Ulenspiegel dit à Lamme:
- Vois-tu cette mignonne femme debout sur le quai, avec sa
robe noire brodée d'écarlate, & se cachant le visage sous sa capeline
blanche?
- Ce m'est tout un, répondit Lamme. J'ai froid, je veux
dormir.
Et il s'enveloppa la tête de son opperst-kleed. Et ainsi il
fut comme un homme sourd.
Ulenspiegel reconnut alors la femme & lui cria du
vaisseau:
- Veux-tu nous suivre? dit-il.
- Jusqu'à la fosse, dit-elle, mais je ne le puis...
- Tu ferais bien, dit Ulenspiegel; songes-y cependant: quand
le rossignol reste en la forêt, il est heureux & chante; mais s'il la
quitte & risque ses petites ailes au vent de la grande mer, il les brise
& meurt.
- J'ai chanté au logis, dit-elle, & chanterais dehors si
je le pouvais. Puis, s'approchant du navire: Prends, dit-elle, ce baume pour
toi & ton ami qui dort quand il faut veiller.
Et elle s'éloigna disant:
- Lamme! Lamme! Dieu te garde de mal, reviens sauf.
Et elle se découvrit le visage.
- Ma femme, ma femme! cria Lamme.
Et il voulut sauter sur la glace.
- Ta femme fidèle! dit-elle.
Et elle courut le grand trotton.
Lamme voulut sauter du pont sur la glace, mais il en fut
empêché par un soudard, lequel le retint par son opperst-kleed. Il cria,
pleura, supplia qu'on lui voulût permettre de partir. Mais le prévôt lui dit:
- Tu seras pendu si tu laisses le vaisseau.
Lamme voulut derechef se jeter sur la glace, mais un vieux
Gueux le retint, lui disant:
- Le plancher est humide, tu pourrais te mouiller les pieds.
Et Lamme tomba sur son séant, pleurant & sans cesse
disant:
- Ma femme, ma femme! laissez-moi aller à ma femme!
[Page 374]
- Tu la reverras, dit Ulenspiegel. Elle t'aime, mais elle
aime Dieu plus que toi.
- La diablesse enragée, cria Lamme. Si elle aime Dieu plus
que son homme, pourquoi se montre-t-elle à moi mignonne et désirable? Et si
elle m'aime, pourquoi me laisse-t-elle?
- Vois-tu clair dans les puits profonds? demanda
Ulenspiegel.
- Las! disait Lamme, je mourrai bientôt.
Et il resta sur le pont, blême & affolé.
Dans l'entre-temps vinrent les gens de Simonen-Bol, avec
force artillerie.
Ils tirèrent sur le navire, qui leur répondit. Et leurs
boulets cassaient la glace tout autour. Vers le soir une pluie tomba tiède.
Le vent soufflant du ponant, la mer se fâcha sous la glace
& la souleva par blocs énormes, lesquels furent vus se dressant, retombant,
s'entre-heurtant, passant les uns sur les autres non sans danger pour le navire
qui, lorsque l'aube creva les nuages nocturnes, ouvrit ses ailes de lin comme
un oiseau de liberté & vogua vers la mer libre.
Là ils rejoignirent la flotte de messire de Lumey de la
Marche, amiral de Hollande & Zélande, & chef & capitaine général,
& comme tel portant une lanterne au haut de son navire.
- Regarde-le bien, mon fils, dit Ulenspiegel; celui-ci ne
t'épargnera point, si tu veux de force quitter le navire. Entends-tu sa voix
éclater comme tonnerre? Vois comme il est large & fort en sa haute stature!
Regarde ses longues mains aux ongles crochus! Vois ses yeux ronds, yeux d'aigle
& froids, & sa longue barbe pointue qu'il laissera croître jusqu'à ce
qu'il ait pendu tous les moines & prêtres pour venger la mort des deux
comtes! Vois-le redoutable & cruel; il te fera pendre haut & court, si
tu continues de geindre & de crier toujours: Ma femme!
- Mon fils, répondit Lamme, tel parle de corde pour le
prochain qui a déjà au col la fraise de chanvre.
- Toi-même la porteras le premier. Tel est mon voeu amical,
dit Ulenspiegel.
- Je te verrai à la potence pousser, longue d'une toise hors
du bec, ta langue venimeuse, répondit Lamme.
Et tous deux pensaient rire.
Ce jour-là, le vaisseau de Très-Long prit un navire de
Biscaye chargé de mercure, de poudre d'or, de vins & d'épices. Et le navire
fut vidé de sa moëlle, hommes & butin, comme un os de boeuf sous la dent
d'un lion.
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Ce fut en ce temps aussi que le duc ordonna aux Pays-Bas de
cruels & d'abominables impôts, obligeant tous les habitants vendant des
biens mobiliers ou immobiliers à payer mille florins par dix mille. Et cette
taxe fut permanente. Tous les marchands & vendeurs quelconques durent payer
au roi le dixième du prix de vente, & il fut dit dans le peuple que des
marchandises vendues dix fois en une semaine, le roi avait tout.
Et ainsi le commerce & l'industrie s'en allaient vers
Ruine & Mort.
Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut
nommée le Verger de liberté.
II
Les premiers jours de mai, par un ciel clair, le navire
voguant fièrement sur le flot, Ulenspiegel chanta:
Les cendres battent
sur mon coeur.
Les bourreaux sont venus, ils ont frappé
Par le poignard, le feu, la force & le
glaive.
Ils ont payé l'espionnage vil.
Où était Amour & Foi, vertus douces,
Ils ont mis Délation & Méfiance.
Que les bouchers soient frappés,
Battez le tambour de guerre.
Vive le Gueux! Battez
le tambour!
La Briele est prise,
Et aussi Flessingue, clef de l'Escaut;
Dieu est bon, Camp-Veere est prise,
Où était l'artillerie de Zélande?
Nous avons balles, poudre & boulets,
Boulets de fer & boulets de fonte.
Dieu est avec nous, qui donc contre?
Battez le tambour de
guerre & gloire!
Vive le Gueux! Battez le tambour!
Le glaive est tiré,
hauts soient nos coeurs,
Fermes nos bras, le glaive est tiré.
Foin du dixième denier l'entier de ruine,
Mort au bourreau, la hart au spoliateur.
[Page 376]
A roi parjure peuple
rebelle.
Le glaive est tiré pour nos droits,
Pour nos maisons, nos femmes & nos
enfants.
Le glaive est tiré, battez le tambour!
Hauts sont nos coeurs,
fermes nos bras.
Foin du dixième denier, foin de l'infâme
pardon.
Battez le tambour de guerre, battez le
tambour!
Oui, compères & amis, dit Ulenspiegel, oui, ils ont
dressé à Anvers, devant la Maison Commune, un éclatant échafaud couvert de drap
rouge; le duc y est assis comme un roi sur son trône au milieu des estafiers
& des soudards. Voulant sourire bénévolement, il fait aigre grimace. Battez
le tambour de guerre!
Il a octroyé un pardon: faites silence: sa cuirasse dorée
reluit au soleil, le grand prévôt est à cheval à côté du dais: voici venir le
héraut avec ses timbaliers; il lit: c'est le pardon pour tous ceux qui n'ont
point péché; les autres seront punis cruellement.
Oyez, compères, il lit l'édit qui commande, sous peine de
rébellion, le payement des dixième & vingtième deniers.
Et Ulenspiegel chanta:
O duc! entends-tu la voix du populaire,
La forte rumeur?
C'est la mer qui monte
Au temps des grandes
houles.
Assez d'argent, assez
de sang,
Assez de ruines!
Battez le tambour!
Le glaive est tiré.
Battez le tambour de deuil!
C'est le coup d'ongle sur la plaie saignante,
Le vol après le
meurtre. Te faut-il donc
Mêler tout notre or à
notre sang pour le boire?
Nous marchions dans
le devoir féaux
A Sa Majesté Royale,
Sa Majesté est parjure.
Nous sommes dégagés de
serments. Battez le tambour de guerre.
Duc d'Albe, duc de sang,
Vois ces échoppes
& ces boutiques fermées,
Vois ces brasseurs,
boulangers, épiciers,
Refusant de vendre
pour ne payer point.
Qui donc te salue
quand tu passes?
Personne. Sens-tu,
comme un brouillard de peste,
Haine & Mépris
l'environner?
[Page 377]
La belle terre de
Flandres,
Le joyeux pays de Brabant,
Sont tristes comme, des cimetières.
Là où jadis, au temps de liberté,
Chantaient les violes, glapissaient les
fifres,
Sont le silence & la mort.
Battez le tambour de guerre.
Au lieu des faces joyeuses
De buveurs & d'amoureux chantants,
Sont les pâles visages
De ceux qui attendent, résignés,
Le coup du glaive de l'injustice.
Battez le tambour de guerre.
Nul n'entend plus dans
les tavernes
Le cliquetis joyeux
des pintes,
Ni la claire voix des filles
Chantant par troupes dans les rues.
Et Brabant & Flandres, pays de joie,
Sont devenus pays de larmes.
Battez le tambour de deuil.
Terre des pères,
souffrante aimée,
Ne courbe point le front sous le pied du
meurtrier.
Abeilles laborieuses, ruez-vous par essaims
Sur les frêlons d'Espagne.
Cadavres des femmes & filles enterrées
vives,
Criez à Christ: Vengeance!
Errez la nuit dans les
champs; pauvres âmes,
Criez vers Dieu! Le bras frémit pour frapper.
Le glaive est tiré, duc, nous t'arracherons
les entrailles
Et t'en fouetterons le
visage.
Battez le tambour. Le
glaive est tiré.
Battez le tambour. Vive le Gueux!
Et tous les mariniers & soudards du navire d'Ulenspiegel
& ceux aussi des navires chantaient pareillement:
Le glaive est tiré,
vive le Gueux!
Et leurs voix grondaient comme un tonnerre de délivrance.
[Page 378]
III
Le monde était en janvier, le mois cruel qui gèle le veau au
ventre de la vache. Il avait neigé & gelé par-dessus. Les garçonnets
prenaient à la glu les moineaux cherchant sur la neige durcie quelque pauvre
nourriture, & apportaient ce gibier en leurs chaumines. Sur le ciel gris
& clair, se détachaient immobiles les squelettes des arbres dont les
branches étaient couvertes de neigeux coussins, couvrant pareillement les
chaumines & le faîte des murs où se voyaient les empreintes des pattes des
chats, qui, eux aussi, chassaient aux moineaux sur la neige. Tout au loin les
prairies étaient cachées par cette merveilleuse toison, tenant tiède la terre
contre l'aigre froid d'hiver. La fumée des maisons & chaumines montait
noire dans le ciel, & on n'entendait nul bruit.
Et Katheline & Nele étaient seules en leur logis; &
Katheline, hochant la tête, disait:
- Hans, mon coeur tire à toi. Il te faut rendre les sept
cents carolus à Ulenspiegel, fils de Soetkin. Si tu es besoineux, viens
cependant que je voie ta face brillante. Ote le feu, la tête brûle. Las! où
sont tes neigeux baisers? où est ton corps de glace? Hans, mon aimé.
Et elle se tenait à la fenêtre. Soudain passa, courant le
grand trotton, un voet-looper, courrier portant des grelots à la ceinture &
criant:
- Voici venir le bailli, le haut-bailli de Damme!
Et il alla ainsi jusqu'à la Maison commune, afin d'y
assembler les bourgmestres & échevins.
Alors dans l'épais silence Nele entendit sonner deux
clairons. Tous ceux de Damme vinrent aux portes, croyant que c'était Sa Royale
Majesté qui s'annonçait par de telles fanfares.
Et Katheline alla aussi à la porte avec Nele. De loin elles
virent de brillants cavaliers chevauchant par troupe, & devant eux
chevauchant pareillement personnage couvert d'un opperst-kleed de velours noir
brodé de martres, ayant le pourpoint de velours passementé d'or fin & les
bottines de veau fauve fourrées de martres. Et elles reconnurent le
haut-bailli.
Derrière lui chevauchaient jeunes seigneurs qui, nonobstant
l'ordonnance de feue Son Impériale Majesté, portaient à leurs accoutrements de
velours des
[Page 379]
broderies, passements, bandes, profilures d'or, d'argent
& de soie. Et leurs opperst-kleederen qui, sous leurs vêtements de dessus,
étaient pareillement à ceux du bailli bordés de fourrure. Ils chevauchaient
gaiement, secouant au vent les longues plumes d'autruche garnissant leurs
toques boutonnées passementées d'or.
Et ils semblaient être tous de bons amis & compagnons du
grand bailli, & notamment un seigneur d'aigre trogne vêtu de velours vert
passementé d'or, & dont le manteau était de velours noir ainsi que la toque
ornée de longues plumes. Et il avait le nez en forme de bec de vautour, la
bouche mince, le poil roux, la face blême, le port fier.
Tandis que la troupe de ces seigneurs passait devant le
logis de Katheline, celle-ci tout soudain sauta à la bride du cheval du
seigneur blême, & de joie affolée s'écria:
- Hans! mon aimé, je le savais, tu reviens. Tu es beau ainsi
tout en velours & tout en or comme un soleil sur la neige! M'apportes-tu
les sept cents carolus? T'entendrai-je encore crier comme l'orfraie?
Le haut-bailli fit arrêter la troupe des gentilshommes,
& le seigneur blême dit:
- Que me veut cette gueuse?
Mais Katheline, tenant toujours le cheval à la bride:
- Ne t'en reva point, disait-elle, j'ai tant pleuré pour
toi. Douces nuits, mon aimé, baisers de neige & corps de glace. L'enfant
est ici!
Et elle lui montra Nele qui le regardait fâchée, car il
avait levé son fouet sur Katheline; mais Katheline pleurant:
- Ah! disait-elle, n'as-tu point souvenance? Prends en pitié
ta servante. Amène-là où tu veux avec toi. Ote le feu, Hans, pitié!
- Va-t'en! dit-il.
Et il poussa son cheval si sort en avant que Katheline,
lâchant la bride, tomba; & le cheval marcha sur elle & lui fit au front
une sanglante blessure.
Le bailli dit alors au seigneur blême:
- Messire, connaissez-vous cette femme?
- Je ne la connais point, dit-il, c'est quelque folle sans
doute.
Mais Nele, ayant relevé Katheline:
- Si cette femme est folle, je ne le suis point,
Monseigneur, & demande à mourir ici de cette neige que je mange, - &
elle prit de la neige avec les doigts, - si cet homme n'a pas connu ma mère,
s'il ne lui emprunta point tout son argent, s'il ne tua point le chien de
Claes, afin de prendre contre le
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mur du puits de notre maison sept cents carolus appartenant
au pauvre défunt.
- Hans, mon mignon, pleurait Katheline, saignante & à
genoux, Hans, mon aimé, donne-moi le baiser de paix: vois le sang qui coule:
l'âme a fait le trou & veut sortir: je mourrai tantôt: ne me laisse point.
Puis, parlant tout bas: Jadis tu tuas ton compagnon par jalousie, le long de la
digue. Et elle étendit le doigt du côté de Dudzeele. Tu m'aimais bien en ce
temps.
Et elle prenait le genou du gentilhomme & l'embrassait,
& elle prenait sa bottine & la baisait.
- Quel est cet homme tué? demanda le haut-bailli.
- Je ne le sais, Monseigneur, dit-il. Nous n'avons nul
soucis des propos de cette gueuse, marchons.
Le populaire s'assemblait autour d'eux; grands & petits
bourgeois, manouvriers & manants, prenant le parti de Katheline,
s'écriaient:
- Justice, Monseigneur bailli, justice.
Et le bailli dit à Nele:
- Quel est cet homme tué? Parle selon Dieu & la vérité.
Nele parla & dit, montrant le gentilhomme blême:
- Celui-ci est venu tous les samedis dans le Keet pour voir
ma mère & lui prendre son argent: il a tué un sien ami, nommé Hilbert, dans
le champ de Servaes Van der Vichte, non par amour, comme le croit cette
innocente affolée, mais pour avoir à lui seul les sept cents carolus.
Et Nele raconta les amours de Katheline, & ce que
celle-ci entendait quand elle était la nuit cachée derrière la digue qui
traversait le champ de Servaes Van der Vichte.
- Nele est méchante, disait Katheline, elle parle durement à
Hans, son père.
- Je jure, dit Nele, qu'il criait comme une orfraie pour
annoncer sa présence.
- Tu mens, dit le gentilhomme.
- Oh non! dit Nele, & monseigneur le bailli & tous
ces hauts seigneurs ici présents le voient bien: tu es blême non de froid, mais
de peur. D'où vient que ton visage ne brille plus: tu as donc perdu ta mixture
enchantée dont tu te frottais afin qu'il parût clair, comme les vagues en été
quand il tonne. Mais, sorcier maudit, tu seras brûlé devant les baillies de la
maison de ville. C'est toi qui causas la mort de Soetkin, toi qui réduisis son
fils or-
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phelin à la misère; toi noble homme, sans doute, & qui
venais chez nous, bourgeois, pour apporter à ma mère une seule fois de l'argent
& lui en prendre toutes les autres.
- Hans, disait Katheline, tu me mèneras encore au sabbat
& tu me frotteras encore de baume; n'écoute point Nele, elle est méchante:
tu vois le sang, l'âme a fait le trou & veut sortir: je mourrai tantôt
& j'irai dans les limbes où il ne brûle point.
- Tais-toi, folle sorcière, je ne te connais point, dit le
gentilhomme, & ne sais ce que tu veux dire.
- Et pourtant, dit Nele, c'est toi qui vins avec un
compagnon & me le voulus donner pour mari: tu sais que je n'en voulus
point; qu'a-t-il fait, ton ami Hilbert, qu'a-t-il fait de ses yeux après que
j'y eus jeté mes ongles?
- Nele est méchante, disait Katheline, ne la crois point,
Hans, mon mignon: elle est fâchée contre Hilbert qui la voulut prendre de
force, mais Hilbert ne le peut plus maintenant, les vers l'ont mangé: &
Hilbert était laid, Hans, mon mignon, toi seul es beau, Nele est méchante.
Sur ce le bailli dit:
- Femmes, allez en paix.
Mais Katheline ne voulait point quitter la place où était
son ami. Et il la fallut conduire de force en son logis.
Et tout le peuple qui s'était assemblé criait:
- Justice, Monseigneur, justice!
Les sergents de la commune étant venus au bruit, le bailli
leur manda de demeurer, & il dit aux seigneurs & gentilshommes:
- Messeigneurs & messires, nonobstant tous privilèges
protégeant l'ordre illustre de noblesse au pays de Flandre, je dois sur les
accusations, & notamment sur celle de sorcellerie portées contre messire
Joos Damman, le faire appréhender au corps jusqu'à ce qu'il soit jugé suivant
les lois & ordonnances de l'empire. Remettez-moi votre épée, messire Josse.
- Monseigneur bailli, dit Joos Damman, avec grande hauteur
& fierté nobiliaire, en m'appréhendant au corps vous forfaites à la loi de
Flandre, car vous n'êtes point juge vous-même. Or, vous savez qu'il n'est
permis d'appréhender sans charge de juge que les faux monnayeurs, les
détrousseurs de chemins & voies publiques; les boute-feux, les efforceurs
de femmes; les gendarmes abandonnant leur capitaine; les enchanteurs usant de
venin pour empoisonner les eaux; les moines ou béguines enfuis
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de religion & les bannis. Or ça, messires &
messeigneurs, défendez-moi!
Quelques-uns voulant obéir, le bailli leur dit:
- Messeigneurs & messires, représentant ici notre roi,
comte & seigneur, auquel est réservée la décision des cas difficiles, je
vous mande & ordonne sous peine d'être déclarés rebelles, de remettre vos
épées au fourreau.
Les gentilshommes ayant obéi, & messire Joos Damman
hésitant encore, le peuple cria:
- Justice, Monseigneur, justice, qu'il rende son épée.
Il le fit alors bien malgré lui, &, descendant de
cheval, il fut conduit par deux sergents à la prison de la commune.
Toutefois il n'y fut point enfermé dans les caves, mais bien
en une chambre grillée, où il eut, en payant, bon feu, bon lit & bonne
nourriture dont le geôlier prenait la moitié.
IV
Le lendemain, le bailli, les deux greffiers criminels, deux
échevins & un chirurgien-barbier allèrent du côté de Dudzeele pour voir
s'ils trouveraient dans le champ de Servaes Van der Vichte le corps d'un homme
le long de la digue qui traversait le champ.
Nele avait dit à Katheline: Hans, ton mignon, demande la main
coupée de Hilbert: ce soir, il criera comme l'orfraie, entrera dans la chaumine
& t'apportera les sept cents florins carolus.
Katheline avait répondu: Je la couperai. Et de fait, elle
prit un couteau & s'en fut accompagnée de Nele & suivie des officiers
de justice.
Elle marchait vite & fièrement avec Nele, dont l'air vif
faisait tout rouge le visage mignon.
Les officiers de justice, vieux & tousseux, la
suivaient, transis; & ils étaient tous pareils à des ombres noires sur la
plaine blanche; & Nele portait une bêche.
Quand ils arrivèrent dans le champ de Servaes Van der Vichte
& sur la digue, Katheline, marchant jusqu'au milieu, dit, montrant à sa
droite la prairie: Hans, tu ne savais point que j'étais cachée là, frissante,
au bruit
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des épées. Et Hilbert cria: Ce fer est froid. Hilbert était
laid, Hans est beau. Tu auras sa main, laisse-moi seule.
Puis elle descendit à gauche, se mit à genoux dans la neige
& cria trois fois en l'air, pour appeler l'esprit.
Nele, alors, lui donna la bèche sur laquelle Katheline fit
trois signes de croix, puis elle traça sur la glace la figure d'un cercueil
& trois croix renversées, une du côté de l'Orient, une du côté de
l'Occident & une du côté du Septentrion; & elle dit: Trois, c'est Mars
près Saturne, & trois c'est découverte sous Vénus, la claire étoile. Elle
traça ensuite autour du cercueil un grand cercle en disant: Va-t'en, méchant
démon qui gardes le corps. Puis, tombant à genoux en prière: Diable ami,
Hilbert, dit-elle, Hans, mon maître & seigneur, m'ordonne de venir ici te
couper la main & de la lui apporter: je lui dois obéissance: ne fais point
contre moi jaillir le feu de la terre, parce que je trouble ta noble sépulture:
& pardonne-moi de par Dieu & les saints.
Puis elle cassa la glace en suivant la figure du cercueil;
elle vint au gazon humide, puis au sable, & monseigneur le bailli, ses
officiers, Nele & Katheline virent le corps d'un homme jeune, blanc de
chaux à cause du sable. Il était vêtu d'un pourpoint de drap gris, d'un manteau
semblable; son épée était posée à côté de lui. Il avait à la ceinture une
aumônière de mailles & un large poignard planté sous le coeur; & il y
avait du sang sur le drap du pourpoint; & ce sang avait coulé sous le dos.
Et l'homme était jeune.
Katheline lui coupa la main & la mit dans son
escarcelle, Et le bailli la laissa faire, puis lui manda de dépouiller le
cadavre de tous ses insignes & vêtements. Katheline s'étant enquis si Hans
l'avait ainsi commandé, le bailli répondit qu'il n'agissait que par ses ordres;
& Katheline fit dès lors ce qu'il voulut.
Quand le cadavre fut dépouillé, on le vit sec comme du bois,
mais non pourri: & le bailli & les officiers de la commune s'en furent,
l'ayant fait recouvrir de sable: & les sergents portaient les dépouilles.
En passant devant la prison de la commune, le bailli dit à
Katheline que Hans l'y attendait; elle y entra joyeuse.
Nele voulut l'en empêcher & Katheline répondit toujours:
Je veux voir Hans, mon seigneur.
Et Nele pleurait sur le seuil, sachant que Katheline était
appréhendée au corps comme sorcière pour les conjurations & figures qu'elle
avait faites sur la neige.
[Page 384]
Et l'on disait à Damme qu'il n'y aurait nul pardon pour
elle.
Et Katheline fut mise dans la cave occidentale de la prison.
V
Le lendemain, le vent soufflant de Brabant, la neige fondit
& les prairies furent inondées!
Et la cloche dite borgstorm appela les juges au tribunal de
la Vierschare, sous l'appentis, à cause de l'humidité des bancs de gazon.
Et le populaire entourait le tribunal.
Joos Damman y fut amené libre de tous liens, en ses nobles
atours; Katheline y fut aussi amenée les mains liées devant elle & vêtue
d'une robe de toile grise, qui est robe de prison.
Joos Damman, étant interrogé, avoua qu'il avait tué son ami
Hilbert en combat singulier, à l'épée. Lorsqu'on lui dit: Il a été frappé d'un
poignard, Joos Damman répondit: Je l'ai frappé par terre parce qu'il ne mourait
pas assez vite. J'avoue ce meurtre volontiers, étant sous la protection des
lois de Flandre qui défendent de poursuivre, au bout de dix ans, le meurtrier.
Le bailli lui parlant:
- N'es-tu point sorcier? dit-il.
- Non, répondit Damman.
- Prouve-le, dit le bailli.
- Je le ferai en temps & lieu, dit Joos Damman, mais il
ne me plaît point maintenant de le faire.
Le bailli interrogea alors Katheline; elle ne l'entendit
point, & regardant Hans:
- Tu es mon seigneur vert, beau comme soleil. Ote le feu,
mon mignon!
Nele alors, parlant pour Katheline, dit:
- Elle ne peut rien avouer que ce que vous savez déjà,
Monseigneur & messieurs; elle n'est point sorcière, & seulement
affolée.
Le bailli alors parla & dit:
- Sorcier est celui qui, par moyens diaboliques employés
sciemment, s'efforce de parvenir à quelque chose. Or, ces deux, homme &
femme, sont
[Page 385]
sorciers d'intention & de fait: lui, pour avoir baillé
l'onguent de sabbat & s'être fait le visage clair comme Lucifer afin
d'obtenir argent & satisfaction de paillardise; elle, de s'être soumise à
lui, le prenant pour un diable & de s'être abandonnée à ses volontés; l'un étant
fauteur de maléfices, l'autre étant sa complice manifeste. Il ne faut donc
avoir nulle pitié, & je le dois dire, car je vois les échevins & ceux
du peuple trop bienveillants pour la femme. Elle n'a, il est vrai, tué ni volé,
ni jeté sort sur bêtes ni gens, ni guéri nul malade par remèdes
extraordinaires, mais seulement par simples connus, en honnête & chrétienne
médecine; mais elle voulut livrer sa fille au diable, & si celle-ci n'eut
point en son jeune âge résisté d'une si franche & vaillante braveté, elle
eût cédé à Hilbert & fût devenue sorcière comme celle-ci. Donc, je demande
à messieurs du tribunal s'ils ne sont point d'avis de les mettre tous deux à
torture?
Les échevins ne répondirent point, montrant assez que tel
n'était point leur désir quant à Katheline.
Le bailli dit alors, poursuivant son propos:
- Je suis comme vous ému pour elle de pitié &
miséricorde, mais cette sorcière affolée, obéissant si bien à diable, ne
pouvait-elle, si son paillard co-accusé le lui avait commandé, couper la tête
de sa fille avec une serpe, ainsi que Catherine. Daru, au pays de France, le
fit à ses deux filles sur l'invitation du diable? Ne pouvait-elle, si son noir
mari le lui avait commandé, faire mourir les animaux; tourner le beurre dans la
baratte en y jetant du sucre; assister de corps à tous les hommages au diable,
danses, abominations & copulations de sorciers? Ne pouvait-elle manger de
la chair humaine, tuer les enfants pour en faire des pâtés & les vendre,
ainsi que fit un pâtissier à Paris; couper les cuisses des pendus & les
emporter pour y mordre à belles dents & être ainsi infâme voleuse &
sacrilège? Et je demande au tribunal qu'afin de savoir si Katheline & Joos
Damman n'ont commis nul autre crime que ceux connus & recherchés déjà, ils
soient tous deux mis à la torture. Joos Damman refusant d'avouer rien de plus
que le meurtre & Katheline n'ayant point tout dit, les lois de l'empire
nous mandent de procéder ainsi que je l'indique.
Et les échevins rendirent la sentence de torture pour le
vendredi, qui était le surlendemain.
Et Nele criait: Grâce, messeigneurs! & le peuple criait
avec elle. Mais ce fut en vain.
Et Katheline, regardant Joos Damman, disait:
[Page 386]
- J'ai la main d'Hilbert, viens la prendre cette nuit, mon
aimé.
Et ils furent ramenés dans la prison.
Là, par ordre du tribunal, il fut commandé au geôlier de
leur donner à chacun deux gardiens, qui les battraient chaque fois qu'ils
voudraient s'endormir; mais les deux gardiens de Katheline la laissèrent dormir
la nuit & ceux de Joos Damman le battaient cruellement chaque fois qu'il
fermait les yeux ou penchait seulement la tête.
Ils eurent faim toute la journée du mercredi, la nuit &
tout le jeudi jusqu'au soir, où on leur donna à manger & à boire, de la
viande salée & salpêtrée, & de l'eau salée & salpêtrée
pareillement. Ce fut le commencement de leur torture. Et au matin, criant la
soif, les sergents les menèrent dans la chambre de géhenne.
Là, ils furent placés l'un en face de l'autre & liés
chacun sur un banc couvert de cordes à noeuds qui les faisaient souffrir
grièvement.
Et ils durent boire chacun un verre d'eau salée &
salpêtrée.
Joos Damman commençant de s'endormir sur le banc, les
sergents le frappèrent.
Et Katheline disait:
- Ne le frappez point, messieurs, vous brisez son pauvre
corps. Il ne commit qu'un seul crime, par amour, quand il tua Hilbert. J'ai
soif & toi aussi Hans, mon aimé. Baillez-lui à boire premièrement. De
l'eau! de l'eau! le corps me brûle. Épargnez-le, je mourrai tantôt pour lui. A
boire!
Hans lui dit:
- Laide sorcière, meurs & crève comme une chienne.
Jetez-la au feu, messieurs les juges. J'ai soif!
Les greffiers écrivaient toutes ses paroles.
Le bailli alors lui dit:
- N'as-tu rien à avouer?
- Je n'ai plus rien à dire, répondit Damman; vous savez
tout.
- Puisque, dit le bailli, il persiste en ses dénégations, il
restera jusqu'à nouvel & complet aveu sur ces bancs & sur ces cordes,
& il aura soif, & il sera empêché de dormir.
- Je resterai, dit Joos Damman, & prendrai mon plaisir à
regarder cette sorcière souffrir sur ce banc. Comment trouves-tu le lit de
noces, mon amoureuse?
Et Katheline répondait, gémissant:
[Page 387]
- Bras froids & coeur chaud, Hans, mon aimé. J'ai soif,
la tête brûle!
- Et toi, femme, dit le bailli, n'as-tu plus rien à dire?
- J'entends, dit-elle, le chariot de la mort & le bruit
sec d'os. J'ai soif! Et elle me mène en un grand fleuve où il y a de l'eau, de
l'eau fraîche & claire; mais cette eau, c'est du feu. Hans, mon ami,
délivre-moi de ces cordes. Oui, je suis en purgatoire & je vois en haut
monseigneur Jésus dans son paradis & madame la Vierge si miséricordieuse.
Oh! notre chère Dame, donnez-moi une goutte d'eau; ne mordez point seule en ces
beaux fruits.
- Cette femme est frappée de cruelle folie, dit l'un des
échevins. Il la faut ôter du banc de torture.
- Elle n'est pas plus folle que moi, dit Joos Damman, c'est
pur jeu & comédie; & d'une voix menaçante: Je te verrai dans le feu,
dit-il à Katheline, qui joues si bien l'affolée. Et grinçant des dents, il rit
de son cruel mensonge.
- J'ai soif, disait Katheline, ayez pitié, j'ai soif. Hans,
mon aimé, donne-moi à boire. Comme ton visage est blanc! Laissez-moi aller à
lui, messieurs les juges. Et ouvrant la bouche toute grande: Oui, oui, ils
mettent le feu maintenant dans ma poitrine, & les diables m'attachent sur
ce lit cruel. Hans, prends ton épée & tue-les, toi si puissant. De l'eau, à
boire! à boire!
- Crève, sorcière, dit Joos Damman: il lui faudrait mettre
une poire d'angoisse dans la bouche afin de l'empêcher de s'élever ainsi, elle
manante, contre moi noble homme.
A ce propos, un échevin, ennemi de noblesse, répondit:
- Messire bailli, il est contraire aux droits & coutumes
de l'empire de mettre des poires d'angoisse dans la bouche de ceux qu'on
interroge, car ils sont ici pour dire vérité & afin que nous les jugions
d'après leurs propos. Cela n'est permis que lorsque l'accusé étant condamné
peut, sur l'échafaud, parler au peuple, l'attendrir ainsi, & susciter des
émotions populaires.
- J'ai soif, disait Katheline, donne-moi à boire, Hans, mon
mignon.
- Ah! tu souffres, dit-il, maudite sorcière, seule cause de
tous les tourments que j'endure; mais en cette chambre de géhenne tu subiras le
supplice des chandelles, l'estrapade, les morceaux de bois entre les ongles des
pieds & des mains. On te fera nue chevaucher un cercueil dont le dos sera
aigu comme une lame, & tu avoueras que tu n'es point folle, mais une
vilaine sorcière, à qui Satan a commandé de faire du mal aux nobles hommes. A
boire!
[Page 388]
- Hans, mon aimé, disait Katheline, ne te fâche point contre
ta servante! je souffre mille peines pour toi, mon seigneur. Épargnez-le,
messieurs les juges: donnez-lui à boire un plein gobelet, & ne me gardez
qu'une goutte: Hans, n'est-ce point encore l'heure de l'orfraie?
Le bailli dit alors à Joos Damman:
- Lorsque tu tuas Hilbert, quel fut le motif de ce combat?
- Ce fut, dit Joos, pour une fille de Heyst que nous
voulions tous deux avoir.
- Une fille de Heyst, s'écria Katheline, voulant à toute
force se lever de son banc; tu me trompes pour une autre, diable traître.
Savais-tu que je t'écoutais derrière la digue quand tu disais que tu voulais
avoir tout l'argent, qui était celui de Claes. C'était sans doute pour l'aller
dépenser avec elle en licheries & ripailles! Las! & moi qui lui eusse
donné mon sang s'il eût pu en faire de l'or! Et tout pour une autre! Sois
maudit!
Mais soudain, pleurant & essayant de se retourner sur
son banc de torture:
- Non, Hans, dis que tu aimeras encore ta pauvre servante,
& je gratterai la terre avec mes doigts, & je trouverai un trésor; oui,
il y en a un; & j'irai avec la baguette de coudrier qui s'incline du côté
où sont les métaux; & je le trouverai & je te l'apporterai; baise-moi,
mignon, & tu seras riche; & nous mangerons de la viande, & nous
boirons de la bière tous les jours; oui, oui, ceux qui sont là boivent aussi de
la bière, de la bière fraîche, mousseuse. Oh! messieurs, donnez-m'en une goutte
seulement, je suis dans le feu; Hans, je sais bien où il y a des coudriers,
mais il faut attendre le printemps.
- Tais-toi, sorcière, dit Joos Damman, je ne te connais
point. Tu as pris Hilbert pour moi: c'est lui qui vint te voir. Et, en ton
esprit méchant, tu l'appelas Hans. Sache que je ne m'appelle point Hans, mais
Joos: nous étions de même taille, Hilbert & moi; je ne te connais point; ce
fut Hilbert, sans doute, qui vola les sept cents florins carolus; à boire; mon
père payera cent florins un petit gobelet d'eau; mais je ne connais point cette
femme.
- Monseigneur & messires, s'exclama Katheline, il dit
qu'il ne me connaît point, mais je le connais bien, moi, & sais qu'il a sur
le dos une marque velue, brune & grande comme une fève. Ah! tu aimais une
fille de Heyst. Un bon amant rougit-il de sa mie? Hans, ne suis-je point belle
encore?
[Page 389]
- Belle! dit-il, tu as un visage comme une nèfle & un
corps comme un cent de cotrets: voyez la guenille qui se veut faire aimer par
de nobles hommes! à boire!
- Tu ne parlas point ainsi, Hans, mon doux seigneur,
dit-elle: quand j'étais de seize ans plus jeune qu'à présent. Puis, se frappant
la tête & la poitrine: C'est le feu qui est là, dit-elle, & me sèche le
coeur & le visage: ne me le reproche point; te souvient-il quand nous
mangions salé pour mieux boire, disais-tu? maintenant le sel est en nous, mon
aimé, & monseigneur le bailli boit du vin de Romagne. Nous ne voulons point
de vin: donnez-nous de l'eau. Il court entre les herbes le ruisselet qui fait
la source claire; la bonne eau, elle est froide. Non elle brûle. C'est de l'eau
infernale. Et Katheline pleura, & elle dit: Je n'ai fait de mal à personne,
& tout le monde me jette dans le feu. A boire; on donne de l'eau aux chiens
qui vaguent. Je suis chrétienne, donnez-moi à boire. Je n'ai fait nul mal à
personne. A boire.
Un échevin parla alors & dit:
- Cette sorcière n'est folle qu'en ce qui concerne le feu
qu'elle dit lui brûler la tête, mais elle ne l'est point ès autres choses,
puisqu'elle nous aida avec un esprit lucide à découvrir les restes du mort. Si
la marque velue se trouve sur le corps de Joos Damman, ce signe suffit pour constater
son identité avec le diable Hans, duquel Katheline fut affolée; bourreau,
fais-nous voir la marque.
Le bourreau, découvrant le cou & l'épaule, montra la
marque brune & velue.
- Ah! disait Katheline, que ta peau est blanche! on dirait
des épaules de fillette; tu es beau, Hans, mon aimé; à boire.
Le bourreau alors passa une longue aiguille dans la marque.
Mais elle ne saigna point.
Et les échevins s'entredisaient l'un à l'autre:
- Celui-ci est diable, & il aura tué Joos Damman &
pris sa figure pour tromper plus sûrement le pauvre monde.
Et les bailli & échevins prirent peur:
- Il est diable & il y a maléfice.
Et Joos Damman dit:
- Vous savez qu'il n'y a point de maléfice, & qu'il est
de ces excroissances charnues que l'on peut piquer sans qu'elles saignent. Si
Hilbert a pris de l'argent à cette sorcière, car celle-ci l'est qui confesse
avoir couché
[Page 390]
avec le diable, il le put de la bonne & propre volonté
de cette vilaine, & fut ainsi, noble homme, payé de ses caresses ainsi que
le font chaque jour les filles folles. N'est-il donc point en ce monde,
pareillement aux filles, de fous garçons faisant payer aux femmes leur force
& beauté?
Les échevins s'entredisaient:
- Voyez-vous la diabolique assurance? Son poireau velu n'a
point saigné: étant assassin, diable & enchanteur, il veut se faire passer
pour duelliste simplement, rejetant ses autres crimes sur le diable ami qu'il a
tué de corps, mais non d'âme... Et considérez comme sa face est pâle. - Ainsi
paraissent tous les diables, rouges en enfer, & blêmes sur terre, car ils
n'ont point le feu de vie qui donne la rougeur au visage, & ils sont de
cendres au dedans. - Il faut le remettre dans le feu pour qu'il soit rouge
& qu'il brûle.
Katheline dit alors:
- Oui, il est diable, mais diable bon, diable doux. Et
monseigneur saint Jacques, son patron, lui a permis de sortir de l'enfer. Il
prie pour lui monseigneur Jésus tous les jours. Il n'aura que sept mille ans de
purgatoire: madame la Vierge le veut, mais monsieur Satan s'y oppose. Madame
fait ce qu'elle veut toutefois. Irez-vous contre elle? Si vous le considérez
bien, vous verrez qu'il n'a rien gardé de son état de diable, sinon le corps
froid, & aussi le visage brillant comme sont, en août, les flots de la mer
quand il va tonner.
Et Joos Damman dit:
- Tais-toi, sorcière, tu me brûles. Puis, parlant aux bailli
& échevins: Regardez-moi, je ne suis point diable, j'ai chair & os,
sang & eau. Je bois & mange, digère & rejette comme vous; ma peau
est pareille à la vôtre, & mon pied pareillement; bourreau, ôte-moi mes
bottines, car je ne puis bouger avec mes pieds liés.
Le bourreau le fit, non sans peur.
- Regardez, dit Joos, montrant ses pieds blancs: sont-ce là
des pieds fourchus, pieds de diable? Quant à ma pâleur, n'en est-il aucun de
vous qui soit pâle comme moi. J'en vois plus de trois parmi vous. Mais celui
qui pécha ce n'est point moi, mais bien cette laide sorcière & sa fille,
méchante accusatrice. D'où lui vient l'argent qu'elle a prêté à Hilbert, d'où
lui venaient ces florins qu'elle lui donna? N'était-ce point le diable qui la
payait pour accuser & faire mourir les hommes nobles & innocents? C'est
à elles deux qu'il faut demander qui égorgea le chien dans la cour, qui creusa
le trou &
[Page 391]
s'en fut après le laissant vide, pour cacher sans doute en
un autre endroit le trésor dérobé. Soetkin, la veuve, n'avait point de
confiance en moi, ne me connaissant point, mais bien en elles & les voyait
tous les jours. Ce sont elles deux qui ont volé le bien de l'empereur.
Le greffier écrivit, & le bailli dit à Katheline:
- Femme, n'as-tu rien à dire pour ta défense?
Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement:
- C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans,
mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus. Otez le feu! ôtez
le feu! cria-t-elle ensuite. A boire! à boire! la tête brûle. Dieu & les
anges mangent des pommes dans le ciel.
Et elle perdit connaissance.
- Détachez-la du banc de torture, dit le bailli.
Le bourreau & ses aides obéirent. Et elle fut vue
chancelante & les pieds gonflés, car le bourreau avait serré trop fort les
cordes.
- Donnez-lui à boire, dit le bailli.
Il lui fut donné de l'eau fraîche, qu'elle avala avidement,
tenant le gobelet dans les dents comme un chien fait d'un os, & ne le
voulant point lâcher. Puis on lui donna encore de l'eau, & elle voulut
aller en porter à Joos Damman, mais le bourreau lui ôta le gobelet des mains.
Et elle tomba endormie comme une masse de plomb.
Joos Damman s'écria alors furìeusement:
- Moi aussi, j'ai soif & sommeil. Pourquoi lui
donnez-vous à boire? Pourquoi la laissez-vous dormir?
- Elle est faible, femme & folle, répondit le bailli.
- Sa folie est un jeu, dit Joos Damman, elle est sorcière.
Je veux boire, je veux dormir!
Et il ferma les yeux, mais les knechts du bourreau le
frappèrent au visage.
- Donnez-moi un couteau, cria-t-il, que je coupe en morceaux
ces manants: je suis noble homme, & n'ai jamais été frappé au visage. De
l'eau, laissez-moi dormir, je suis innocent. Ce n'est point moi qui ai pris les
sept cents carolus, c'est Hilbert. A boire! Je ne commis jamais de sorcellerie
ni d'incantations. Je suis innocent, laissez-moi. A boire!
Le bailli alors:
- A quoi, demanda-t-il, passas-tu le temps depuis que tu
quittas Katheline?
[Page 392]
- Je ne connais point Katheline, je ne l'ai point quittée,
dit-il. Vous m'interrogez sur des faits étrangers à la cause. Je ne vous dois
point répondre. A boire, laissez-moi dormir. Je vous dis que c'est Hilbert qui
a tout fait.
- Déliez-le, dit le bailli. Ramenez-le en sa prison. Mais
qu'il ait soif & ne dorme point, jusqu'à ce qu'il ait avoué ses
sorcelleries & incantations.
Et ce fut à Damman une cruelle torture. Il criait en sa
prison: A boire! à boire! si haut, que le peuple l'entendait, mais sans nulle
pitié. Et quand, tombant de sommeil, ses gardiens le frappaient au visage, il
était comme tigre & criait:
- Je suis noble homme & vous tuerai, manants. J'irai au
roi, notre chef. A boire.
Mais il n'avoua rien, & on le laissa.
VI
On était pour lors en mai, le tilleul de justice était vert,
verts aussi étaient les bancs de gazon sur lesquels s'assirent les juges; Nele
fut appelée en témoignage. Ce jour-là devait être prononcée la sentence.
Et le peuple, hommes, femmes, bourgeois & manouvriers se
tenaient tout autour dans le champ; & le soleil luisait clair.
Katheline & Joos Damman furent amenés devant le
tribunal; & Damman paraissait plus blême à cause de la torture de la soif
& des nuits passées sans sommeil.
Katheline, qui ne se savait tenir sur ses jambes branlantes,
montrant le soleil, disait.
- Otez le feu, la tête brûle!
Et elle regardait avec tendre amour Joos Damman.
Et celui-ci la regardait avec haine & mépris.
Et les seigneurs & gentilshommes ses amis, ayant été
appelés à Damme, étaient tous présents, comme témoins, devant le tribunal.
Le bailli alors parla & dit:
- Nele, la fillette qui défend sa mère Katheline avec si
grande & brave affection, a trouvé dans la poche cousue à la cotte
d'icelle, cotte de fête, un
[Page 393]
billet signé Joos Damman. Parmi les dépouilles du cadavre de
Hilbert Ryvish, je trouvai en la gibecière du mort une autre lettre à lui
adressée par ledit Joos Damman, accusé présent devant vous. Je les ai toutes
deux gardées par devers moi, afin qu'au moment opportun, qui est celui-ci, vous
puissiez juger de l'obstination de cet homme & l'absoudre ou condamner
suivant le droit & la justice. Ici est le parchemin trouvé dans la
gibecière; je n'y touchai point & ne sais s'il est ou non lisible.
Les juges furent alors dans une grande perplexité.
Le bailli essaya de défaire la boule de parchemin; mais ce
fut vainement, & Joos Damman riait.
Un échevin dit alors:
- Mettons la boule dans l'eau & ensuite devant le feu.
S'il s'y trouve quelque mystère d'adhérence, le feu & l'eau le résoudront.
L'eau fut apportée, le bourreau alluma un grand feu de bois
dans le champ; la fumée montait bleue dans le ciel clair, à travers les
branches verdoyantes du tilleul de justice.
- Ne mettez point la lettre dans le bassin, dit un échevin,
car si elle est écrite avec du sel ammoniac détrempé dans l'eau, vous effacerez
les caractères.
- Non, dit le chirurgien qui était là, les caractères ne
s'effaceront point, l'eau amollira seulement l'enduit qui empêche d'ouvrir
cette boule magique.
Le parchemin fut trempé dans l'eau, &, s'étant amolli,
fut déplié.
- Maintenant, dit le chirurgien, mettez-le devant le feu.
- Oui, oui, dit Nele, mettez le papier devant le feu;
messire chirurgien est sur la route de vérité, car le meurtrier pâlit &
tremble des jambes.
Sur ce, messire Joos Damman dit:
- Je ne pâlis ni ne tremble, petite harpie populaire qui
veux la mort d'un noble homme; tu ne réussiras point, ce parchemin doit être
pourri, après seize ans de séjour dans la terre.
- Le parchemin n'est point pourri, dit l'échevin, la
gibecière était doublée de soie; la soie ne se consomme point dans la terre,
& les vers n'ont point traversé le parchemin.
Le parchemin fut mis devant le feu.
- Monseigneur bailli, Monseigneur bailli, disait Nele, voici
devant le feu l'encre apparente: commandez qu'on lise l'écrit.
[Page 394]
Comme le chirurgien allait le lire, messire Joos Damman
voulut étendre le bras pour saisir le parchemin; mais Nele se lança sur son
bras vite comme le vent & dit:
- Tu n'y toucheras point, car là sont écrites ta mort ou la
mort de Katheline. Si maintenant ton coeur saigne, meurtrier, voilà quinze ans
que saigne le nôtre; quinze ans que Katheline souffre, quinze ans qu'elle eut
le cerveau brûlé dans la tête pour toi; quinze ans que Soetkin est morte des
suites de la torture; quinze ans que nous sommes besoineux, loqueteux &
vivons de misère, mais fièrement. Lisez le papier, lisez le papier! Les juges
sont Dieu sur la terre, car ils sont Justice; lisez le papier!
- Lisez le papier! criaient les hommes & femmes
pleurant. Nele est brave! lisez le papier! Katheline n'est point sorcière!
Et le greffier lut:
‘A. Hilbert, fils de Willem Rysvish, écuyer, Joos Damman,
écuyer, salut.
‘Benoît ami, ne perds plus ton argent en brelans, jeu de dés
& autres misères grandes. Je te vais dire comment on en gagne à coup sûr.
Faisons nous diables, diables jolis, aimés de femmes & de fillettes.
Prenons les belles & riches, laissons les laides & pauvres; qu'elles
payent leur plaisir. Je gagnai en ce métier, en six mois, cinq mille
rixdaelders au pays d'Allemagne. Les femmes donneraient leurs cottes &
chemises à leur homme quand elles l'aiment; fuis les avares au nez pincé qui
mettent temps à payer leur plaisir. Pour ce qui est de toi & pour paraître
beau & vrai diable incube, si elles t'acceptent pour la nuit, annonce ta
venue en criant comme un oiseau nocturne. Et pour te faire une vraie face de
diable, diable terrifiant, frotte-toi le visage de phosphore, qui brille par
places quand il est humide. L'odeur en est mauvaise, mais elles croiront que
c'est odeur d'enfer. Tue qui te gêne, homme, femme ou animal.
‘Nous irons bientôt ensemble chez Katheline, belle gouje
débonnaire; sa fillette Nele, une mienne enfant si Katheline me fut fidèle, est
avenante & mignonne; tu la prendras sans peine: je te la donne, car il ne
me chault de ces bâtardes qu'on ne peut avec assurance reconnaître pour son
fruit. Sa mère lui bailla déjà plus de vingt-trois carolus, tout son bien. Mais
elle cache un trésor, qui est, si je ne suis sot, l'héritage de Claes,
l'hérétique brûlé à Damme: sept cents florins carolus sujets à confiscation;
mais le bon roi Philippe, qui fit tant brûler de ses sujets pour hériter d'eux,
ne put
En ce temps-là, les prairies furent inondées Hippolyte Boulenger |
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mettre la griffe sur ce doux trésor. Il pèsera plus en ma
gibecière qu'en la sienne. Katheline me dira où il est; nous le partagerons. Tu
me laisseras seulement la plus grosse part pour la découverte.
‘Quant aux femmes, étant nos serves douces & esclaves
amoureuses, nous les mènerons au pays d'Allemagne. Là, nous les enseignerons à
devenir diables femelles & succubes, enamourant tous les riches bourgeois
& nobles hommes; là nous vivrons, elles & nous, d'amour payé en beaux
rixdaelders, velours, soie, or, perles & bijoux; nous serons ainsi riches
sans fatigue, &, à l'insçu des diables succubes, aimés des plus belles,
nous faisant toujours payer au demeurant. Toutes les femmes sont sottes &
niaises pour l'homme, pouvant allumer ce feu d'amour que Dieu leur mit sous la
ceinture. Katheline & Nele le seront plus que d'autres, &, nous croyant
diables, nous obéiront en tout: toi, garde ton prénom, mais ne donne jamais le
nom de ton père Ryvish. Si le juge prend les femmes, nous partirons sans
qu'elles nous connaissent & nous puissent dénoncer. A la rescousse, mon
féal. Fortune sourit aux jeunes gens, comme le disait feue Sa Sainte Majesté
Charles-Quint, maître passé ès choses d'amour & de guerre.’
Et le greffier, cessant de lire, dit:
- Telle est la lettre, & elle est signée: Joos Damman,
écuyer.
Et le peuple cria:
- A mort le meurtrier! A mort le sorcier! Au feu l'affoleur
de femmes! A la potence le larron!
Le bailli dit alors:
- Peuple, faites silence, afin qu'en toute liberté nous
jugions cet homme.
Et parlant aux échevins:
- Je veux, dit-il, vous lire la deuxième lettre trouvée par
Nele dans la poche cousue à la cotte de fête de Katheline; elle est ainsi
conçue:
‘Sorcière mignonne, voici la recette d'une mixture à moi
envoyée par la femme même de Lucifer: à l'aide de cette mixture, tu te pourras
transporter dans le soleil, la lune & les astres; converser avec les
esprits élémentaires qui portent à Dieu les prières des hommes, & parcourir
toutes les villes, bourgades, rivières, prairies de l'entier univers: tu
broieras ensemble, à doses égales: Stramonium, solanum somniferum, jusquiame,
opium, les sommités fraîches du chanvre, belladone & datura.
‘Si tu le veux, nous irons ce soir au sabbat des esprits;
mais il faut
[Page 396]
m'aimer davantage & n'être plus chicharde comme l'autre
soir, que tu me refusas dix florins, disant que tu ne les avais point. Je sais
que tu caches un trésor & ne me le veux point dire. Ne m'aimes-tu plus, mon
doux coeur?
‘Ton diable froid,
HANSKE.’
- A mort le sorcier! cria le populaire.
Le bailli dit:
- Il faut comparer les deux écritures.
Ce qu'étant fait, elles furent jugées semblables.
Le bailli dit alors aux seigneurs & gentilshommes
présents:
- Reconnaissez-vous celui-ci pour messire Joos Damman, fils
de l'échevin de la Keure de Gand?
- Oui, dirent-ils.
- Connûtes-vous, dit-il, messire Hilbert, fils de Willem
Rysvish, écuyer?
L'un des gentilshommes, qui se nommait Van der Zickelen,
parla & dit:
- Je suis de Gand, mon steen est place Saint-Michel; je
connais Willem Rysvish, écuyer, échevin de la Keure de Gand. Il perdit, il y a
quinze ans, un fils âgé de vingt-trois ans, débauché, joueur, fainéant; mais
chacun lui pardonnait à cause de sa jeunesse. Nul depuis ce temps n'en a plus
eu de nouvelles. Je demande à voir l'épée, le poignard & la gibecière du
mort.
Les ayant devant lui, il dit:
- L'épée & le poignard portent au bouton du manche les
armes des Rysvish, qui sont de trois poissons d'argent sur champ d'azur. Je
vois les mêmes armes reproduites sur un écusson d'or entre les mailles de la
gibecière. Quel est cet autre poignard?
Le bailli parlant:
- C'est celui, dit-il, qui fut trouvé planté dans le corps
de Hilbert Rysvish, fils de Willem.
- J'y reconnais, dit le seigneur, les armes des Damman: la
tour de gueules sur champ d'argent. Ainsi m'ait Dieu & tous ses saints.
Les autres gentilshommes dirent aussi:
- Nous reconnaissons lesdites armes pour celles de Rysvish
& de Damman. Ainsi nous ait Dieu & tous ses saints.
Le bailli alors dit:
[Page 397]
- D'après les preuves ouïes & lues par le tribunal des
échevins, messire Joos Damman est sorcier, meurtrier, affoleur de femmes,
larron du bien du roi, & comme tel coupable du crime de lèse-Majesté divine
& humaine.
- Vous le dites, messire bailli, repartit Joos, mais vous ne
me condamnerez point, faute de preuves suffisantes; je ne suis ni ne fus jamais
sorcier; je jouais seulement le jeu du diable. Quant à mon visage clair, vous
en avez la recette & celle de l'onguent, qui, tout en contenant de la
jusquiame, plante vénéneuse, est seulement soporifique. Lorsque cette femme,
vraie sorcière, en prenait, elle tombait ensommeillée & pensait, allant au
sabbat, y faire la ronde la face tournée en dehors du cercle & adorer un
diable, à figure de bouc, posé sur un autel. La ronde étant finie, elle croyait
l'aller baiser sous la queue, ainsi que font les sorciers, pour après se livrer
avec moi, son ami, à d'étranges copulations qui plaisaient à son esprit
extravagant. Si j'eus, comme elle dit, les bras froids & le corps frais,
c'était un signe de jeunesse, non de sorcellerie. Aux oeuvres d'amour fraîcheur
ne dure. Mais Katheline voulut croire ce qu'elle désirait, & me prendre
pour un diable nonobstant que je sois homme en chair & en os, tout comme
vous qui me regardez. Elle seule est coupable: me prenant pour un démon &
m'acceptant en sa couche, elle pécha d'intention & de fait contre Dieu
& le Saint-Esprit. C'est elle donc, & non moi, qui commit le crime de
sorcellerie, elle qui est passible du feu, comme une sorcière enragée & malicieuse
qui veut se faire passer pour folle, afin de cacher sa malice.
Mais Nele:
- L'entendez-vous, dit-elle, le meurtrier? il a fait comme
fille à vendre, portant rouelle au bras, métier & marchandise d'amour.
L'entendez-vous? il veut, pour se sauver, faire brûler celle qui lui donna
tout.
- Nele est méchante, disait Katheline; ne l'écoute point,
Hans mon aimé.
- Non, disait Nele, non, tu n'es pas homme: tu es un diable
couard & cruel. Et prenant Katheline dans ses bras: ‘Messieurs les juges,
s'exclama-t-elle, n'écoutez point ce pâle méchant: il n'a qu'un désir, c'est de
voir brûler ma mère, qui ne commit d'autre crime que d'être frappée par Dieu de
folie, & de croire réels les fantômes de ses rêves. Elle a déjà bien
souffert dans son corps & dans son esprit. Ne la faites point mourir,
messieurs les juges. Laissez l'innocente vivre en paix sa triste vie.
[Page 398]
Et Katheline disait: - Nele est méchante, il ne faut point
la croire, Hans, mon seigneur.
Et dans le populaire, les femmes pleuraient & les hommes
disaient: - Grâce pour Katheline.
Le bailli & les échevins rendirent leur sentence au
sujet de Joos Damman, sur un aveu qu'il fit après de nouvelles tortures: il fut
condamné à être dégradé de noblesse & brûlé vif à petit feu jusqu'à ce que
mort s'ensuivît, & souffrit le supplice le lendemain devant les bailles de
la maison commune, disant toujours: - Faites mourir la sorcière, elle seule est
coupable! maudit soit Dieu! mon père tuera les juges. Et il rendit l'âme.
Et le peuple disait: - Voyez-le maudissant &
blasphémateur; il trépasse comme un chien.
Le lendemain, le bailli & les échevins rendirent leur
sentence au sujet de Katheline, qui fut condamnée à subir l'épreuve de l'eau
dans le canal de Bruges. Surnageant, elle serait brûlée comme sorcière; allant
au fond & en mourant, elle serait considérée comme étant morte
chrétiennement, & comme telle inhumée au jardin de l'église, qui est le
cimetière.
Le lendemain, tenant un cierge, nu-pieds & vêtue d'une
chemise de toile noire, Katheline fut conduite jusqu'au bord du canal, le long
des arbres, en grande procession. Devant elle marchaient, chantant les prières
des morts, le doyen de Notre-Dame, ses vicaires, le bedeau portant la croix;
& derrière, les bailli de Damme, échevins, greffiers, sergents de la commune,
prévôt, bourreau & ses deux aides. Sur les bords était une grande foule de
femmes pleurant & d'hommes grondant, par pitié pour Katheline, qui marchait
comme un agneau se laissant conduire sans savoir où il va & toujours
disant: - Otez le feu, la tête brûle! Hans, où es-tu?
Se tenant au milieu des femmes, Nele criait: - Je veux être
jetée avec elle. Mais les femmes ne la laissaient point s'approcher de
Katheline.
Un aigre vent soufflait de la mer; du ciel gris tombait dans
l'eau du canal grêle fine; une barque était là, que le bourreau & ses
valets prirent au nom de Sa Royale Majesté. Sur leur commandement, Katheline y
descendit; le bourreau y fut vu debout, la tenant & au signal du prévôt
levant sa verge de justice, jetant Katheline dans le canal; elle se débattit,
mais non longtemps, & alla au fond, ayant crié: - Hans! Hans! à l'aide!
Et le populaire disait: - Cette femme n'est point sorcière.
Des hommes se jetèrent dans le canal & en tirèrent
Katheline hors de sens & rigide comme une morte. Puis elle fut menée dans
une taverne &
[Page 399]
placée devant un grand feu; Nele lui ôta ses habits &
son linge mouillés pour lui en donner d'autres; quand elle revint à elle, elle
dit, tremblant & claquant des dents: - Hans, donne-moi un manteau de laine.
Et Katheline ne put se réchauffer. Et elle mourut le
troisième jour. Et elle fut enterrée dans le jardin de l'église.
Et Nele, orpheline, s'en fut au pays de Hollande, auprès de
Rosa van Auweghem.
VII
Sur les houlques de Zélande, sur les boyers, croustèves,
s'en va Thyl Claes Ulenspiegel.
La mer libre porte les vaillants flibots sur lesquels sont
huit, dix ou vingt pièces toutes en fer: elles vomissent mort & massacre
sur les traîtres Espagnols.
Il est expert canonnier, Thyl Ulenspiegel, fils de Claes; il
faut voir comme il pointe juste, vise bien & troue comme un mur de beurre
les carcasses des bourreaux.
Il porte au feutre le croissant d'argent, avec cette
inscription: Liever den Turc als den Paus. Plutôt servir le turc que le pape.
Les matelots qui le voient monter sur leurs navires, leste
comme un chat, subtil comme un écureuil, chantant quelque chanson, disant
quelque joyeux propos, l'interrogeaient curieux:
- D'où vient-il, petit homme, que tu aies l'air si jeunet,
car on dit qu'il y a longtemps que tu es né à Damme?
- Je ne suis point corps, mais esprit, dit-il, & Nele,
m'amie, me ressemble. Esprit de Flandre, Amour de Flandre, nous ne mourrons
point.
- Toutefois, dirent-ils, quand on te coupe tu saignes.
- Vous n'en voyez que l'apparence, répondit Ulenspiegel;
c'est du vin & non du sang.
- Nous te mettrons une broche au ventre.
- Je serais seul à me vider, répondit Ulenspiegel.
- Tu te gausses de nous.
[Page 400]
- Celui qui bat la caisse entendra le tambour, répondait
Ulenspiegel.
Et les bannières brodées des processions romaines flottaient
aux mâts des navires. Et vêtus de velours, de brocart, de soie, de drap d'or
& d'argent, tels qu'en ont les abbés aux messes solennelles, portant la
mitre & la crosse, buvant le vin des moines, les Gueux faisaient la garde sur
les vaisseaux.
Et c'était spectacle étrange de voir sortir de ces riches
vêtements ces mains rudes qui portaient l'arquebuse ou l'arbalète, la
hallebarde ou la pique, & tous hommes à la dure trogne, ceints par-dessus
de pistolets & de coutelas reluisant au soleil, & buvant dans des
calices d'or le vin abbatial devenu le vin de liberté.
Et ils chantaient & ils criaient: ‘Vive le Gueux!’ &
ainsi ils couraient l'Océan & l'Escaut.
VIII
En ce temps, les Gueux, parmi lesquels étaient Lamme &
Ulenspiegel, prirent Gorcum. Et ils étaient commandés par le capitaine Marin:
ce Marin, qui fut autrefois un manouvrier diguier, se prélassait en grande
hauteur & suffisance, & signa avec Gaspard Turc, défenseur de Gorcum,
une capitulation par laquelle Turc, les moines, les bourgeois & les soldats
enfermés dans la citadelle sortiraient librement la balle en bouche, le
mousquet sur l'épaule, avec tout ce qu'ils pourraient porter, sauf que les
biens des églises resteraient aux assaillants.
Mais le capitaine Marin, sur un ordre de messire de Lumey,
détint prisonniers les treize moines & laissa aller les soudards &
bourgeois.
Et Ulenspiegel dit:
- Parole de soldat doit être parole d'or. Pourquoi
manque-t-il à la sienne?
Un vieux Gueux répondit à Ulenspiegel:
- Les moines sont des fils de Satan, la lèpre des nations,
la honte des pays. Depuis l'arrivée du duc d'Albe, ceux-ci lèvent le nez dans
Gorcum. Il en est un parmi eux, le prêtre Nicolas, plus fier qu'un paon &
plus féroce
[Page 401]
qu'un tigre. Chaque fois qu'il passait dans la rue avec son
saint-sacrement où était son hostie faite de graisse de chien, il regardait
avec des yeux pleins de fureur les maisons d'où les femmes ne sortaient point
pour s'agenouiller, & dénonçait au juge tous ceux qui ne ployaient pas le genou
devant son idole de pâte & de cuivre doré. Les autres moines l'imitaient.
Cela fut cause de plusieurs grandes misères, brûlements & cruelles
punitions en la ville de Gorcum. Le capitaine Marin fait bien de garder
prisonniers les moines qui, sinon, s'en iraient avec leurs pareils, dans les
villages, bourgs, villes & villettes, prêcher contre nous, ameuter le
populaire & faisant brûler les pauvres réformés. On met les dogues à la
chaîne jusqu'à leur crevaille; à la chaîne les moines, à la chaîne les bloed-honden,
les chiens de sang du duc, en cage les bourreaux. Vive le Gueux!
- Mais, dit Ulenspiegel, monseigneur d'Orange, notre prince
de liberté, veut qu'on respecte, parmi ceux qui se rendent, les biens des
personnes & la libre conscience.
Les vieux Gueux répondirent:
- L'amiral ne le veut point pour les moines: il est maître:
il prit la Briele. En cage les moines!
- Parole de soldat, parole d'or! pourquoi y manque-t-il,
répondit Ulenspiegel. Les moines retenus en prison y souffrent mille avanies.
- Les cendres ne battent plus sur ton coeur, dirent-ils:
cent mille familles, par suite des édits, ont porté là-bas, au Noord-West, au
pays d'Angleterre, les métiers, l'industrie, la richesse de nos pays; plains
donc ceux qui causèrent notre ruine! Depuis l'empereur Charles Vème, Bourreau
Ier, sous celui-ci, roi de sang. Bourreau IIème, cent dix-huit mille personnes
périrent dans les supplices. Qui porta le cierge des funérailles dans le
meurtre & dans les larmes? Des moines & des soudards espagnols.
N'entends-tu point les âmes des morts qui se plaignent?
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel. Parole
de soldat, c'est parole d'or.
- Qui donc, dirent-ils, voulut par l'excommunication mettre
le pays au ban des nations? Qui eût armé, s'il l'eût pu, contre nous terre
& ciel, Dieu & diable, & leurs bandes serrées de saints & de
saintes? Qui ensanglanta de sang de boeuf les hosties, qui fit pleurer les
statues de bois? Qui fit chanter le De profundis sur la terre des pères, sinon
ce clergé maudit, ces hordes de moines fainéants, pour garder leur richesse,
leur influence sur les adorateurs d'idoles, & régner par la ruine, le sang
& le feu sur le
[Page 402]
pauvre pays? En cage les loups qui se ruent sur les hommes
par terre, en cage les hyènes! Vive le Gueux!
- Parole de soldat, c'est parole d'or, répondit Ulenspiegel.
Le lendemain, un message vint de la part de messire de
Lumey, avec ordre de faire transporter de Gorcum à la Briele, où était
l'amiral, les dix-neuf moines prisonniers.
- Ils seront pendus, dit le capitaine Marin à Ulenspiegel.
- Pas tant que je serai vivant, répondit-il.
- Mon fils, disait Lamme, ne parle point ainsi à messire de
Lumey. Il est farouche & te fera pendre avec eux, sans merci.
- Je parlerai selon la vérité, répondit Ulenspiegel: parole
de soldat, c'est parole d'or.
- Si tu les peux sauver, dit Marin, conduis leur barque
jusqu'à la Briele. Prends avec toi Rochus le pilote & ton ami Lamme, si tu
le veux.
- Je le veux, répondit Ulenspiegel.
La barque fut amarrée au quai Vert, les dix-neuf moines y
entrèrent; Rochus le peureux fut placé au gouvernail, Ulenspiegel & Lamme,
bien armés, se placèrent à l'avant de l'embarcation. Des soudards vauriens
venus parmi les Gueux pour le pillage, se trouvaient près des moines, qui
eurent faim. Ulenspiegel leur donna à boire & à manger. Celui-ci va trahir!
disaient les soudards vauriens. Les dix-neuf moines, assis au milieu, étaient
béats & grelottants, quoique l'on fût en juillet, que le soleil fût clair
& chaud, & qu'une brise douce enflât les voiles de la barque glissant
massive & ventrue sur les vagues vertes.
Le père Nicolas parla alors & dit au pilote:
- Rochus, nous emmène-t-on au Champ de potences? Puis, se
tournant vers Gorcum: O ville de Gorcum! dit-il, debout & étendant la main,
ville de Gorcum! combien de maux tu as à souffrir; tu seras maudite entre les
cités, car tu as fait croître dans tes murs la graine d'hérésie! O ville de
Gorcum! Et l'ange du Seigneur ne veillera plus à tes portes. Il n'aura plus
soin de la pudeur de tes vierges, du courage de tes hommes, de la fortune de
tes marchands! O ville de Gorcum! tu es maudite, infortunée!
- Maudite, maudite, répondit Ulenspiegel, maudite comme le
peigne qui a passé enlevant les poux espagnols. Maudite comme le chien brisant
la chaîne, comme le cheval fier secouant de dessus lui un cruel cavalier!
Maudit toi-même, prédicateur niais, qui trouves mauvais qu'on casse la verge,
fût-elle de fer, sur le dos des tyrans!
[Page 403]
Le moine se tut, &, baissant les yeux, il parut confit
en haine dévote.
Les soudards vauriens venus parmi les Gueux pour le pillage,
se trouvaient près des moines, qui eurent faim bientôt: Ulenspiegel demanda
pour eux du biscuit & du hareng: le maître de la barque répondit:
- Qu'on les jette à la Meuse, ils mangeront le hareng frais.
Ulenspiegel donna alors aux moines tout ce qu'il avait de
pain & de saucisson pour lui & pour Lamme. Le maître de la barque &
les Gueux vauriens s'entredirent:
- Celui-ci est traître, il nourrit les moines; il le faut
dénoncer.
A Dordrecht, la barque s'arrêta dans le havre au
Bloemen-Key, au quai aux Fleurs: hommes, femmes, garçonnets & fillettes
accoururent en foule pour voir les moines, & s'entredisaient, les montrant
du doigt ou les menaçant du poing:
- Voyez là ces maroufles faiseurs de Bons Dieux, menant les
corps aux bûcher & les âmes au feu éternel; - voyez les tigres gras &
les chacals à bedaine.
Les moines baissaient la tête & n'osaient parler.
Ulenspiegel les vit de nouveau tremblants:
- Nous avons encore faim, dirent ils, soudard compatissant.
Mais le patron de la barque:
- Qui boit toujours? C'est le sable aride. Qui mange
toujours? C'est le moine.
Ulenspiegel leur alla quérir en ville du pain, du jambon
& un grand pot de bière.
- Mangez & buvez, dit-il; vous êtes nos prisonniers,
mais je vous sauverai si je puis. Parole de soldat, c'est parole d'or.
- Pourquoi leur donnes-tu cela? Ils ne te payeront point,
dirent les Gueux vauriens; &, s'entreparlant bassement, ils se coulèrent en
l'oreille ces mots: ‘Il a promis de les sauver, gardons-le bien.’
A l'aube ils vinrent à la Briele. Les portes leur ayant été
ouvertes, un voet-looper, courrier, alla avertir messire de Lumey de leur
venue.
Sitôt qu'il en reçut la nouvelle, il vint à cheval, à peine
vêtu & accompagné de quelques cavaliers & piétons armés.
Et Ulenspiegel put voir de nouveau le farouche amiral vêtu
comme fier seigneur vivant en opulence.
- Salut, dit-il, messires moines. Levez les mains. Où est le
sang de messieurs d'Egmont & de Hornes? Vous me montrez patte blanche,
c'est bien à vous.
[Page 404]
Un moine nommé Léonard répondit:
- Fais de nous ce que tu voudras. Nous sommes moines,
personne ne nous réclamera.
- Il a bien parlé, dit Ulenspiegel; car le moine ayant rompu
avec le monde, qui est père & mère, frère & soeur, épouse & amie,
ne trouve à l'heure de Dieu personne qui le réclame. Toutefois, Excellence, je
le veux faire: Le capitaine Marin, en signant la capitulation de Gorcum,
stipula que ces moines seraient libres comme tous ceux qui furent pris en la
citadelle & qui en sortirent. Ils y furent toutefois sans cause retenus
prisonniers; j'entends dire qu'on les pendra. Monseigneur, je m'adresse à vous
humblement, vous parlant pour eux, car je sais que parole de soldat, c'est
parole d'or.
- Qui es-tu? demanda messire de Lumey.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, Flamand je suis du beau
pays de Flandre, manant, noble homme, le tout ensemble, & par le monde
ainsi je me promène, louant choses belles & bonnes & me gaussant de
sottise à pleine gueule. Et je vous veux louer si vous tenez la promesse faite
par le capitaine: parole de soldat, c'est parole d'or.
Mais les Gueux vauriens qui étaient sur la nef:
- Monseigneur, dirent-ils, celui-ci est traître: il a promis
de les sauver, il leur a donné du pain, du jambon, saucisson, de la bière &
à nous rien.
Messire de Lumey dit alors à Ulenspiegel:
- Flamand promeneur & nourrisseur de moines, tu seras
pendu avec eux.
- Je n'ai nulle crainte, répondit Ulenspiegel: parole de
soldat, c'est parole d'or.
- Te voilà bien accrêté, dit de Lumey.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.
Les moines furent amenés dans une grange, & Ulenspiegel
avec eux: là, ils le voulurent convertir par arguments théologiques; mais il
dormit en les écoutant.
Messire de Lumey étant à table, plein de vin & de
viande, un messager arriva de Gorcum, de la part du capitaine Marin, avec la
copie des lettres du Taiseux, prince d'Orange, ‘commandant à tous les
gouverneurs des villes & autres lieux de tenir les ecclésiastiques en
pareille sauvegarde, sûreté & privilége que le reste du peuple.’
Le messager demanda à être introduit auprès de Lumey pour
lui remettre en mains propres la copie des lettres.
...de Lumey, fier seigneur vivant en opulence Félicien Rops |
[Page 405]
- Où est l'original? lui demanda de Lumey.
- Chez mon maître Marin, dit le messager.
- Et le manant m'envoie la copie! dit de Lumey. Où est ton
passeport?
- Le voici, monseigneur, dit le messager.
Messire de Lumey lut tout haut:
‘Monseigneur & maître Marin Brandt mande à tous
ministres, gouverneurs & officiers de la république, qu'ils laissent passer
sûrement, etc.’
De Lumey, frappant du poing sur la table & déchirant le
passeport:
- Sang-Dieu! dit-il, de quoi se mêle-t-il, ce Marin, ce
guenillard, qui n'avait pas, avant la prise de la Briele, une arête de hareng
saur à se mettre sous la dent? Il s'intitule monseigneur & maître, & il
m'envoie à moi des ordres! il mande & ordonne! Dis à ton maître que
puisqu'il est si capitaine & si monseigneur, si bien mandant &
commandant, que les moines seront pendus haut & court tout de suite, &
toi avec eux si tu ne trousses ton bagage.
Et, lui baillant un coup de pied, il le fit sortir de la
salle.
- A boire, cria-t-il. Avez-vous vu l'outrecuidance de ce
Marin? Je cracherais mon repas tant je suis furieux. Qu'on pende les moines
dans leur grange incontinent, & qu'on m'amène le Flamand promeneur, après
qu'il aura assisté à leur supplice. Nous verrons bien s'il osera me dire que
j'ai mal fait. Sang-Dieu! qu'a-t-on encore besoin ici de pots & de verres?
Et il brisa avec grand bruit les coupes & la vaisselle,
& nul n'osait lui parler. Les valets voulurent en ramasser les débris, il
ne le permit point, & buvant à même les flacons sans mesure, il s'enrageait
davantage, marchait à grands pas, écrasant les morceaux & les piétinant
furieusement.
Ulenspiegel fut amené devant lui.
- Eh bien! lui dit-il, apportes-tu des nouvelles de tes amis
les moines?
- Ils sont pendus, dit Ulenspiegel; & un lâche bourreau,
tuant par intérêt, a ouvert après la mort le ventre & les côtés de l'un
d'eux comme à un porc éventré, pour en vendre la graisse à un apothicaire.
Parole de soldat n'est plus parole d'or.
De Lumey, piétinant les débris de la vaisselle:
- Tu me braves, dit-il, vaurien de quatre pieds, mais toi
aussi tu seras pendu, non dans une grange, mais ignominieusement sur la place,
vis-à-vis de tout le monde.
- Honte sur vous, dit Ulenspiegel, honte sur nous: parole de
soldat n'est plus parole d'or.
[Page 406]
- Te tairas-tu, tête de fer! dit messire Lumey.
- Honte sur toi, dit Ulenspiegel, parole de soldat n'est
plus parole d'or. Punis plutôt les vauriens marchands de graisse humaine.
Messire de Lumey alors, se précipitant sur lui, leva la main
pour le frapper.
- Frappe, dit Ulenspiegel; je suis ton prisonnier, mais je
n'ai nulle peur de toi: parole de soldat n'est plus parole d'or.
Messire de Lumey tira alors son épée, & en eût certes
tué Ulenspiegel si messire de Très-Long, lui arrêtant le bras, ne lui eût dit:
- Aie pitié! il est brave & vaillant, il n'a commis nul
crime.
De Lumey alors se ravisant:
- Qu'il demande pardon, dit-il.
Mais Ulenspiegel, restant debout:
- Je ne le ferai point, dit-il.
- Qu'il dise au moins que je n'ai pas eu tort, s'écria de
Lumey, s'enrageant.
Ulenspiegel répondit:
- Je ne lèche point les bottines des seigneurs: parole de
soldat n'est plus parole d'or.
- Qu'on dresse la potence, dit de Lumey, & qu'on
l'emmène, ce lui sera parole de chanvre.
- Oui, dit Ulenspiegel, & je te crierai devant tout le
peuple: Parole de soldat n'est plus parole d'or!
La potence fut dressée sur le Grand-Marché. La nouvelle
courut bientôt par la ville que l'on allait pendre Ulenspiegel, le Gueux
vaillant. Et le populaire fut ému de pitié & miséricorde. Et il accourut en
foule au Grand-Marché; messire de Lumey y vint aussi à cheval, voulant lui-même
donner le signal de l'exécution.
Il regarda sans douceur Ulenspiegel sur l'échelle, vêtu pour
la mort, en son linge, les bras liés au corps, les mains jointes, la corde au
cou, & le bourreau prêt à faire son oeuvre.
Très-Long lui disait:
- Monseigneur, pardonnez-lui, il n'est point traître, &
nul ne vit jamais pendre un homme parce qu'il fut sincère & pitoyable.
Et les hommes & femmes du peuple, entendant Très-Long
parler, criaient: ‘Pitié, monseigneur, grâce & pitié pour Ulenspiegel.
- Cette tête de fer m'a bravé, dit de Lumey: qu'il se
repente & dise que j'ai bien fait.
[Page 407]
- Veux-tu te repentir & dire qu'il a bien fait? dit
Très-Long à Ulenspiegel.
- Parole de soldat n'est plus parole d'or, répondit
Ulenspiegel.
- Passez la corde, dit de Lumey.
Le bourreau allait obéir; une jeune fille, toute de blanc
vêtue & couronnée de fleurs, monta comme folle les marches de l'échafaud,
sauta au cou d'Ulenspiegel & dit:
- Cet homme est le mien; je le prends pour mari.
Et le peuple d'applaudir, & les femmes de crier:
- Vive, vive la fillette qui sauve Ulenspiegel.
- Qu'est-ce ceci? demanda messire de Lumey.
Très-Long répondit:
- D'après les us & coutumes de la ville, il est de droit
& loi qu'une jeune fille pucelle ou non mariée sauve un homme de la corde
en le prenant pour mari au pied de la potence.
- Dieu est avec lui, dit de Lumey; déliez-le.
Chevauchant alors près de l'échafaud, il vit la fillette
empêchée à couper les cordes d'Ulenspiegel & le bourreau voulant s'opposer
à son dessein & disant:
- Si vous les coupez, qui les payera?
Mais la fillette ne l'écoutait point.
La voyant si preste amoureuse & subtile, il fut
attendri.
- Qui es-tu? dit-il.
- Je suis Nele, sa fiancée, dit-elle, & je viens de
Flandre pour le chercher.
- Tu fis bien, dit de Lumey d'un ton rogue.
Et il s'en fut.
Très-Long alors s'approchant:
- Petit Flamand, dit-il, une fois marié seras-tu encore
soudard en nos navires!
- Oui, messire, répondit Ulenspiegel.
- Et toi, fillette, que feras-tu sans ton homme?
Nele répondit:
- Si vous le voulez, messire, je serai fifre en son navire.
- Je le veux, dit Très-Long.
Et il lui donna deux florins pour les noces.
Et Lamme, pleurant & riant d'aise, disait:
[Page 408]
- Voici encore trois florins: nous mangerons tout; c'est moi
qui paye. Allons au Peigne-d'Or. Il n'est pas mort, mon ami. Vive le Gueux!
Et le peuple applaudissait, & ils s'en furent au
Peigne-d'Or, où un grand festin fut commandé; & Lamme jetait des deniers au
populaire par les fenêtres.
Et Ulenspiegel disait à Nele:
- Mignonne aimée, te voilà donc près de moi! Noël! elle est
ici, chair, coeur & âme, ma douce amie. Oh! les yeux doux & les belles
lèvres rouges d'où il ne sortit jamais que de bonnes paroles! Elle me sauva la
vie, la tendre aimée! Tu joueras sur nos navires le fifre de délivrance. Te
souvient-il... mais non... A nous est l'heure présente pleine de liesse, &
à moi ton visage doux comme fleurs de juin. Je suis en paradis. Mais, dit-il,
tu pleures...
- Ils l'ont tuée, dit-elle.
Et elle lui conta l'histoire de deuil.
Et, se regardant l'un l'autre, ils pleurèrent d'amour &
de douleur.
Et au festin ils burent & mangèrent, & Lamme les
regardait dolent, disant:
- Las! ma femme, où es-tu?
Et le prêtre vint & maria Nele & Ulenspiegel.
Et le soleil du matin les trouva l'un près de l'autre dans
leur lit d'épousailles.
Et Nele reposait sa tête sur l'épaule d'Ulenspiegel. Et
quand elle s'éveilla au soleil, il dit:
- Frais visage & doux coeur, nous serons les vengeurs de
Flandre.
Elle, le baisant sur la bouche:
- Tête folle & bras fort, dit-elle, Dieu bénira le fifre
& l'épée.
- Je te ferai un costume de soudard.
- Tout de suite? dit-elle.
- Tout de suite, répondit Ulenspiegel; mais qui dit qu'au
matin les fraises sont bonnes? Ta bouche est bien meilleure.
[Page 409]
IX
Ulenspiegel, Lamme & Nele avaient, comme leurs amis
& compagnons, repris aux couvents le bien gagné par ceux-ci sur le
populaire à l'aide de processions, de faux miracles & autres mômeries
romaines. Ce fut contre l'ordre du Taiseux, prince de liberté, mais l'argent
servait aux frais de la guerre. Lamme Goedzak, non content de se pourvoir de
monnaie, pillait dans les couvents les jambons, saucissons, flacons de bière
& de vin, & en revenait volontiers portant sur la poitrine un baudrier
de volailles, oies, dindes, chapons, poules & poulets, & traînant par
une corde derrière lui quelques veaux & porcs monastiques. Et ce par droit
de guerre, disait-il.
Bien aise à chaque prise, il l'apportait au navire pour
qu'on en fît nopces & festins, mais se plaignait toutefois que le Maître
queux fût si ignorant ès sciences de sauces & de fricassées.
Or, ce jour-là, les Gueux, ayant humé le piot
victorieusement, dirent à Ulenspiegel:
- Tu as toujours le nez au vent pour flairer les nouvelles
de la terre ferme, tu connais toutes les aventures de guerre: chante-les nous.
Cependant Lamme battra le tambour & le fifre mignon glapira à la mesure de
ta chanson.
Et Ulenspiegel dit:
- Un jour de mai clair & frais, Ludwig de Nassau,
croyant entrer à Mons, ne trouve point ses piétons ni ses cavaliers. Quelques
affidés tenaient une porte ouverte & un pont baissé, afin qu'il eût la
ville. Mais les bourgeois s'emparent de la porte & du pont. Où sont les
soudards du comte Louis? Les bourgeois vont lever le pont. Le comte Louis sonne
du cor.
Et Ulenspiegel chanta:
Où sont tes piétons ou
tes cavaliers?
Ils sont aux bois, égarés, foulant tout:
Ramilles sèches, muguets en fleur.
Monsieur du Soleil fait reluire
Leurs faces rouges & guerrières,
Les croupes luisantes de leurs coursiers;
Le comte Ludwig sonne du cor:
Ils l'entendent. Doucement battez le tambour.
[Page 410]
Au grand trotton,
bride avalée!
Course d'éclair, course de nue;
Trombe de fer cliquetant;
Ils volent, les lourds cavaliers!
En hâte! en hâte! à la rescousse!
Le pont se lève... de l'éperon
Au flanc saignant des destriers.
Le pont se lève: ville perdue!
Ils sont devant.
Est-ce trop tard?
Ventre à terre! bride avalée!
Guitoy de Chaumont, sur son genêt,
Saute sur le pont qui retombe.
Ville gagnée! Entendez-vous
Sur le pavé de Mons
Course d'éclair, course de nue,
Trombe de fer cliquetant!
Vive Chaumont & le
genêt!
Sonnez le clairon de joie, battez le tambour.
C'est le mois du foin, les prés embaument;
L'alouette monte, chantant dans le ciel:
Vive l'oiseau libre!
Battez le tambour de gloire.
Vive Chaumont & le genêt. Or çà, à boire
çà.
Ville gagnée!... Vive le Gueux!
Et les Gueux chantaient sur les navires: ‘Christ, regarde
tes soldats. Fourbis nos armes, Seigneur. Vive le Gueux!’
Et Nele souriante faisait glapir le fifre, & Lamme
battait le tambour, & en haut, vers le ciel, temple de Dieu, s'élevaient
les coupes d'or & les hymnes de liberté. Et les vagues, comme des sirènes,
claires & fraîches autour du navire, susurraient harmonieuses.
X
Un jour, au mois d'août, jour pesant & chaud, Lamme
brassait mélancolie. Son tambour joyeux se taisait & dormait, passant ses
baguettes à l'ouverture de sa gibecière. Ulenspiegel & Nele, souriant
d'aise amou-
[Page 411]
reuse, se chauffaient au soleil; les vigies, placées dans
les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant des yeux sur la grande mer s'ils
ne voyaient point à l'horizon quelque proie. Très-Long les interrogeait; ils
disaient toujours: ‘Niets, rien.’
Et Lamme, blême & affaissé, soupirait piteusement. Et
Nele lui dit:
- D'où vient, Lamme, que tu es si dolent?
Et Ulenspiegel lui dit:
- Tu maigris, mon fils.
- Oui, dit Lamme, je suis dolent & maigre. Mon coeur
perd sa gaieté & ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous
autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers. Gaussez-vous du pauvre
Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié, tandis que celle-ci, dit-il montrant
Nele, dut arracher son homme aux baisers de la corde, qui sera son amoureuse
dernière. Elle fit bien, Dieu soit béni; mais qu'elle ne rie point de moi. Oui,
tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m'amie. Ma femme rit pour dix. Las!
vous autres femelles êtes cruelles aux douleurs d'autrui. Oui, j'ai le coeur
dolent, frappé du glaive d'abandon; & rien ne le réconfortera, sinon elle.
- Ou quelque fricassée, dit Ulenspiegel.
- Oui, dit Lamme, où est la viande en ce triste navire? Sur
les vaisseaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s'il n'y a jeûne,
& trois fois du poisson. Quant aux poissons, Dieu me damne si cette filasse
- je veux dire leur chair - ne fait autre chose que de m'allumer sans fruit le
sang, mon pauvre sang qui s'en ira en eau prochainement. Ils ont bière,
fromage, potage & bonne boisson. Oui! ils ont tout à leurs aises
stomacales: biscuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée; oui, tout,
poisson sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois, gruau, vinaigre,
huile, suif, bois & charbon. Nous, l'on vient de nous défendre de prendre
le bétail de qui que ce soit, bourgeois, abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du
hareng, & buvons de la petite bière. Las! je n'ai plus rien: ni amour de la
femme, ni bon vin, ni dobbele-bruinbier, ni bonne nourriture. Où sont ici nos
joies?
- Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenspiegel. Oeil pour
oeil, dent pour dent: à Paris, la nuit de la Saint-Barthélémy, ils ont tué dix
mille coeurs libres dans la seule ville de Paris; le roi lui-même a tiré sur
son peuple. Réveille-toi, Flamand; saisis la hache sans merci: là sont nos
joies; frappe l'Espagnol ennemi & romain partout où tu le trouveras.
[Page 412]
Laisse là tes mangeailles. Ils ont emmené les victimes
mortes ou vivantes vers leur fleuve & par pleines charretées, les ont
jetées à l'eau. Mortes ou vivantes, entends-tu, Lamme? La Seine fut rouge
pendant neuf jours, & les corbeaux par nuées s'abattirent sur la ville. A
La Charité, à Rouen, Toulouse, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le massacre fut
horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres!
Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux est lourd tant ils ont
l'estomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes
criant vengeance & pitié? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je
ne la crois point infidèle, mais affolée, & elle t'aime encore, pauvre ami:
elle n'était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du
massacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la
grandeur ou la petitesse de leur charnelle virilité. Et elles riaient ces dames
grandes en paillardise. Réjouis-toi, mon fils, nonobstant ton poisson & ta
petite bière. Si l'arrière-goût du hareng est fade, plus fade est l'odeur de
cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, &, les mains mal lavées,
découpent les oies grasses pour offrir aux gentes damoiselles de Paris les
ailes, les pattes & le croupion. Elles ont tâté d'autre viande tantôt,
viande froide.
- Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant: le
hareng est ortolan, malvoisie est la petite bière pour les coeurs libres.
Et Ulenspiegel dit:
Vive le Gueux! Ne
pleurons point, frères.
Dans les ruines & le sang
Fleurit la rose de liberté.
Si avec nous est Dieu, qui sera contre?
Quand la hyène
triomphe,
Vient le tour du lion.
D'un coup de patte il la jette sur le sol,
éventrée.
OEil pour oeil, dent pour dent. Vive le Gueux!
Et les Gueux sur les navires chantaient:
Le duc nous garde même sort.
OEil pour oeil, dent pour dent,
Blessure pour blessure. Vive le Gueux!
[Page 413]
XI
Par une nuit noire, l'orage grondant ès profondeurs des
nues, Ulenspiegel était sur le pont du navire avec Nele, & il dit:
- Tous nos feux sont éteints. Nous sommes des renards
guettant, la nuit, au passage la volaille espagnole, c'est-à-dire leurs
vingt-deux assabres, riches navires où brillent les lanternes, qui sont pour
eux les étoiles de la male heure. Et nous leur courrons sus.
Nele dit:
- Cette nuit est une nuit de sorciers. Ce ciel est noir
comme bouche d'enfer, ces éclairs brillent comme le sourire de Satan, l'orage
lointain gronde sourd, les mouettes passent en jetant de grands cris; la mer
roule comme des couleuvres d'argent ses vagues phosphorescentes. Thyl, mon
aimé, viens dans le monde des esprits. Prends la poudre de vision...
- Verrai-je les sept, ma mignonne?
Et ils prirent la poudre de vision.
Et Nele ferma les yeux d'Ulenspiegel, & Ulenspiegel
ferma les yeux de Nele. Et ils virent un cruel spectacle.
Ciel, terre, mer étaient pleins d'hommes, de femmes,
d'enfants travaillant, voguant, cheminant ou rêvant. La mer les balançait, la
terre les portait. Et ils grouillaient comme anguilles en un panier.
Sept hommes & femmes étaient au milieu du ciel, assis
sur des trônes & le front ceint d'une étoile brillante, mais ils étaient si
vagues que Nele & Ulenspiegel ne voyaient distinctement que leurs étoiles.
La mer monta jusqu'au ciel, roulant dans son écume
l'innombrable multitude des navires dont les mâts & cordages se heurtaient,
s'entre-croisaient, se brisaient, s'écrasaient, suivant les mouvements
tempêtueux des vagues. Puis un navire parut au milieu de tous les autres. Sa
carène était de fer flamboyant. Sa quille était d'acier taillé comme un
couteau. L'eau cria, gémissant quand il passa. La Mort était sur l'arrière du
navire, assise, ricassante, tenant d'une main sa faux, & de l'autre un
fouet avec lequel elle frappait sur sept personnages. L'un était un homme
dolent, maigre, hautain, silencieux. Il tenait d'une main un sceptre & de
l'autre
[Page 414]
une épée. Près de lui, montée sur une chèvre, se tenait une
fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte & l'oeil émerillonné. Elle
s'étendait lascive à côté d'un vieux juif ramassant des clous & d'un gros
homme bouffi qui tombait chaque fois qu'elle le mettait debout, tandis qu'une
femme maigre & enragée les frappait tous deux. Le gros homme ne se
revanchait point ni non plus sa rougeaude compagne. Un moine au milieu d'eux
mangeait des saucisses. Une femme, couchée par terre, rampait comme un serpent
entre les autres. Elle mordait le vieux juif à cause de ses vieux clous,
l'homme bouffi parce qu'il avait trop d'aise, la femme rougeaude pour l'humide
éclat de ses yeux, le moine pour ses saucisses, & l'homme maigre à cause de
son sceptre. Et tous se battirent bientôt.
Quand ils passèrent, la bataille fut horrible sur mer, dans
le ciel & sur terre. Il plut du sang. Les navires étaient brisés à coups de
hache, d'arquebuse, de canon. Leurs débris volaient en l'air, au milieu de la
fumée de la poudre. Sur la terre, des armées s'entre-choquaient comme des murs
d'airain. Villes, villages, moissons brûlaient parmi des cris & des larmes;
les hauts clochers, dentelles de pierre, détachaient au milieu du feu leurs
fières silhouettes, puis tombaient avec fracas comme chênes abattus. De noirs
cavaliers, nombreux & serrés comme des bandes de fourmis, l'épée à la main,
le pistolet au poing, frappaient les hommes, les femmes, les enfants. D'aucuns
faisaient des trous dans la glace & y ensevelissaient des vieillards
vivants; d'autres coupaient les seins aux femmes & y semaient du poivre,
d'autres pendaient les enfants dans les cheminées. Ceux qui étaient las de
frapper violaient quelque fille ou quelque femme, buvaient, jouaient aux dés,
& remuant des piles d'or, fruit du pillage, y vautraient leurs doigts
rouges.
Les sept couronnés d'étoiles criaient: ‘Pitié pour le pauvre
monde!’
Et les fantômes ricassaient. Et leurs voix étaient pareilles
à celles de mille orfraies criant ensemble. Et la Mort agitait sa faux.
Les entends-tu? dit Ulenspiegel; ce sont les oiseaux de
proie des pauvres hommes. Ils vivent de petits oiseaux, qui sont les simples
& les bons.
Les sept couronnés d'étoiles criaient: ‘Amour, justice,
miséricorde!’
Et les sept fantômes ricassaient. Et leurs voix étaient
pareilles à celles de mille orfraies criant ensemble. Et la Mort les frappait
de son fouet.
Et le navire passait sur le flot, coupant en deux,
vaisseaux, bateaux, hommes, femmes, enfants. Sur la mer retentissaient les
plaintes des victimes criant: ‘Pitié!’
[Page 415]
Et le rouge navire passait sur eux tous, tandis que les
fantômes riant criaient comme des orfraies.
Et la Mort ricassant buvait l'eau pleine de sang.
Et le navire ayant disparu dans le brouillard, la bataille
cessa, les sept couronnés d'étoiles s'évanouirent.
Et Ulenspiegel & Nele ne virent plus que le ciel noir,
la mer houleuse, les sombres nues s'avançant sur l'eau phosphorescente, &
tout près de rouges étoiles.
C'étaient les lanternes des vingt-deux assabres. La mer
& le tonnerre grondaient sourdement.
Et Ulenspiegel sonna la cloche de wacharm doucement, &
cria: ‘L'Espagnol, l'Espagnol! Il vogue sur Flessingue!’ Et le cri fut répété
par toute la flotte.
Et Ulenspiegel dit à Nele:
- Une teinte grise se répand sur le ciel & sur la mer.
Les lanternes ne brillent plus que faiblement, l'aube se lève, le vent
fraîchit, les vagues jettent leur écume par-dessus le pont des navires, une
forte pluie tombe & cesse bientôt, le soleil se lève radieux, dorant la crête
des flots: c'est ton sourire, Nele, frais comme le matin, doux comme le rayon.
Les vingt-deux assabres passent; sur les navires des Gueux
les tambours battent, les fifres glapissent; de Lumey crie: ‘De par le prince,
en chasse!’ Ewont Pictersen Wort, sous-amiral, crie: ‘De par monseigneur
d'Orange & messire l'amiral, en chasse!’ Sur tous les navires, la Johannah,
le Cygne, Anne-Mie, le Gueux, le Compromis, le d'Edmont, le De Horn, sur le
Willem de Zwyger, le Guillaume-le-Taiseux, tous les capitaines crient: ‘De par
monseigneur d'Orange & messire l'amiral, en chasse!’
- En chasse! Vive le Gueux! crient les soudards &
matelots.
La houlque de Très-Long, montée par Lamme & Ulenspiegel,
& nommée la Briele, suivie de près par la Johannah, le Cygne & le
Gueux, s'empare de quatre assabres. Les Gueux jettent à l'eau tout ce qui est
espagnol, font prisonniers les habitants du Pays-Bas, vident les navires comme
coques d'oeufs & les laissent voguer sans mâts ni voiles dans la rade. Puis
ils poursuivent les dix-huit autres assabres. Le vent souffle violent venant
d'Anvers, le mur des rapides navires penche dans l'eau du fleuve sous le poids
des voiles gonflées comme des joues de moine au vent qui vient des cuisines;
les assabres vont vite; les Gueux les poursuivent jusque dans la rade de
Middelbourg sous le feu des forts. Là s'engage une bataille san-
[Page 416]
glante; les Gueux s'élancent avec des haches sur les ponts
des navires, jonchés bientôt de bras, de jambes coupées qu'il faut, après le
combat, jeter par corbeilles dans les flots. Les forts tirent sur eux; ils s'en
moquent, &, au cri de: ‘Vive le Gueux!’ prennent dans les assabres poudre,
artillerie, balles & blé, les brûlent après les avoir vidées, & s'en
vont à Flessingue, les laissant fumant & flambant dans la rade.
De là ils enverront des escouades percer les digues de
Zélande & Hollande, aider à la construction de nouveaux navires, &
notamment de flibots de cent quarante tonneaux portant jusqu'à vingt pièces de
fer de fonte.
XII
Sur les navires il neige. L'air est tout blanc tout au loin
& sans cesse la neige tombe, tombe mollement dans l'eau noire où elle fond.
Sur la terre il neige: tout blancs sont les chemins, toutes
blanches les noires silhouettes des arbres désenfeuillés. Nul bruit que les
cloches lointaines de Haarlem sonnant l'heure, & le joyeux carillon
envoyant dans l'air épais ses notes étouffées.
Cloches, ne sonnez point; cloches, ne jouez point vos airs
simples & doux: don Frédéric approche, le ducaillon du sang. Il marche sur
toi, suivi de trente-cinq enseignes d'Espagnols, tes mortels ennemis, Haarlem,
ô ville de liberté; vingt-deux enseignes de Wallons, dix-huit enseignes
d'Allemands, huit cents chevaux, une puissante artillerie le suivent.
Entends-tu sur les charriots le bruit de ces ferrailles meurtrières?
Fauconneaux, couleuvrines, courtauds à la grosse gueule, tout cela est pour
toi, Haarlem. Cloches, ne sonnez point; carillon, ne lance point tes notes
joyeuses dans l'air épais de neige.
- Cloches, nous sonnerons; moi, carillon, je chanterai jetant
mes notes hardies dans l'air épais de neige. Haarlem est la ville des coeurs
vaillants, des femmes courageuses. Elle voit sans crainte, du haut de ses
clochers, onduler comme des bandes de fourmis d'enfer les noires masses des
bourreaux: Ulenspiegel, Lamme & cent Gueux de mer sont dans ses murs. Leur
flotte croise dans le lac.
- Qu'ils viennent! disent les habitants; nous ne sommes que
des bour-
[Page 417]
geois, des pêcheurs, des marins & des femmes. Le fils du
duc d'Albe ne veut, dit-il, pour entrer chez nous, d'autres clefs que son
canon. Qu'il ouvre, s'il le peut, ces faibles portes, il trouvera des hommes
derrière. Sonnez, cloches; carillon, lance tes notes joyeuses dans l'air épais
de neige.
‘Nous n'avons que de faibles murs & des fossés à la manière
ancienne. Quatorze pièces de canon vomissent leurs boulets de quarante-six
livres sur la Cruys-poort. Mettez des hommes où il manque des pierres. La nuit
vient, chacun travaille, c'est comme si jamais le canon n'avait passé par là.
Sur la Cruys-poort ils ont lancé six cent quatre-vingt boulets; sur la porte
Saint-Jean, six cent soixante-quinze. Ces clefs n'ouvrent pas, car voilà que
derrière se dresse un nouveau boulevard. Sonnez, cloches; jette, carillon, dans
l'air épais tes notes joyeuses.
- ‘Le canon bat, bat toujours les murailles, les pierres
sautent, les pans de mur croulent. La brêche est assez large pour y laisser
passer de front une compagnie: L'assaut! tue, tue! crient-ils. Ils montent, ils
sont dix mille; laissez-les passer les fossés avec leurs ponts, avec leurs
échelles. Nos canons sont prêts. Voilà le troupeau de ceux qui vont mourir.
Saluez-les, canons de liberté! Ils saluent: les boulets à chaîne, les cercles
de goudron enflammé volant & sifflant trouent, taillent, enflamment, aveuglent
la masse des assaillants qui s'affaissent & fuient en désordre. Quinze
cents morts jonchent le fossé. Sonnez, cloches; & toi, carillon, lance dans
l'air épais tes notes joyeuses.
‘Revenez à l'assaut! Ils ne l'osent. Ils se remettent à
tirer & à miner. Nous aussi, nous connaissons l'art de la mine. Sous eux,
sous eux allumez la mèche; courez, nous allons voir un beau spectacle. Quatre
cents Espagnols sautent en l'air. Ce n'est pas le chemin des flammes
éternelles. Oh! la belle danse au son argentin de nos cloches, à la musique
joyeuse de notre carillon!
‘Ils ne se doutent pas que le prince veille sur nous, que
tous les jours nous viennent, par des passages bien gardés, des traîneaux de
blé & de poudre; le blé pour nous, la poudre pour eux. Où sont leurs six cents
Allemands que nous avons tués & noyés dans le bois de Haarlem? Où sont les
onze enseignes que nous leur avons prises, les six pièces d'artillerie &
les cinquante boeufs? Nous avions une enceinte de murs, nous en avons deux
maintenant. Les femmes mêmes se battent, & Kennan en conduit la troupe
vaillante. Venez, bourreaux, marchez dans nos rues, les enfants vous couperont
les jarrets avec leurs petits couteaux. Sonnez, cloches; & toi, carillon,
lance dans l'air épais tes notes joyeuses!
[Page 418]
‘Mais le bonheur n'est pas avec nous. La flotte des Gueux
est battue dans le lac. Elles sont battues les troupes que d'Orange avait
envoyées à notre secours. Il gèle, il gèle aigrement. Plus de secours. Puis,
pendant cinq mois, mille contre dix mille nous résistons. Il faut composer
maintenant avec les bourreaux. Voudra-t-il entendre à aucune composition, ce
ducaillon de sang qui a juré notre perte? Faisons sortir tous les soldats avec
leurs armes: ils troueront les bandes ennemies. Mais les femmes sont aux portes,
craignant qu'on ne les laisse seules garder la ville. Cloches, ne sonnez plus;
carillon, ne lance plus dans l'air tes notes joyeuses.
‘Voici juin, les foins embaument, les blés se dorent au
soleil, les oiseaux chantent: nous avons eu faim pendant cinq mois; la ville
est en deuil; nous sortirons tous de Haarlem, les arquebusiers en tête pour
ouvrir le chemin, les femmes, les enfants & le magistrat derrière, gardés
par l'infanterie qui veille sur la brèche. Une lettre, une lettre du ducaillon
de sang! Est-ce la mort qu'il annonce? non, c'est la vie à tout ce qui est dans
la ville. O clémence inattendue, ô mensonge peut-être! Chanteras-tu encore,
carillon joyeux? Ils entrent dans la ville.’
Ulenspiegel, Lamme & Nele avaient revêtu le costume des
soudards d'Allemagne enfermés avec eux, au nombre de six cents, dans le cloître
des Augustins.
- Nous mourrons aujourd'hui, dit tout bas Ulenspiegel à
Lamme.
Et il serra contre sa poitrine le corps mignon de Nele tout
frissant de peur.
- Las! ma femme, je ne la verrai plus, disait Lamme. Mais
peut-être notre costume de soudards allemands nous sauvera-t-il la vie?
Ulenspiegel hocha la tête pour montrer qu'il ne croyait à
nulle grâce.
- Je n'entends point le bruit du pillage, dit Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- D'après l'accord, les bourgeois ont racheté le pillage
& la vie pour la somme de deux cent quarante mille florins. Ils devront
payer cent mille florins comptant en douze jours, & le reste trois mois
après. Il a été commandé aux femmes de se retirer dans les églises. Ils vont
sans doute commencer le massacre. Entends-tu clouer les échafauds & dresser
les potences?
- Ah! nous allons mourir! dit Nele; j'ai faim.
- Oui, dit tout bas Lamme à Ulenspiegel, le ducaillon de
sang a dit qu'étant affamés nous serons plus dociles quand on nous mènera
mourir.
- J'ai si faim! dit Nele.
[Page 419]
Le soir, des soldats vinrent & distribuèrent un pain
pour six hommes: - Trois cents soldats wallons ont été pendus sur le marché,
dirent-ils. Ce sera bientôt votre tour. Il y eut toujours mariage de Gueux
& de potence.
Le lendemain soir, ils vinrent encore avec leur pain pour
six hommes: - Quatre grands bourgeois, dirent-ils, ont été décapités. Deux cent
quarante-neuf soldats ont été liés deux à deux & jetés à la mer. Les crabes
seront gras cette année. Vous n'avez point bonne trogne, vous autres, depuis le
7 juillet que vous êtes ici. Ils sont gourmands & ivrognes, ces habitants
du Pays-Bas; nous autres Espagnols, nous avons assez de deux figues à notre
souper.
- C'est donc pour cela, répondit Ulenspiegel, qu'il vous
faut faire partout chez le bourgeois quatre repas de viandes, volailles, crèmes,
vins & confitures; qu'il vous faut du lait pour laver les corps de vos
mustachos & du vin pour baigner les pieds de vos chevaux?
Le dix-huit juillet, Nele dit:
- J'ai les pieds mouillés; qu'est-ce ceci?
- Du sang, dit Ulenspiegel.
Le soir, les soudards vinrent encore avec leur pain pour
six:
- Où la corde ne suffit plus, dirent-ils, le glaive fait la
besogne. Trois cents soudards & vingt-sept bourgeois qui ont pensé s'enfuir
de la ville, se promènent maintenant aux enfers avec leurs têtes dans les
mains.
Le lendemain, le sang entra de nouveau dans le cloître; les
soudards ne vinrent point apporter le pain, mais seulement considérer les
prisonniers, disant:
- Les cinq cents Wallons, Anglais & Écossais décapités
hier avaient meilleure trogne. Ceux-ci ont faim sans doute; mais qui donc
mourrait de faim, si ce n'est le Gueux?
Et de fait, tous pâles, hâves, défaits, tremblants de froide
fièvre étaient là comme des fantômes.
Le seize août, à cinq heures du soir, les soudards entrèrent
riant & leur donnèrent du pain, du fromage & de la bière; Lamme dit:
- C'est le festin de mort.
A dix heures, quatre enseignes vinrent; les capitaines
firent ouvrir les portes du cloître, ordonnant aux prisonniers de marcher
quatre par quatre à la suite des fifres & tambours, jusqu'à l'endroit où on
leur dirait de s'arrêter. Certaines rues étaient rouges; & ils marchèrent
vers le Champ de Potences.
[Page 420]
Par ci, par là, des flaques de sang tachaient les prairies;
il y avait du sang tout autour des murailles. Les corbeaux venaient par nuées
de tous côtés; le soleil se cachait dans un lit de vapeurs, le ciel était clair
encore, & dans sa profondeur s'éveillaient, timides, les étoiles. Soudain,
ils entendirent des hurlements lamentables.
- Les soldats disaient: Ceux qui crient là sont les Gueux du
fort de Fuycke, hors la ville, on les laisse mourir de faim.
- Nous aussi, dit Nele, nous allons mourir.
Et elle pleura.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.
- Ah! dit Lamme en flamand, - les soldats de l'escorte
n'entendaient point ce fier langage, - ah! dit Lamme, si je pouvais tenir ce duc
de sang & lui faire manger, jusqu'à ce que la peau lui crevât, tous &
toutes cordes, potences, bancs, chevalets, poids & brodequins; si je
pouvais lui faire boire le sang répandu par lui, & qu'il sortît de sa peau
déchirée & de ses tripes ouvertes des éclats de bois, des morceaux de fer,
& qu'il ne rendît pas encore l'âme, je lui arracherais le coeur de la
poitrine & le lui ferais manger cru & venimeux. Alors, pour sûr,
tomberait-il de vie à trépas dans l'abîme de soufre, où puisse le diable le lui
faire manger & remanger sans cesse. Et ainsi pendant la toute longue éternité.
- Amen, dirent Ulenspiegel & Nele.
- Mais ne vois-tu rien? dit-elle.
- Non, dit-il.
- Je vois à l'occident, dit-elle, cinq hommes & deux
femmes assis en rond. L'un est vêtu de pourpre & porte une couronne d'or.
Il semble le chef des autres, tous loqueteux & guenillards. Je vois du côté
de l'orient - venir une autre troupe de sept; quelqu'un aussi les commande, qui
est vêtu de pourpre sans couronne. Et ils viennent contre ceux de l'occident.
Et ils se battent contre eux dans le nuage; mais je n'y vois plus rien.
- Les Sept, dit Ulenspiegel.
- J'entends, dit Nele, près de nous dans le feuillage, une
voix comme un souffle disant:
Par la guerre &
par le feu,
Par les piques & par les glaives,
Cherche;
Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Trouve.
[Page 421]
- D'autres que nous délivreront la terre de Flandre,
répondit Ulenspiegel. La nuit se fait noire, les soudards allument des torches.
Nous sommes près du Champ de Potences. O douce aimée, pourquoi m'as-tu suivi?
N'entends-tu plus rien, Nele?
- Si, dit-elle, un bruit d'armes dans les blés. Et là,
au-dessus de cette côte, surmontant le chemin où nous entrons, vois-tu briller
sur l'acier la rouge lueur des torches. Je vois des points de feu des mèches
d'arquebuse. Nos gardiens dorment-ils, ou sont-ils aveugles? Entends-tu ce coup
de tonnerre? Vois-tu les Espagnols tomber percés de balles? Entends-tu: Vive le
Gueux! Ils montent courant le sentier, la pique en avant; ils descendent avec
des haches le long du coteau. Vive le Gueux!
- Vive le Gueux! crient Lamme & Ulenspiegel.
- Tiens, dit Nele, voici des soldats qui nous donnent des
armes. Prends, Lamme, prends, mon aimé. Vive le Gueux!
- Vive le Gueux! crie toute la troupe des prisonniers.
- Les arquebuses ne cessent point de tirer, dit Nele, ils tombent
comme des mouches, éclairés qu'ils sont par la lueur des torches. Vive le
Gueux!
- Vive le Gueux! crie la troupe des sauveurs.
- Vive le Gueux! crient Ulenspiegel & les prisonniers.
Les Espagnols sont dans un cercle de fer. Tue! tue! Il n'en reste plus un
debout. Tue! pas de pitié, la guerre sans merci. Et maintenant troussons notre
bagage & courons jusqu'à Enckhuyse. Qui a les habits de drap & de soie
des bourreaux? Qui a leurs armes?
- Tous! tous! crient-ils. Vive le Gueux!
Et de fait, ils s'en revont en bateau vers Enckhuyse, où les
Allemands délivrés avec eux demeurèrent pour garder la ville.
Et Lamme, Nele & Ulenspiegel retrouvent leurs navires.
Et de nouveau les voici chantant sur la mer libre: Vive le Gueux!
Et ils croisent dans la rade de Flessingue.
[Page 422]
XIII
Là, de nouveau, Lamme fut joyeux. Il descendait volontiers à
terre, chassant comme lièvres, cerfs & ortolans, les boeufs, moutons &
volailles.
Et il n'était pas seul à cette chasse nourrissante. Il
faisait bon alors voir revenir les chasseurs, Lamme à leur tête, tirant par les
cornes le gros bétail, poussant le petit, menant à la baguette des troupeaux
d'oies, & portant au bout de leurs gaffes des poules, poulets & chapons
nonobstant la défense.
C'était alors nopces & festins sur les navires. Et Lamme
disait: L'odeur des sauces montait jusque au ciel, y réjouissant messieurs les
anges, qui disent: C'est le meilleur de la viande.
Tandis qu'ils croisaient, vint une flotte marchande de
Lisbonne, dont le commandant ignorait que Flessingue fût tombé au pouvoir des
Gueux. On lui ordonne de jeter l'ancre, elle est enveloppée. Vive le Gueux!
Tambours & fifres donnent l'abordage; les marchands ont des canons, des
piques, des haches, des arquebuses.
Balles & boulets pleuvent des navires des Gueux. Leurs
arquebusiers, retranchés autour du grand mât dans leurs fortins de bois, tirent
à coup sûr, sans danger. Les marchands tombent comme des mouches.
- A la rescousse! disait Ulenspiegel à Lamme & à Nele, à
la rescousse! Voici des épices, des joyaux, des denrées précieuses, sucre,
muscade, girofle, gingembre, réaux, ducats, moutons d'or tout brillants. Il y a
plus de cinq cent mille pièces. L'Espagnol payera les frais de la guerre.
Buvons! Chantons la messe des Gueux, c'est la bataille.
Et Ulenspiegel & Lamme couraient partout comme lions.
Nele jouait du fifre, à l'abri dans le fortin de bois. Toute la flotte fut
prise.
Les morts ayant été comptés, il y en eut mille du côté des
Espagnols, trois cents du côté des Gueux; parmi eux se trouva le Maître-Queux
du flibot la Briele.
Ulenspiegel demanda de parler devant Très-Long & les
matelots; ce que Très-Long lui accorda volontiers. Et il leur tint ce discours:
- Messire capitaine & vous, compères, nous venons
d'hériter de beaucoup d'épices, & voici Lamme, la bonne bedaine, qui trouve
que le pauvre mort qui est là, Dieu le tienne en joie, n'était pas assez grand
docteur ès
[Page 423]
fricassées. Nommons-le en sa place, & il vous préparera
de célestes ragoûts & des potages paradisiaques.
- Nous le voulons, dirent Très-Long & les autres; Lamme
sera le Maître-Queux du navire. Il portera la grande louche de bois pour
écarter les mousses de ses sauces.
- Messire capitaine, compères & amis, dit Lamme, vous me
voyez pleurant d'aise, car je ne mérite point un si grand honneur. Toutefois,
puisque vous daignez recourir à mon indignité, j'accepte les nobles fonctions
de maître ès arts ès fricassées sur le vaillant flibot la Briele, mais en vous
priant humblement de m'investir du commandement suprême de cuisine, de telle
façon que votre Maître-Queux, - ce sera moi, - puisse par droit, loi &
force, empêcher un chacun de venir manger la part des autres.
Très-Long & les Gueux s'écrièrent:
- Vive Lamme! tu auras droit, loi & force.
- Mais j'ai, dit-il, autre prière à vous faire humblement:
je suis gras, grand & robuste, profonde est ma bedaine, profond mon
estomac; ma pauvre femme, - que Dieu me la rende, - me baillait toujours deux
portions au lieu d'une: octroyez-moi cette même faveur.
- Très-Long, Ulenspiegel & les matelots dirent:
- Tu auras les deux portions, Lamme.
Et Lamme, devenant soudain mélancolique, dit:
- Ma femme! ma douce mignonne! si quelque chose me peut
consoler de ton absence, ce sera de me remémorer en mes fonctions ta céleste
cuisine en notre doux logis.
- Il faut prêter serment, mon fils, dit Ulenspiegel. Qu'on
apporte la grande louche de bois & le grand chaudron de cuivre.
- Je jure, dit Lamme, par Dieu, qui me soit ici en aide, je
jure fidélité à monseigneur prince d'Orange, dit le Taiseux, gouvernant pour le
roi les provinces de Hollande & Zélande; fidélité à messire de Lumey,
amiral commandant notre noble flotte, & à messire Très-Long, vice-amiral
& capitaine du navire la Briele; je jure de nourrir de mon pauvre mieux,
suivant les us & coutumes des grands coquassiers anciens, lesquels
laissèrent sur le grand art de cuisine de beaux livres avec figures, les
viandes & volailles que Fortune nous octroiera, je jure de nourrir le dit
messire Très-Long, capitaine; son second, qui est mon ami Ulenspiegel, &
vous tous, maître-marinier, pilote, contre-maître, compagnons, soudards,
canonniers, boutilier, gourmette, page du capitaine, chirurgien, trompette,
matelots & tous autres.
[Page 424]
Si le rôt est trop saignant, la volaille peu dorée; si le
potage exhale une odeur fade, contraire à toute bonne digestion; si le fumet
des sauces ne vous engage point tous à vous ruer en cuisine, sauf ma volonté
toutefois; si je ne vous fais point tous allègres & de bonne trogne, je
résignerai mes nobles fonctions, me jugeant inepte à occuper davantage le trône
de cuisine. Ainsi m'aide Dieu en cette vie & en l'autre.
- Vive le Maître-Queux, dirent-ils, le roi de cuisine,
l'empereur des fricassées. Il aura le dimanche trois portions au lieu de deux.
Et Lamme devint Maître-Queux du navire la Briele. Et tandis
que les potages succulents cuisaient dans les casseroles, il se tenait à la
porte de la cuisine, fier & portant comme un sceptre sa grande louche de
bois.
Et il eut ses trois rations le dimanche.
Quand les Gueux en venaient aux mains avec l'ennemi, il se
tenait volontiers en son laboratoire de sauces, mais en sortait pour aller sur
le pont tirer quelques arquebusades, puis en redescendait aussitôt pour veiller
à ses sauces.
Étant ainsi coquassier fidèle & soudard vaillant, il fut
bien aimé d'un chacun.
Mais nul ne devait pénétrer dans sa cuisine. Car alors il
était comme diable & frappait de sa louche de bois d'estoc & de taille
sans pitié.
Et il fut derechef nommé Lamme le Lion.
XIV
Sur l'Océan, sur l'Escaut, par le soleil, la pluie, la
neige, la grêle, l'hiver & l'été glissent les navires des Gueux.
Toutes voiles dehors comme des cygnes, cygnes de la blanche
liberté.
Blanc pour liberté, bleu pour grandeur, orange pour le
prince, c'est l'étendard des fiers vaisseaux.
Toutes voiles dehors! toutes voiles dehors, les vaillants
navires, les flots les heurtent, les vagues les arrosent d'écume.
Ils passent, ils courent, ils volent sur le fleuve les
voiles dans l'eau, vites comme des nuages au vent du nord, les fiers vaisseaux
des Gueux. Entendez-vous leur proue fendre la vague? Dieu des libres. Vive le
Gueux!
[Page 425]
Houlques, flibots, boyers, croustèves, vites comme le vent
portant la tempête, comme le nuage portant la foudre. Vive le Gueux!
Boyers & croustèves, bateaux plats, glissent sur le
fleuve. Les flots gémissent traversés, quand ils vont tout droit devant eux,
ayant sur la pointe de l'avant le bec meurtrier de leur longue couleuvrine.
Vive le Gueux!
Toutes voiles dehors! toutes voiles dehors, les vaillants
navires, les flots les heurtent, les arrosent d'écume.
De nuit & de jour, par la pluie, la grêle & la
neige, ils vont! Christ leur sourit dans le nuage, le soleil & l'étoile.
Vive le Gueux!
XV
Le roi de sang apprit la nouvelle de leurs victoires. La
mort mangeait déjà le bourreau & il avait le corps plein de vers. Il
marchait par les corridors de Valladolid, marmiteux & farouche, traînant
ses pieds gonflés & ses jambes de plomb. Il ne chantait jamais, le cruel
tyran; quand le jour se levait, il ne riait point, & quand le soleil éclairait
son empire comme un sourire de Dieu, il ne ressentait nulle joie en son coeur.
Mais Ulenspiegel, Lamme & Nele chantaient comme des
oiseaux, risquaient leur cuir, c'est Lamme & Ulenspiegel, leur peau
blanche, c'est Nele; vivant au jour le jour, & se réjouissaient plus d'un
bûcher éteint par les Gueux, que le roi noir n'avait de joie de l'incendie
d'une ville.
En ce temps-là aussi, Guillaume le Taiseux, prince d'Orange,
cassa de son grade d'amiral messire de Lumey de la Marck, à cause de ses
grandes cruautés. Il nomma messire Bouwen Ewoutsen Worst en sa place. Il avisa
pareillement aux moyens de payer le blé pris par les Gueux aux paysans, de
restituer les contributions forcées levées sur eux, & d'accorder aux
catholiques romains, comme à tous, le libre exercice de leur religion, sans
persécution ni vilenie.
[Page 426]
XVI
Sur les vaisseaux des Gueux, sous le ciel brillant, sur les
flots clairs, glapissent fifres, geignent cornemuses, glougloutent flacons,
tintent verres, brille fer des armes.
- Or çà, dit Ulenspiegel, battons tambour de gloire, battons
tambour de joie. Vive le Gueux! L'Espagne est vaincue, domptée est la goule. A
nous la mer, la Briele est prise. A nous la côte depuis Nieuport, en passant
par Ostende, Blanckenberghe; les îles de Zélande, bouches de l'Escaut, bouches
de Meuse, bouches du Rhin jusqu'au Helder. A nous Texel, Vlieland,
Rer-Schelling, Ameland, Rottum, Borkum. Vive le Gueux!
‘A nous Delft, Dordrecht. C'est traînée de poudre. Dieu
tient la lance à feu. Les bourreaux abandonnent Rotterdam. La libre conscience,
comme un lion ayant griffes & dents de justice, prend le comté de Zutphen,
les villes de Deutecom, Doesburg, Goor, Oldenzeel, & sur la Welnuire,
Hattem, Elburg & Harderwyck. Vive le Gueux!
‘C'est l'éclair, c'est la foudre: Campen, Zwol, Hassel,
Steenwyck tombent en nos mains avec Oudewater, Gouda, Leyde. Vive le Gueux!
‘A nous Bueren, Enckhuyse! Nous n'avons point encore
Amsterdam, Schoonhoven ni Middelburg. Mais tout vient à temps aux lames
patientes. Vive le Gueux!
‘Buvons le vin d'Espagne. Buvons dans les calices où ils
burent le sang des victimes. Nous irons par le Zuyderzee, par fleuves, rivières
& canaux; nous avons la Nord-Holland, la Zuid-Holland & la Zélande;
nous prendrons l'Oost & le Wers-Frise; la Briele sera le refuge de nos
vaisseaux, le nid des poules couveuses de liberté. Vive le Gueux!
‘Écoutez en Flandre, patrie aimée, éclater le cri de
vengeance. On fourbit les armes, on donne le fil aux glaives. Tous se meuvent,
vibrent comme les cordes d'une harpe au souffle chaud, souffle d'âmes qui sort
des fosses, des bûchers, des cadavres saignants des victimes. Tous: Hainaut,
Brabant, Luxembourg, Limbourg, Namur, Liége, la libre cité, tous! Le sang germe
& féconde. La moisson est mûre pour la faux. Vive le Gueux!
‘A nous le Noord-Zee, la large mer du Nord. A nous les bons
canons,
[Page 427]
les fiers navires, la troupe hardie de marins redoutables:
bélîtres, larrons, prêtres-soudards, gentilshommes, bourgeois & manouvriers
fuyant la persécution. A nous tous unis pour l'oeuvre de liberté. Vive le
Gueux!
‘Philippe, roi de sang, où es-tu? D'Albe, où es-tu? Tu cries
& blasphèmes, coiffé du saint chapeau, don du Saint-Père. Battez le tambour
de joie. Vive le Gueux! Buvons.
‘Le vin coule dans les calices d'or. Humez le piot joyeusement.
Les habits sacerdotaux couvrant les rudes hommes sont inondés de la rouge
liqueur; les bannières ecclésiastiques & romaines flottent au vent. Musique
éternelle! à vous, fifres glapissants, cornemuses geignant, tambours battant
roulements de gloire. Vive le Gueux!’
XVII
Le monde était pour lors dans le mois du loup, qui est le
mois de décembre. Une aigre pluie tombait comme des aiguilles dans le flot. Les
Gueux croisaient dans le Zuyderzee. Messire l'amiral manda à son de trompette
sur son navire les capitaines des houlques & flibots, & ensemble avec
eux Ulenspiegel.
- Or çà, dit-il, parlant d'abord à lui, le prince veut
reconnaître tes bons devoirs & léaulx services, & te nomme capitaine du
navire la Briele. Je t'en remets ici la commission sur parchemin.
- Grâces vous soient rendues, messire amiral, répondit
Ulenspiegel; je capitainerai de tout mon petit pouvoir, & ainsi
capitainant, j'ai grand espoir, si Dieu m'aide, de décapitainer Espagne des
pays de Flandre & Hollande: je veux de la Zuid & Noord Neerlande.
- Ceci est bien, dit l'amiral. Et maintenant, ajouta-t-il
parlant à tous, je vous dirai que ceux d'Amsterdam la Catholique vont assiéger
Enckhuyse. Ils ne sont pas encore sortis du canal l'Y, croisons devant pour
qu'ils y restent, & sus à tout & chacun de leurs navires qui montrera
dans le Zuyderzee sa carcasse tyrannique.
Ils répondirent:
- Nous les trouerons. Vive le Gueux!
[Page 428]
Ulenspiegel remonté sur son navire fit assembler ses
matelots & les soudards sur le pont, & leur dit ce qu'avait décidé
l'amiral.
Ils répondirent:
- Nous avons des ailes, ce sont nos voiles; des patins, ce
sont les quilles de nos navires; des mains gigantales, ce sont les grappins
d'abordage. Vive le Gueux!
La flotte partit & croisa devant Amsterdam à une lieue
en mer, de telle façon que nul ne pouvait entrer ni sortir qu'ils ne le
voulussent.
Le cinquième jour, la pluie cessa; le vent souffla plus
aigre dans le ciel clair; ceux d'Amsterdam ne faisaient nul mouvement.
Soudain, Ulenspiegel vit Lamme monter sur le pont, chassant
devant lui à grands coups de sa louche de bois le truxman du navire, jeune gars
expert en langage français & flamand, mais plus expert encore en science de
gueule:
- Vaurien, disait Lamme le battant, pensais-tu pouvoir, sans
nulle punition, manger mes fricassées prématurément? Va au haut du mât voir si
rien ne bouge sur les navires d'Amsterdam. Faisant ainsi, tu feras bien.
Mais le truxman répondit:
- Que me donneras-tu?
- Prétends-tu, dit Lamme, être payé sans avoir fait oeuvre?
Graine de larron, si tu ne montes, je te ferai fouetter. Et ton français ne te
sauvera point.
- C'est belle langue, dit le truxman, langue amoureuse &
guerrière.
Et il monta.
- Eh bien! fainéant? demanda Lamme.
Le truxman répondit.
- Je ne vois rien dans la ville ni sur les vaisseaux.
Et descendant:
- Paye-moi maintenant, dit-il.
- Garde ce que tu as volé, répondit Lamme; mais un tel bien
ne profite point, tu le vomiras sans doute.
Le truxman, remontant au haut du mât, cria soudain:
- Lamme! Lamme! voici un voleur qui entre dans ta cuisine.
- J'en ai la clé dans ma gibecière, répondit Lamme.
Ulenspiegel alors, prenant Lamme à part, lui dit:
- Mon fils, cette grande tranquillité d'Amsterdam m'effraye.
Ils ont quelque secret projet.
[Page 429]
- J'y pensais, dit Lamme. L'eau gèle dans les cruches dans
le huchier; les volailles sont de bois; le givre blanchit les saucissons; le
beurre est comme pierre, l'huile est toute blanche, le sel est sec comme du
sable au soleil.
- C'est la gelée prochaine, dit Ulenspiegel. Ils vont venir
en grand nombre nous attaquer avec de l'artillerie.
Allant sur le vaisseau amiral, il dit ce qu'il craignait à
l'amiral, qui lui répondit.
- Le vent souffle d'Angleterre: il y aura de la neige, mais
il ne gèlera point: retourne à ton navire.
Et Ulenspiegel s'en fut.
La nuit une forte neige tomba; mais bientôt le vent
soufflant de Norvége, la mer gela & fut comme un plancher. L'amiral en vit
le spectacle.
Craignant alors que ceux d'Amsterdam ne vinssent sur la
glace pour brûler les navires, il manda aux soudards de préparer leurs patins,
au cas qu'ils dussent combattre au dehors & autour des navires, & aux
canonniers de canons de fer & de fonte de placer les boulets par tas à côté
des affûts, de charger les canons & de tenir sans cesse allumées les migraines,
qui sont les lances à feu.
Mais ceux d'Amsterdam ne vinrent point.
Et ainsi pendant sept jours.
Vers le soir du huitième jour, Ulenspiegel manda qu'un bon
festin fût servi aux matelots & soudards, afin de leur faire une cuirasse
contre l'aigre vent qui soufflait.
Mais Lamme dit:
- Il ne reste plus rien que du biscuit & de la petite
bière.
- Vive le Gueux! dirent-ils. Ce seront nopces de carême en
attendant l'heure de bataille.
- Qui ne sonnera point bientôt, dit Lamme. Ceux d'Amsterdam
viendront pour nous brûler nos navires, mais non cette nuit. Il leur faudra se
réunir préalablement autour du feu, & boire là maintes chopes de vin cuit
au sucre de Madère, - que Dieu vous en baille; - puis ayant parlé jusques à la
minuit avec patience, raison & chopines pleines, ils décideront qu'il y a
lieu de décider demain s'ils nous attaqueront ou non la semaine qui vient.
Demain, buvant de nouveau du vin cuit au sucre de Madère, - que Dieu vous en
baille, - ils décideront derechef avec calme, patience & chopines pleines,
qu'ils se doivent assembler un autre jour, aux fins de
[Page 430]
savoir si la glace peut ou non porter une grande troupe
d'hommes. Et ils la feront essayer par des hommes doctes, lesquels coucheront
sur parchemin leurs conclusions. Les ayant reçues, ils sauront que la glace a
une demi aune d'épaisseur, qu'elle est solide assez pour porter quelques cents
hommes avec canons & artillerie des champs. Puis s'assemblant derechef pour
délibérer avec calme, patience & maintes chopines de vin cuit, ils calculeront
si, à cause du trésor pris par nous sur ceux de Lisbonne, il convient
d'assaillir ou brûler nos vaisseaux. Et ainsi perplexes, mais temporiseurs, ils
décideront cependant qu'il faut prendre & non brûler nos navires,
nonobstant le grand tort qu'ils nous feraient ainsi.
- Tu parles bien, répondit Ulenspiegel; mais ne vois-tu ces
feux s'allumer dans la ville & des gens porte-lanternes y courir affairés?
- C'est qu'ils ont froid, dit Lamme.
Et soupirant, il ajouta:
- Tout est mangé. Plus de boeuf, porc ni volailles; plus de
vin, hélas! ni de bonne dobbel-bier, rien que du biscuit & petite bière.
Qui m'aime me suive!
- Où vas-tu? demanda Ulenspiegel. Nul ne peut sortir du
navire.
- Mon fils, dit Lamme, tu es capitaine & maître
présentement. Je ne sortirai point que tu ne le veuilles. Daigne songer
toutefois qu'avant-hier nous mangeâmes le dernier saucisson; & qu'en ce
rude temps, feu de cuisine est soleil des bons compagnons. Qui ne voudrait
flairer ici le fumet des sauces; humer le bouquet parfumé du divin piot fait
des fleurs joyeuses qui sont gaieté, rires & bon vouloir pour un chacun? Or
çà, capitaine & ami fidèle, je l'ose dire: je me ronge l'âme, ne mangeant
point, moi qui n'aimant que le repos, ne tuant point volontiers, sinon une oie
tendre, un poulet gras, dinde succulente, te suis en fatigues & batailles.
Regarde d'ici les lumières dans cette ferme riche & bien garnie de gros
& menu bétail. Sais-tu qui l'habite? C'est le batelier de Frise, qui trahit
messire Dandelot & mena à Enckhuyse encore Albisane, dix-huit pauvres
seigneurs & amis, lesquels furent de son fait détranchés sur le marché aux
chevaux à Bruxelles; c'est le Petit Sablon. Ce traître, qui a nom Slosse, reçut
du duc deux mille florins pour sa trahison. Du prix du sang, vrai Judas, il acheta
la ferme que tu vois là, & son gros bétail & les champs d'alentour,
lesquels fructifiant & croissant, je dis terre & bétail, le fait riche
maintenant.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres battent sur mon coeur. Tu sonnes l'heure de
Dieu.
[Page 431]
- Et pareillement, dit Lamme, l'heure de nourriture.
Donne-moi vingt gars, vaillants soudards & matelots, j'irai quérir le
traître.
- Je veux être leur chef, dit Ulenspiegel. Qui aime justice
me suive. Non point tous, chers & féaux; il en faut vingt seulement, sinon
qui garderait le navire? Tirez au sort des dés. Vous êtes vingt, venez. Les dés
parlent bien. Chauffez vos patins & glissez vers l'étoile Vénus brillant
au-dessus de la ferme du traître.
Vous guidant à la claire lumière, venez, les vingt, patinant
& glissant, la hache sur l'épaule.
Le vent siffle & chasse devant lui sur la glace de
blancs tourbillons de neige. Venez, braves hommes!
Vous ne chantez, ni ne parlez; vous allez tout droitement,
silencieux, vers l'étoile; vos patins font crier la glace.
Celui qui tombe se relève aussitôt. Nous touchons au rivage:
pas une forme humaine sur la neige blanche, pas un oiseau dans l'air glacé.
Déchaussez les patins.
Nous voici sur terre, voici les prairies, chauffez derechef
vos patins. Nous sommes autour de la ferme, retenant notre souffle.
Ulenspiegel frappe à la porte, des chiens aboient. Il frappe
derechef; une fenêtre s'ouvre, & le baes dit, y poussant la tête:
- Qui es-tu?
Il ne voit qu'Ulenspiegel: les autres sont cachés derrière
le kaet, qui est la laverie.
Ulenspiegel répond:
- Messire de Boussu te mande de te rendre sur l'heure à
Amsterdam auprès de lui.
- Où est ton sauf-conduit? dit l'homme descendant & lui
ouvrant la porte.
- Ici, répondit Ulenspiegel en lui montrant les vingt Gueux
qui se précipitent derrière lui dans l'ouverture.
Ulenspiegel alors lui dit:
- Tu es Slosse, le traître batelier qui fit tomber en une
embuscade les Messires Dandelot, de Battembourg & autres seigneurs. Où est
le prix du sang?
Le fermier, tremblant, répondit:
- Vous êtes les Gueux, baillez-moi pardon; je ne savais ce
que je faisais. Je n'ai point d'argent céans; je donnerai tout.
[Page 432]
Lamme dit:
- Il fait noir; donne-nous des chandelles de suif ou de
cire.
Le baes répond:
- Les chandelles de suif sont accrochées là.
Une chandelle étant allumée, l'un des Gueux, dans l'âtre:
- Il fait froid, allumons du feu. Voici de beaux fagots.
Et il montra sur une planche des pots à fleurs où se
voyaient des plantes desséchées. Il en prit une par la perruque, &, la
secouant avec le pot, le pot tomba, éparpillant sur le sol ducats, florins
& réaux.
- Là est le trésor, dit-il montrant les autres pots à
fleurs.
De fait les ayant vidés, ils y trouvèrent dix mille florins.
Ce que voyant, le baes cria & pleura.
Les valets & servantes de la ferme vinrent aux cris, en
leur linge. Les hommes, voulant revancher leurs maîtres, furent garrottés.
Bientôt les commères honteuses, & notamment les jeunes, se cachaient
derrière les hommes.
Lamme s'avança alors & dit:
- Traître fermier, dit-il, où sont les clés du cellier, de
l'écurie, des étables & de la bergerie?
- Pillards infâmes, dit le baes, vous serez pendus jusqu'à
ce que mort s'ensuive.
Ulenspiegel répondit:
- C'est l'heure de Dieu, donne les clés!
- Dieu me vengera, dit le baes les lui baillant.
Ayant vidé la ferme, les Gueux s'en revont patinant vers les
navires, légères demeures de liberté.
- Je suis Maître-Queux, disait Lamme les guidant; je suis
Maître-Queux. Poussez les vaillants traîneaux chargés de vins & de bière;
pourchassez devant vous, par les cornes ou autrement, chevaux, boeufs, cochons,
moutons & troupeau chantant leurs chansons de nature. Les pigeons
roucoulent dans les paniers; les chapons, empiffrés de mie, s'étonnent dans les
cages en bois où ils ne se peuvent mouvoir. Je suis Maître-Queux. La glace crie
sous le fer des patins. Nous sommes aux navires. Demain, ce sera musique de
cuisine. Descendez les poulies. Mettez des ceintures aux chevaux, vaches &
boeufs. C'est beau spectacle de les voir ainsi pendus par le ventre; demain,
nous serons pendus par la langue aux grasses fricassées. La poulie à croc les
hisse dans le navire. Ce sont carbonnades. Jetez-moi, pêle-mêle, dans la cale,
[Page 433]
poulardes, oies, canards, chapons. Qui leur tordra le col?
le Maître-Queux. La porte est fermée, j'ai la clef en ma gibecière. Dieu soit
loué en cuisine! Vive le Gueux!
Puis Ulenspiegel s'en fut sur le vaisseau de l'amiral,
menant avec lui Dierick Slosse & les autres prisonniers, geignant &
pleurant de peur de la corde.
Messire Worst vint au bruit: apercevant Ulenspiegel &
ses compagnons éclairés à la rouge lumière des torches:
- Que nous veux-tu? dit-il.
Ulenspiegel répondit:
- Nous prîmes cette nuit, en sa ferme, le traître Dierick
Slosse, lequel fit tomber les dix-huit en une embuscade. C'est celui-ci. Les
autres sont valets & servantes innocents.
Puis lui remettant une gibecière:
- Ces florins, dit-il, florissaient dans des pots à fleurs
en la maison du traître: ils sont dix mille.
Messire Worst leur dit:
- Vous fîtes mal de quitter les navires; mais à cause du bon
succès, il vous sera baillé pardon. Bienvenus soient les prisonniers & la
gibecière de florins, & vous, braves hommes, auxquels j'accorde, suivant
les droits & coutumes de mer, un tiers de prise; le second sera pour la flotte,
& un autre tiers pour Monseigneur d'Orange: pendez incontinent le traître.
Les Gueux ayant obéi, ils firent après un trou dans la glace
& y jetèrent le corps de Dierick Slosse.
Messire Worst dit alors:
- L'herbe a-t-elle poussé autour des navires que j'y entende
glousser les poules, bêler les moutons, meugler les boeufs & les vaches?
- Ce sont nos prisonniers de gueule, répondit Ulenspiegel;
ils payeront la rançon de fricassées. Messire amiral en aura le meilleur.
Quant à ceux-ci, valets & servantes, emmi lesquels sont
accortes & mignonnes commères, je les vais ramener sur mon navire.
L'ayant fait, il leur tint ce discours:
‘Compères & commères, vous êtes céans sur le meilleur
vaisseau qui soit. Nous y passons le temps en nopces, festins, ripailles sans
cesse. S'il vous plaît en partir, payez rançon; s'il vous plaît y demeurer,
vous vivrez comme nous, besognant & mangeant bien. Quant à ces mignonnes
commères, je leur délivre par capitane permission & toute liberté de corps,
leur
[Page 434]
disant que ce m'est tout un si elles veulent garder leurs
amis qui vinrent avec elles sur le navire, ou faire élection de quelque brave
Gueux ici présent pour leur tenir matrimoniale compagnie.’
Mais toutes les gentes commères furent fidèles à leurs amis,
sauf une toutefois, laquelle, souriant & regardant Lamme, lui demanda s'il
voulait d'elle:
- Grâces vous soient rendues, mignonne, dit-il, mais je suis
d'ailleurs empêché.
- Il est marié, le bonhomme, dirent les Gueux voyant la
commère dépitée.
Mais elle, lui tournant le dos, en choisit un autre ayant,
comme Lamme, bonne bedaine & bonne trogne.
Il y eut ce jour-là & les suivants à bord des navires
grandes noces & festins de vins, de volailles & de viandes. Et
Ulenspiegel dit:
‘Vive le Gueux! Soufflez, aigre bise, nous réchaufferons l'air
de votre haleine. Notre coeur est de feu pour la libre conscience; de feu notre
estomac pour les viandes de l'ennemi. Buvons le vin, le lait des mâles. Vive le
Gueux!’
Nele buvait aussi dans un grand hanap d'or, & rouge au
souffle du vent, faisait glapir le fifre. Et nonobstant le froid, les Gueux
mangeaient & buvaient joyeusement sur le pont.
XVIII
Soudain toute la flotte vit sur le rivage un noir troupeau
parmi lequel brillaient des torches & reluisaient des armes; puis les
torches furent éteintes, & une grande obscurité régna.
Les ordres de l'amiral transmis, le signal d'alerte fut
donné sur les vaisseaux: & tous les feux s'éteignirent; matelots &
soudards se couchèrent à plat ventre, armés de haches, sur les ponts. Les
canonniers vaillants, tenant leur lance, veillaient auprès des canons chargés
de sacs à balles & de boulets à chaînes. Aussitôt que l'amiral & les
capitaines crieraient: ‘Cent pas!’ - ce qui indiquait la position de l'ennemi,
- ils devaient
[Page 435]
faire feu de l'avant, de la poupe ou du bord, suivant leur
position en la glace.
Et la voix de Messire Worst fut entendue disant:
- Peine de mort à qui parle hautement!
Et les capitaines dirent après lui:
- Peine de mort à qui parle hautement!
La nuit était sans lune, étoilée.
- Entends-tu? disait Ulenspiegel à Lamme, parlant comme
souffle de fantôme. Entends-tu la voix de ceux d'Amsterdam, & le fer de
leurs patins faisant crier la glace? Ils vont vite. On les entend parler. Ils
disent: ‘Les Gueux fainéants dorment. A nous le trésor de Lisbonne!’ Ils
allument des torches. Vois-tu leurs échelles pour l'assaut, & leurs laides
faces & la longue ligne de leur bande d'attaque? Ils sont mille &
davantage.
- Cent pas! cria Messire Worst.
- Cent pas! crièrent les capitaines.
Et il y eut un grand bruit comme tonnerre & hurlements
lamentables sur la glace.
- Quatre-vingts canons tonnent à la fois! dit Ulenspiegel.
Il fuient! Vois-tu les torches s'éloigner?
- Poursuivez-les! dit l'amiral Worst.
- Poursuivez! dirent les capitaines.
Mais la poursuite dura peu, les fuyards ayant une avance de
cent pas & des jambes de lièvre peureux.
Et sur les hommes criant & mourant sur la glace furent
trouvés de l'or, des bijoux & des cordes pour en lier les Gueux.
Et après cette victoire, les Gueux s'entredisaient: Als God
met ons is, wie tegen ons zal zyn? ‘Si Dieu est avec nous, qui sera contre
nous? Vive le Gueux!’
Or, le matin du troisième jour, Messire Worst, inquiet,
attendait une nouvelle attaque: Lamme sauta sur le pont, & dit à
Ulenspiegel:
- Mène-moi auprès de cet amiral qui ne te voulut point
écouter quand tu fus prophète de gelée.
- Va sans qu'on te mène, dit Ulenspiegel.
Lamme s'en fut, fermant à clef la porte de la cuisine.
L'amiral se tenait sur le pont, cherchant de l'oeil s'il n'apercevait point
quelque mouvement du côté de la ville.
Lamme s'approchant de lui:
[Page 436]
- Monseigneur amiral, dit-il, un humble Maître-Queux peut-il
vous donner un avis?
- Parle, mon fils, dit l'amiral.
- Monseigneur, dit Lamme, l'eau dégèle dans les cruches; les
volailles redeviennent tendres; le saucisson perd sa moisissure de givre; le
beurre est onctueux: l'huile liquide; le sel pleure. Il pleuvra bientôt, &
nous serons sauvés, monseigneur.
- Qui es-tu? demanda Messire Worst.
- Je suis, répondit-il. Lamme Goedzak, le Maître-Queux du
navire la Briele. Et si tous ces grands savants se prétendant astronomes lisent
dans les étoiles aussi bien que je lis dans mes sauces, ils nous pourraient
dire qu'il y aura cette nuit dégel avec grand vacarme de tempête & de
grêle: mais le dégel ne durera point.
Et Lamme s'en retourne vers Ulenspiegel, auquel il dit vers
le midi:
- Je suis encore prophète: le ciel devient noir, le vent
souffle tempêtueusement; une pluie chaude tombe; il y a déjà un pied d'eau sur
la glace.
Le soir, il s'écria joyeusement:
La mer du Nord est gonflée: c'est l'heure du flux, les
hautes vagues entrant dans le Zuyderzee rompent la glace, qui par grands
morceaux éclate & saute sur les navires; elle jette des scintilles de
lumière; voici la grêle; l'amiral nous demande de nous retirer de devant
Amsterdam, & ce avec tant d'eau que notre plus grand navire peut flotter.
Nous voici dans le havre d'Enckhuyse. La mer gèle de nouveau. Je suis prophète,
& c'est miracle de Dieu.
Et Ulenspiegel dit:
- Buvons à lui, le bénissant.
Et l'hiver passa & l'été vint.
XIX
A la mi-août, quand les poules repues de grain restent
sourdes à l'appel du coq leur claironnant ses amours, Ulenspiegel dit à ses
marins & soudards:
[Page 437]
- Le duc de sang ose, étant à Utrecht, y édicter un benoît placard,
promettant entre autres dons gracieux: faim, mort, ruine aux habitants du
Pays-Bas qui ne se voudraient soumettre. Tout ce qui est encore en son entier
sera, dit-il, exterminé, & sa royale Majesté fera habiter le pays par des
étrangers. Mords, duc, mords! La lime brise la dent des vipères; nous sommes
limes. Vive le Gueux!
‘D'Albe, le sang te saoûle! Penses-tu que nous craignons tes
menaces ou que nous croyons à ta clémence. Tes illustres régiments dont tu
chantais les louanges dans l'entier monde, tes Invincibles, tes Tels-Guels, tes
Immortels demeurèrent sept mois à canonner Harlem, faible ville défendue par
des bourgeois; ils ont comme bonshommes mortels dansé à l'air la danse des
mines qui éclatent. Des bourgeois les colletèrent de goudron; ils finirent par
vaincre glorieusement, égorgeant les désarmés. Entends-tu, bourreau, l'heure de
Dieu qui sonne?
‘Harlem a perdu ses vaillants défenseurs, ses pierres suent
du sang. Elle a perdu & dépensé en son siège douze cent quatre-vingt mille
florins. L'évêque y est réintégré; il bénit d'une main leste & la trogne
joyeuse les églises; don Frédéric est présent à ces bénédictions; l'évêque lui
lave les mains que Dieu voit rouges, & il communie sous les deux espèces,
ce qui n'est point permis au pauvre populaire. Et les cloches sonnent, & le
carillon jette dans l'air ses notes tranquilles, harmonieuses: c'est comme un
chant d'anges sur un cimetière. OEil pour oeil! Dent pour dent! Vive le Gueux!’
XX
Les Gueux étaient pour lors à Flessingue, où Nele prit les fièvres.
Forcée de quitter le navire, elle fut logée chez Peeters, réformé, au
Turven-Key.
Ulenspiegel, bien dolent, fut joyeux toutefois, songeant
qu'en ce lit où elle guérirait sans doute, les balles espagnoles ne la
pourraient atteindre.
Et avec Lamme, il était sans cesse près d'elle, la soignant
bien & l'aimant mieux. Et là ils devisaient.
- Amé & féal, dit un jour Ulenspiegel, sais-tu point la
nouvelle?
- Non, mon fils, dit Lamme.
[Page 438]
- Vis-tu le flibot qui se vint d ernièrement joindre à notre
flotte, & sais-tu qui y pince de la viole tous les jours?
- A cause des derniers froids, dit Lamme, je suis comme
sourd des deux oreilles. Pourquoi ris-tu, mon fils?
Mais Ulenspiegel poursuivant son propos:
- Une fois, dit-il, je l'entendis chanter un lied flamand
& trouvai sa voix douce.
- Las! dit Lamme, elle aussi chantait & jouait de la
viole.
- Sais-tu l'autre nouvelle? poursuivit Ulenspiegel.
- Je ne la sais point, mon fils, répondit Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- Ordre nous est donné de descendre l'Escaut avec nos
navires jusques à Anvers, pour trouver là des vaisseaux ennemis à prendre ou à
brûler. Quant aux hommes, point de quartier. Qu'en penses-tu, grosse bedaine?
- Las! dit Lamme, n'entendrons-nous jamais parler en ce
dolent pays que de brûlements, pendaisons, noyades & autres exterminations
de pauvres hommes? Quand doncques viendra la benoîte paix, pour pouvoir sans
tracas rôtir des perdrix, fricasser des poulets & faire parmi les oeufs
chanter les boudins dans la poële? J'aime mieux les noirs; les blancs sont trop
gras.
- Ce doux temps viendra, répondit Ulenspiegel, quand aux
vergers de Flandre nous verrons aux pommiers, pruniers & cerisiers, au lieu
de pommes, prunes & cerises, un Espagnol pendu à chaque branche.
- Ah! disait Lamme, si je pouvais seulement retrouver ma
femme, ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle femme! Car, sache-le
bien, mon fils, je ne fus ni ne serai oncques cocu; elle était pour ce trop
réservée & calme en ses manières; elle fuyait la compagnie des autres
hommes; si elle aima les beaux atours, ce fut seulement par besoin féminin. Je
fus son coquessier, cuisinier, marmiton, je le dis volontiers; que ne le
suis-je derechef; mais je fus aussi son maître & mari.
- Cessons ce propos, dit Ulenspiegel. Entends-tu l'amiral
criant: ‘Levez les ancres!’ & les capitaines, après lui, criant comme lui?
Il va falloir appareiller.
- Pourquoi pars-tu si vite? dit Nele à Ulenspiegel.
- Nous allons aux navires, dit-il.
- Sans moi? dit-elle.
- Oui, dit Ulenspiegel.
[Page 439]
- Ne songes-tu point, dit-elle, que je vais être céans bien
inquiète de toi.
- Mignonne, dit Ulenspiegel, ma peau est de fer.
- Tu te gausses, dit-elle. Je ne te vois que ton pourpoint,
lequel est de drap non de fer; dessous est ton corps, fait d'os & de chair
comme le mien. Si on te blesse qui te pansera? Mourras-tu tout seul au milieu
des combattants? J'irai avec toi.
- Las! dit-il, si les lances, boulets, épées, haches,
marteaux, m'épargnant tombent sur ton corps mignon, que ferais-je, moi,
vaurien, sans toi, en ce bas monde?
Mais Nele disait:
- Je veux te suivre, il n'y aura nul danger; je me cacherai
dans les fortins de bois où sont les arquebusiers.
- Si tu pars, je reste, & l'on réputera traître &
couard ton ami Ulenspiegel; mais écoute ma chanson:
Mon poil est fer,
c'est mon chapeau.
Nature est mon
armurière;
De cuir est ma peau
première,
D'acier ma seconde
peau.
En vain la laide
grimacière
Mort, veut me prendre
à son appeau:
De cuir est ma peau
première,
D'acier ma seconde
peau.
J'ai mis: ‘Vivre’ sur mon
drapeau,
Vivre toujours à la
lumière:
De cuir est ma peau
première,
D'acier ma seconde
peau.
Et chantant il s'en fut, non sans avoir baisé la bouche
grelottante & les yeux mignons de Nele enfiévrée, souriant & pleurant
tout ensemble.
Les Gueux sont à Anvers, ils prennent des navires albisans
jusques dans le port. Entrant en ville, en plein jour, ils délivrent des
prisonniers, en font d'autres pour servir de rançon. Ils font lever les
bourgeois de force, & en contraignent quelques-uns à les suivre, sous peine
de mort, sans parler.
Ulenspiegel dit à Lamme:
- Le fils de l'amiral est détenu chez l'écoutête; il le faut
délivrer.
Entrant en la maison de l'écoutête, ils voient le fils
qu'ils cherchaient en
[Page 440]
la compagnie d'un gros moine pansard, lequel le patrocinait
colériquement, le voulant faire rentrer au giron de notre mère sainte Église.
Mais le jeune gars ne le voulait point. Il s'en va avec Ulenspiegel. Dans
l'entre-temps, Lamme happant le moine au capuchon le faisait marcher devant lui
dans les rues d'Anvers, disant:
- Tu vaux cent florins de rançon: trousse ton bagage &
marche devant. Que tardes-tu? As-tu du plomb dans tes sandales? Marche, sac à
lard, huche de mangeaille, ventre de soupe.
Le moine disait avec grande fureur:
- Je marche, Monsieur le Gueux, je marche; mais sauf tout
respect que je dois à votre arquebuse, vous êtes pareillement à moi ventru,
pansard & gros homme.
Mais Lamme le poussant:
- Oses-tu bien, vilain moine, dit-il, comparer ta graisse
claustrale, inutile, fainéante, à ma graisse de Flamand nourri honnêtement par
labeurs, fatigues & batailles. Cours, ou je te ferai aller comme chien,
& ce avec l'éperon du bout de ma semelle.
Mais le moine ne pouvait courir, & il était tout
essouflé & Lamme pareillement. Et ils vinrent ainsi au navire.
XXI
Ayant pris Rammekens, Gertruydenberg, Alckmaer, les Gueux
rentrent à Flessingue.
Nele guérie attendait au port Ulenspiegel.
- Thyl, dit-elle, le voyant, mon ami Thyl, n'es-tu blessé?
Ulenspiegel chanta:
J'ai mis: ‘Vivre’ sur
mon drapeau,
Vivre toujours à la
lumière:
De cuir & ma peau
première,
D'acier ma seconde
peau.
- Las! disait Lamme traînant la jambe: les balles, grenades,
boulets à chaîne pleuvent autour de lui, il n'en sent que le vent. Tu es esprit
sans
La neige sera rouge tantôt. Alfred Hubert |
[Page 441]
doute, Ulenspiegel, & toi aussi Nele, car je vous vois
toujours allègres & jeunets.
- Pourquoi traînes-tu la jambe? demanda Nele à Lamme.
- Je ne suis point esprit & ne le serai jamais, dit-il.
Aussi ai-je reçu un coup de hache dans la cuisse - ma femme l'avait si ronde
& si blanche! - vois, je saigne. Las! que ne l'ai-je ici pour me soigner!
Mais Nele fâchée, répondit:
- Qu'as-tu besoin d'une femme parjure?
- N'en dis point de mal, répondit Lamme.
- Tiens, dit Nele, voici du baume; je le gardais pour
Ulenspiegel; mets-le sur ta plaie.
Lamme ayant pansé sa blessure fut joyeux, car le baume en
fit cesser la cuisante douleur; & ils remontèrent à trois sur le navire.
Voyant le moine qui s'y promenait les mains liées:
- Quel est celui-ci? dit-elle: je l'ai vu déjà & crois
le reconnaître.
- Il vaut cent florins de rançon, répondit Lamme.
XXII
Ce jour-là, sur la flotte, il y eut fête. Malgré l'aigre
vent de décembre, malgré la pluie, malgré la neige, tous les Gueux de la flotte
étaient sur les ponts des navires. Les croissants d'argent brillaient fauves
sur les couvre-chefs de Zélande.
Et Ulenspiegel chanta:
Leyde est délivré, le
duc de sang quitte les Pays-Bas:
Sonnez, cloches
retentissantes;
Carillons, lancez dans
les airs vos chansons;
Tintez, verres &
bouteilles.
Quand le dogue s'en
revient des coups,
La queue entre les
jambes,
D'un oeil sanglant
Il se retourne sur les
bâtons.
[Page 442]
Et sa mâchoire déchirée
Frémit pantelante.
Il est parti le duc de
sang:
Tintez, verres &
bouteilles. Vive le Gueux!
Il voudrait se mordre
lui-même.
Les bâtons brisèrent
ses dents.
Penchant sa tête
maflue,
Il pense aux jours de
meurtre & d'appétit.
Il est parti le duc de
sang:
Donc battez le tambour
de gloire,
Donc battez le tambour
de guerre!
Vive le Gueux!
Il crie au diable: ‘Je
te vends
Mon âme de chien pour
une heure de force.’
‘Ce m'est tout un de
ton âme,
Dit le diable, ou d'un
hareng.’
Les dents ne se
retrouvent point.
Il fallait fuir les
durs morceaux.
Il est parti le duc de
sang:
Vive le Gueux!
Les petits chiens des
rues, torses, borgnes, galeux,
Qui vivent ou crèvent
sur les morceaux,
Lèvent la patte tour à
tour
Sur celui qui tua par
amour du meurtre...
Vive le Gueux!
‘Il n'aima point de
femmes ni d'amis,
Ni gaieté, ni soleil,
ni son maître,
Rien que la Mort, sa fiancée,
Qui lui casse les
pattes,
Par préludes de
fiançailles;
N'aime point les
hommes entiers.
Battez le tambour de
joie.
Vive le Gueux!’
Et les petits chiens
de rue, torses,
Boiteux, galeux &
borgnes,
Lèvent de nouveau la
patte
D'une façon-chaude
& salée,
Et avec eux lévriers
& molosses,
Chiens de Hongrie, de
Brabant,
De Namur & de
Luxembourg.
Vive le Gueux!
[Page 443]
Et tristement, l'écume
au mufle,
Il va crever près de
son maître,
Qui lui baille un coup
de pied,
Pour n'avoir pas assez
mordu.
En enfer il épouse
Mort.
Et elle l'appelle:
‘Mon duc;’
Et il l'appelle: ‘Mon
inquisition.’
Vive le Gueux!
Sonnez, cloches
retentissantes;
Carillon, lance en
l'air tes chansons;
Tintez, verres &
bouteilles:
Vive le Gueux!