LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL
La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.
Charles De Coster
Librairie Internationale
Paris - 1869
Suite du Livre Premier
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Le frère qui ne prêchait point agitait son plateau. Les
florins, crusats, ducatons, patards, sols & deniers y tombaient dru comme
grêle.
Claes, se voyant riche, paya un florin pour dix mille ans
d'indulgences. Les moines lui baillèrent en échange un morceau de parchemin.
Bientôt, voyant qu'il ne restait plus à Damme que les ladres
qui n'eussent pas acheté d'indulgences, ils s'en furent à deux à Heyst.
LV
Vêtu de son costume de pèlerin & bien absous de ses
fautes, Ulenspiegel quitta, marcha toujours devant lui et vint à Bamberg, où
sont les meilleurs légumes du monde.
Il entra dans une auberge où était une joyeuse hôtesse, qui
lui dit:
- Jeune maître, veux-tu manger pour ton argent?
- Oui, dit Ulenspiegel. Mais pour quelle somme mange-t-on
ici?
L'hôtesse répondit:
- On mange à la table des seigneurs pour six florins; à la
table des bourgeois pour quatre, & à la table de la famille pour deux.
- Au plus d'argent, au mieux pour moi, répondit Ulenspiegel.
Il s'alla donc asseoir à la table des seigneurs. Quand il
fut bien repu & eut arrosé son dîner de Rhyn-Wyn, il dit à l'hôtesse:
- Commère, j'ai bien mangé pour mon argent: donne-moi les
six florins.
L'hôtesse lui dit:
- Te moques-tu de moi? Paye ton écot.
- Baesinne mignonne, lui répondit Ulenspiegel, vous n'avez
point un visage de mauvaise débitrice; j'y vois, au contraire, une bonne foi si
grande, tant de loyauté & d'amour du prochain, que vous me payeriez plutôt
dix-huit florins que de m'en refuser six que vous me devez. Les beaux yeux! c'est
le soleil qui darde sur moi, y faisant pousser l'amoureuse folie plus haut que
le chiendent en un clos abandonné.
L'hôtesse répondit:
- Je n'ai que faire de ta folie ni de ton chiendent; paye
& va-t'en.
- M'en aller, dit Ulenspiegel, & ne plus te voir! J'aimerais
mieux tré-
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passer tout de suite. Baesinne, douce baesinne, je n'ai
point l'habitude de manger pour six florins, moi, pauvre petit homme vaguant
par monts & par vaux; je me suis empiffré & vais tantôt tirer la langue
comme un chien au soleil: daignez me payer, je gagnai bien les six florins par
le rude labeur de mes mâchoires; donnez-les-moi & je vous caresserai, baiserai,
embrasserai avec une si grande ardeur de reconnaissance, que vingt-sept
amoureux ne pourraient, ensemble, suffire à pareille besogne.
- Tu parles pour de l'argent, dit-elle.
- Veux-tu que je te mange pour rien? dit-il.
- Non, dit-elle, se défendant contre lui.
- Ah! soupirait-il la poursuivant, ta peau est comme de la
crème, tes cheveux comme du faisan doré à la broche, tes lèvres comme des
cerises! En est-il une plus friande que toi?
- Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de
venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t'aie nourri gratis
sans rien te demander.
- Si tu savais, dit Ulenspiegel, comme il y a encore de la
place!
- Pars! dit l'hôtesse, avant que mon mari ne vienne.
- Je serai doux créancier, répondit Ulenspiegel, donne-moi
seulement un florin pour la soif future.
- Tiens, dit-elle, mauvais garçon.
Et elle le lui donna.
- Mais me laisseras-tu revenir? lui demanda Ulenspiegel.
- Veux-tu bien t'en aller, dit-elle.
- Bien m'en aller, dit Ulenspiegel, ce serait aller vers toi,
mignonne, mais c'est mal m'en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu
daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours.
- Faudra-t-il un bâton? dit-elle.
- Prends le mien, répondit Ulenspiegel.
Elle riait, mais il dut partir.
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LVI
Lamme Goedzak, en ce temps-là, vint de nouveau demeurer à
Damme, le pays de Liége n'étant point tranquille à cause des hérésies. Sa femme
le suivit volontiers parce que les Liégeois, bons gausseurs de leur nature, se
moquaient de la débonnaireté de son homme.
Lamme allait souvent chez Claes qui, depuis qu'il avait
hérité, hantait la taverne de la Blauwe-Torre & s'y était choisi une table
pour lui & ses compagnons. A la table voisine se trouvait, buvant
chichement sa demi-pinte, Josse Grypstuiver, l'avare doyen des poissonniers,
ladre, chichard, vivant de harengs saurs, aimant plus l'argent que le salut de
son âme. Claes avait mis dans sa gibecière le morceau de parchemin sur lequel
étaient écrits ses dix mille ans d'indulgences.
Un soir qu'il était à la Blauwe-Torre, en la compagnie de
Lamme Goedzak, de Jan van Roosebeke & de Mathys van Assche, Josse
Grypstuiver étant à la Blauwe-Torre, Claes chopina très-bien, & Jan
Roosebeke lui dit:
- C'est pécher que de tant boire!
Claes répondit:
- On ne brûle qu'un demi-jour pour une pinte de troPage Et
j'ai dix mille ans d'indulgences en ma gibecière. Qui en veut cent afin de
pouvoir se noyer sans crainte l'estomac?
Tous crièrent:
- Combien les vends-tu?
- Une pinte, répondit Claes, mais j'en donne cent cinquante
pour une muske conyn.
Quelques buveurs payèrent à Claes qui une chopine, qui du
jambon, il leur coupa à tous une petite bande de parchemin. Ce ne fut point
Claes qui mangea & but le prix des indulgences, mais Lamme Goedzak, lequel
mangea tant qu'il gonflait à vue d'oeil, tandis que Claes débitant sa
marchandise allait & venait dans la taverne.
Grypstuiver tournant vers lui son aigre trogne:
- En as-tu pour dix jours? dit-il.
- Non, répondit Claes, c'est trop difficile à couper.
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Et chacun de rire, & Grypstuiver de manger sa colère.
Puis Claes s'en fut en sa chaumine, suivi de Lamme,
cheminant comme s'il eût eu des jambes de laine.
LVII
Vers la fin de sa troisième année de bannissement, Katheline
rentra à Damme en son logis. Et sans cesse elle disait affolée: ‘Feu sur la
tête, l'âme frappe, faites un trou, elle veut sortir.’ Et elle s'enfuyait
toujours voyant des boeufs & des moutons. Et elle se mettait sur le banc
sous les tilleuls, derrière sa chaumine branlant la tête & regardant, sans
les reconnaître, ceux de Damme, qui disaient en passant devant elle: ‘Voici la
folle’.
Cependant, voguant par chemins & par sentiers,
Ulenspiegel vit sur la grand'route un âne enharnaché de cuir à clous de cuivre,
& la tête ornée de flocquarts & pendilloches de laine rouge.
Quelques vieilles femmes se tenaient autour de l'âne disant
et parlant toutes à la fois: ‘Personne ne peut s'en emparer, c'est l'horrifique
monture du grand sorcier, le baron de Raix, brûlé vif pour avoir sacrifié huit
enfants au diable. - Commères, il s'est enfui si vite qu'on ne l'a pu
rattraper. Satan y est qui le protège. - Car tandis que, fatigué, il s'était
arrêté sur sa route, les sergents de la commune vinrent pour l'appréhender au
corps, mais il ruait & brayait si terriblement qu'ils n'en osèrent
approcher. - Et ce n'était point braire d'âne mais braire de démon. - Ainsi on
le laissa brouter le chardon sans lui faire son procès ni le brûler vif comme
sorcier. - Ces hommes n'ont point de courage.
Nonobstant ces beaux discours, sitôt que l'âne dressait les
oreilles ou se battait les flancs de sa queue, elles s'enfuyaient en criant,
pour se rapprocher ensuite, caquetant & jacassant, & faire le même
manège au moindre mouvement du baudet.
Mais Ulenspiegel les considérant & riant:
- Ah! dit-il, curiosité sans fin & sempiternel parlement
sortent comme fleuve des bouches des commères & notamment des vieilles, car
chez les jeunes, le flot en est moins fréquent à cause de leurs amoureuses
occupations.
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Considérant alors le baudet:
- Cet animal sorcier, dit-il, est alerte & ne trotte
point des épaules sans doute, je puis le monter ou le vendre.
Il s'en fut, sans mot dire, chercher un picotin d'avoine, le
fit manger à l'âne, lui sauta sur le dos prestement &, lui tenant la bride,
se tourna vers le septentrion, l'orient & l'occident & de loin bénit
les vieilles. Celles-ci, pâmées de peur, s'agenouillèrent, & il fut dit ce
jour-là, à la veillée, qu'un ange coiffé d'un feutre à plume de faisan était
venu, les avait toutes bénies & avait emmené l'âne du sorcier, par faveur
spéciale de Dieu.
Et Ulenspiegel s'en allait califourchonnant son âne au
milieu des grasses prairies où bondissaient en liberté les chevaux, où
pâturaient les vaches & génisses, couchées au soleil, paresseuses. Et il le
nomma Jef.
L'âne s'était arrêté & bien joyeux dînait de chardons.
Quelquefois cependant il frissonnait de toute la peau, & de la queue se
battait les flancs afin d'écarter les taons voraces qui, comme lui, voulaient
dîner, mais de sa viande.
Ulenspiegel, dont l'estomac criait la faim, était
mélancolique:
- Tu serais bien heureux, disait-il, Monsieur du baudet,
dînant comme tu le fais de gras chardons, si nul ne te venait déranger en ton
aise & te rappeler que tu es mortel, c'est-à-dire né pour endurer toutes
sortes de vilenies.
Ainsi que toi, poursuivit-il, serrant les jambes, ainsi que
toi, l'homme à la Sainte Pantoufle a son taon, c'est monsieur Luther; & sa
Haute Majesté Charles a le sien aussi, c'est messire François premier du nom,
le roi au nez très-long & à l'épée plus longue encore. Il est donc bien
permis à moi, pauvre petit bonhomme errant comme un juif, d'avoir aussi mon
taon, monsieur du baudet. Las! toutes mes pochettes sont trouées, & par le
trou s'en vont courant la prétantaine, tous mes beaux ducats, florins &
daelders, comme une légion de souris fuyant la gueule d'un chat. Je ne sais
pourquoi l'argent ne veut point de moi, moi qui voudrais tant de l'argent.
Fortune n'est point femme, quoi qu'on dise, car elle n'aime que les ladres
avares qui l'encoffrent, l'ensacquent, l'enferment à vingt clefs, & jamais
ne lui permettent de pousser à la fenêtre seulement un petit bout de son nez
tout doré. Voilà le taon qui me ronge & démange, & me chatouille sans
me faire rire. Tu ne m'écoutes point, monsieur du baudet & ne songes qu'à
paître. Ah! pansard emplissant ta panse, tes longues oreilles sont sourdes au
cri des ventres vides. Écoute-moi, je le veux.
Et il le fouetta bien amèrement. L'âne se prit à braire.
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- Venons-nous-en maintenant que tu as chanté, dit
Ulenspiegel.
Mais l'âne ne bougeait pas plus qu'une borne & semblait
avoir formé le projet de manger jusqu'au dernier tous les chardons de la route.
Et il n'en manquait point.
Ce que voyant Ulenspiegel, il mit pied à terre, coupa un
bouquet de chardons, remonta sur son âne, lui mit le bouquet sous la gueule,
& le mena par le nez jusque sur les terres du landgrave de Hesse.
- Monsieur du baudet, disait-il cheminant, tu cours derrière
mon bouquet de chardons, maigre pâture, & laisse derrière toi le beau
chemin tout rempli de ces plantes friandes. Ainsi font tous les hommes,
flairant les uns le bouquet de gloire que Fortune leur met sous le nez, les
autres le bouquet de gain, d'aucuns le bouquet d'amour. Au bout du chemin, ils
s'aperçoivent comme toi avoir poursuivi, ce qui est peu, & laissé derrière
eux ce qui est quelque chose, c'est-à-dire santé, travail, repos &
bien-être au logis.
Devisant de la sorte avec son baudet, Ulenspiegel vint
devant le palais du landgrave.
Deux capitaines d'arquebusiers jouaient aux dés sur
l'escalier.
L'un des deux, qui était roux de poil & de stature
gigantesque, avisa Ulenspiegel se tenant modestement sur Jef & les
regardant faire.
- Que nous veux-tu, dit-il, face affamée & pèlerinante?
- J'ai grand'faim, en effet, répondit Ulenspiegel, &
pèlerine contre mon gré.
- Si tu as faim, repartit le capitaine, mange par le cou la
corde qui se balance à la potence prochaine destinée aux vagabonds.
- Messire capitaine, répondit Ulenspiegel, si vous me
donniez le beau cordon tout d'or que vous portez au chapeau, j'irais me pendre
avec les dents à ce gras jambon qui se balance là-bas chez le rôtisseur.
- D'où viens-tu? demanda le capitaine.
- De Flandre, répondit Ulenspiegel.
- Que veux-tu?
- Montrer à Son Altesse Landgraviale une peinture de ma
façon.
- Si tu es peintre & de Flandre, dit le capitaine, entre
céans, je te vais mener près de mon maître.
Étant venu auprès du landgrave, Ulenspiegel le salua trois
fois & davantage.
- Que Votre Altesse, dit-il, daigne excuser mon insolence
d'oser venir à ses nobles pieds déposer une peinture que je fis pour elle,
& où j'eus l'honneur de pourtraire madame la Vierge en atours impériaux.
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Cette peinture, poursuivit-il, lui agréera peut-être &,
en ce cas j'outre-cuide assez de mon savoir-faire pour espérer de hausser mon
séant jusqu'à ce beau fauteuil de velours vermeil, où se tenait, en sa vie, le
peintre à jamais regrettable de Sa Magnanimité.
Le sire landgrave ayant considéré la peinture, qui était
belle:
- Tu seras, dit-il notre peintre, sieds-toi là sur le
fauteuil.
Et il le baisa sur les deux joues joyeusement. Ulenspiegel
s'assit.
- Te voilà bien loqueteux, dit le sire landgrave, le
considérant.
Ulenspiegel répondit:
- En effet, Monseigneur, Jef, c'est mon âne, dîna de
chardons, mais moi, depuis trois jours, je ne vis que de misère & ne me
nourris que de fumée d'espoir.
- Tu souperas tantôt de meilleure viande, répondit le
landgrave, mais où est ton âne?
Ulenspiegel répondit:
- Je l'ai laissé sur la grand'place, vis-à-vis le palais de
Votre Bonté; je serais bien aise si Jef avait pour la nuit gîte, litière &
pâture.
Le sire landgrave manda incontinent à l'un de ses pages de
traiter comme sien l'âne d'Ulenspiegel.
Bientôt vint l'heure du souper qui fut comme noces & festins.
Et les viandes de fumer & les vins de pleuvoir dans les gosiers.
Ulenspiegel & le landgrave étant tous deux rouges comme
braise, Ulenspiegel entra en joie, mais le landgrave demeurait pensif.
- Notre peintre, dit-il soudain, il me faudra pourtraire,
car c'est une bien grande satisfaction, à un prince mortel, de léguer à ses
descendants la mémoire de sa face.
- Sire landgrave, répondit Ulenspiegel, votre plaisir est ma
volonté, mais il me semble à moi chétif que, pourtraite toute seule, Votre
Seigneurie n'aura pas grande joie dans les siècles à venir. Il lui faut être
accompagné de sa noble épouse, Madame la Landgravine, de ses dames &
seigneurs, de ses capitaines & officiers les plus guerriers, au milieu
desquels Monseigneur & Madame rayonneront comme deux soleils au milieu de
lanternes.
- En effet, notre peintre, répondit le landgrave, & que
me faudrait-il te payer pour ce grand travail?
- Cent florins d'avance ou autrement, répondit Ulenspiegel.
- Les voici d'avance, dit le sire landgrave.
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- Compatissant seigneur, repartit Ulenspiegel, vous mettez
de l'huile dans ma lampe, elle brûlera en votre honneur.
Le lendemain, il demanda au sire landgrave de faire défiler
devant lui ceux auxquels il réservait l'honneur d'être pourtraits.
Vint alors le duc de Lunebourg, commandant des lansquenets
au service du landgrave. C'était un gros homme, portant à grand'peine sa panse
gonflée de viande. Il s'approcha d'Ulenspiegel & lui coula en l'oreille ces
paroles:
- Si tu ne m'ôtes, en me pourtraitant, la moitié de ma
graisse, je te fais pendre par mes soudards.
Le duc passa.
Vint alors une haute dame, laquelle avait une bosse au dos
& une poitrine plate comme une lame de glaive de justice.
- Messire peintre, dit-elle, si tu ne me mets deux bosses au
lieu d'une que tu ôteras, & ne les place par devant, je te fais écarteler
comme un empoisonneur.
La dame passa.
Puis vint une jeune demoiselle d'honneur, blonde, fraîche
& mignonne, mais à laquelle il manquait trois dents sous la lèvre
supérieure.
- Messire peintre, dit-elle, si tu ne me fais rire &
montrer trente-deux dents, je te fais hacher menu par mon galant qui est là.
Et lui montrant le capitaine d'arquebusiers qui tantôt
jouait aux dés sur les escaliers du palais, elle passa.
La procession continua; Ulenspiegel resta seul avec le sire
landgrave.
- Si, dit le sire landgrave, tu as le malheur de mentir d'un
trait en pourtraitant toutes ces physionomies, je te fais couper le cou, comme
à un poulet.
- Privé de la tête, pensa Ulenspiegel, écartelé, haché menu
ou pendu pour le moins, il sera plus aisé de ne rien pourtraire du tout. J'y
aviserai.
- Où est, demanda-t-il au landgrave, la salle qu'il me faut
décorer de toutes ces peintures?
- Suis-moi, dit le landgrave.
Et lui montrant une grande chambre avec de grands murs tout
nus:
- Voici, dit-il, la salle.
- Je serais bien aise, dit Ulenspiegel, que l'on plaçât sur
ces murs de grands rideaux, afin de garantir mes peintures des affronts des
mouches & de la poussière.
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- Cela sera fait, dit le sire landgrave.
Les rideaux étant placés, Ulenspiegel demanda trois
apprentis, afin, disait-il, de leur faire préparer ses couleurs.
Pendant trente jours, Ulenspiegel & les apprentis ne
firent que mener noces & ripailles, n'épargnant ni les fines viandes ni les
vieux vins. Le landgrave veillait à tout.
Cependant, le trente & unième jour il vint pousser le
nez à la porte de la chambre où Ulenspiegel avait recommandé qu'il n'entrât
point.
- Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits?
- Ils sont loin, répondit Ulenspiegel.
- Ne peut-on les voir?
- Pas encore
Le trente-sixième jour, il poussa de nouveau le nez à la
porte:
- Eh bien, Thyl? interrogea-t-il.
- Hé! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.
Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, & entrant
dans la chambre:
- Tu me vas incontinent, dit-il, montrer les peintures.
- Oui, redouté seigneur, répondit Ulenspiegel, mais daignez
ne point ouvrir ce rideau avant d'avoir mandé céans les seigneurs capitaines
& dames de votre cour.
- J'y consens, dit le sire landgrave.
Tous vinrent à son ordre.
Ulenspiegel se tenait devant le rideau bien fermé.
- Monseigneur landgrave, dit-il, & vous, madame la
landgravine, & vous, monseigneur de Lunebourg, & vous autres belles
dames & vaillants capitaines, j'ai pourtrait de mon mieux, derrière ce
rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera aisé de vous y
reconnaître chacun très-bien. Vous êtes curieux de vous voir, c'est justice,
mais daignez prendre patience & laissez-moi vous dire un mot ou six. Belles
dames & vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir
& admirer ma peinture; mais s'il en est parmi vous un vilain, il ne verra
que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.
Ulenspiegel tira le rideau:
- Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient
les nobles dames, aussi dira-t-on bientôt: Aveugle en peinture comme vilain,
clairvoyant comme noble homme!
Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir,
s'entre-montrant, dési-
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gnant & reconnaissant, mais ne voyant en effet que le
mur nu, ce qui les faisait penauds.
Soudain le fou qui était présent sauta de trois pieds en
l'air & agitant ses grelots:
- Qu'on me traite, dit-il, de vilain, vilain vilenant
vilenie, mais je dirai & crierai avec trompettes & fanfares que je vois
là un mur nu, un mur blanc, un mur nu. Ainsi m'aide Dieu & tous ses saints!
Ulenspiegel répondit:
- Quand les fous se mêlent de parler, il est temps que les
sages s'en aillent.
Il allait sortir du palais quand le landgrave l'arrêtant:
- Fou folliant, dit-il, qui t'en vas par le monde louant
choses belles & bonnes & te gaussant de sottise à pleine gueule, toi
qui osas, en face de tant de hautes dames & de plus hauts & gros
seigneurs, te gausser populairement de l'orgueil blasonnique & seigneurial,
tu seras pendu un jour pour ton libre parler.
- Si la corde est d'or, répondit Ulenspiegel, elle cassera
de peur en me voyant venir.
- Tiens, dit le landgrave en lui donnant quinze florins, en
voici le premier bout.
- Grand merci, monseigneur, répondit Ulenspiegel, chaque
auberge du chemin en aura un fil, fil tout d'or qui fait des Crésus de tous ces
aubergistes larrons.
Et il s'en fut sur son âne, portant haut sa toque, la plume
au vent, joyeusement.
LVIII
Les feuilles jaunissaient sur les arbres & le vent
d'automne commençait de souffler. Katheline était parfois raisonnable pendant
une heure ou trois. Et Claes disait alors que l'esprit de Dieu en sa douce
miséricorde venait la visiter. En ces moments, elle avait pouvoir de jeter, par
gestes & par langage, un charme sur Nele, qui voyait à plus de cent lieues
les choses qui se passaient sur les places, dans les rues ou dans les maisons.
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Donc ce jour-là Katheline étant en son bon sens mangeait des
ohekoekjes bien arrosées de dobbel-cuyt, avec Claes, Soetkin & Nele.
Claes dit:
- C'est aujourd'hui le jour de l'abdication de Sa Sainte
Majesté l'empereur Charles Quint. Nele, ma mignonne, saurais-tu voir jusqu'à
Bruxelles, en Brabant?
- Je le saurai, si Katheline le veut, répondit Nele.
Katheline alors fit asseoir la fillette sur un banc, &
par ses paroles & gestes, agissant comme charme, Nele s'affaissa tout
ensommeillée.
Katheline lui dit:
- Entre dans la petite maison du Parc, qui est le séjour
aimé de l'empereur Charles Quint.
- Je suis, dit Nele parlant bassement & comme si elle
étouffait, je suis en une petite salle peinte à l'huile, en vert. Là se trouve
un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve & gris, portant la
barbe blonde, sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux
gris, pleins de ruse, de cruauté & de feinte bonhomie. Et cet homme, on
l'appelle Sainte Majesté. Il est catarrheux & tousse beaucouPage Auprès de
lui en est un autre, jeune, au laid museau, comme d'un singe hydrocéphale,
celui-là, je le vis à Anvers, c'est le roi Philippe. Sa Sainte Majesté lui
reproche en ce moment d'avoir découché la nuit; sans doute, dit-Elle, pour
aller trouver en un bouge quelque guenon de la ville basse. Il dit que ses
cheveux ont une odeur de taverne, que ce n'est pas là un plaisir de roi n'ayant
qu'à choisir corps mignons, peaux de satin rafraîchies dans des bains de
senteurs & mains de grandes dames bien amoureuses, ce qui vaut mieux,
dit-Elle, qu'une truie folle, sortie à peine lavée des bras d'un soudard
ivrogne. Il n'est point, lui dit-il, de femme pucelle, mariée ou veuve, qui lui
voulût résister, parmi les plus nobles & belles éclairant leurs amours avec
bougies parfumées, & non aux graisseuses lueurs de puantes chandelles.
Le roi répond à Sa Sainte Majesté qu'il lui obéira en tout.
Puis Sa Sainte Majesté tousse & boit quelque gorgées
d'hypocras.
‘Tu vas, dit-Elle en s'adressant à Philippe, voir tantôt les
états généraux, prélats, nobles & bourgeois: d'Orange le Taiseux, d'Egmont
le Vain, de Hornes l'Impopulaire, Brederode le Lion; & aussi tous ceux de
la Toison d'or, dont je te ferai souverain. Tu verras là cent porteurs de
hochets, qui se couperaient tous le nez s'ils pouvaient le porter à une chaîne
d'or sur la poitrine, en signe de plus haute noblesse’
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Puis changeant de ton & bien dolente, Sa Sainte Majesté
dit au roi Philippe:
‘Tu sais que je vais abdiquer en ta faveur, mon fils, donner
à l'univers un grand spectacle & parler devant une grande foule, quoique
hoquetant & toussant, - car je mangeai trop toute ma vie, mon fils, - &
tu devras avoir le coeur bien dur si, après m'avoir entendu, tu ne verses pas
quelques larmes.
‘- Je pleurerai, mon père, répond le roi Philippe.’
Puis Sa Sainte Majesté parle à un valet qui a nom Dubois:
‘Dubois, dit-Elle, baille-moi un morceau de sucre de Madère:
j'ai le hoquet. Pourvu qu'il ne m'aille pas saisir quand je parlerai à tout ce
monde. Cette oie d'hier ne passera donc jamais! Si je buvais un hanap de vin
d'Orléans? Non, il est trop cru! Si je mangeais quelques anchois? Ils sont bien
huileux. Dubois, donne-moi du vin de Romagne.’
Dubois donne à Sa Sainte Majesté ce qu'Elle demande, puis
lui met une robe de velours cramoisi, la couvre d'un manteau d'or, la ceint de
l'épée, lui met aux mains le sceptre & le globe, & sur la tête la
couronne.
Puis Sa Sainte Majesté sort de la maison du Parc, montée sur
une petite mule & suivie du roi Philippe & de maints hauts personnages.
Ils vont ainsi en un grand bâtiment qu'ils nomment palais, & y trouvent en
une chambre un homme de haute & mince taille, richement vêtu, & qu'ils
nomment d'Orange.
Sa Sainte Majesté parle à cet homme & lui dit:
‘Ai-je bonne mine, cousin Guillaume?’
Mais l'homme ne répond point.
Sa Sainte Majesté lui dit alors, moitié riant, moitié
fâchée:
‘Tu seras donc toujours muet, mon cousin, même pour dire
leurs vérités aux antiquailles? Faut-il que je règne encore ou que j'abdique,
Taiseux?
‘- Sainte Majesté, répond l'homme mince, quand vient l'hiver
les plus forts chênes laissent tomber leurs feuilles.’
Trois heures sonnent.
‘Taiseux, dit-Elle, prête-moi ton épaule, que je m'y
appuie.’
Et Elle entre avec lui & sa suite dans une grande salle,
s'assied sous un dais & sur une estrade couverts de soie ou de tapis
cramoisis. Là sont trois sièges, Sa Sainte Majesté prend celui du milieu, plus
orné que les autres & surmonté d'une couronne impériale; le roi Philippe
s'assied sur le deuxième,
[Page 112]
& le troisième est pour une femme, qui est une reine
sans doute. A droite & à gauche, sont assis, sur des bancs tapissés, des
hommes vêtus de rouge & portant au cou un mouton en or. Derrière eux se
tiennent plusieurs personnages qui sont sans doute princes & seigneurs.
Vis-à-vis & au bas de l'estrade sont assis, sur des bancs non tapissés, des
hommes vêtus de draPage Je leur entends dire qu'ils ne sont assis & vêtus
si modestement que parce qu'ils payent à eux seuls toutes les charges. Chacun
s'est levé quand Sa Sainte Majesté est entrée, mais Elle s'est bientôt assise
& a fait signe à chacun de l'imiter.
Un homme vieux parle alors de la goutte longuement, puis la
femme, qui semble être une reine, remet à Sa Sainte Majesté un rouleau de
parchemin où il y a des choses écrites que Sa Sainte Majesté lit en toussant
& d'une voix sourde & basse, & parlant d'Elle-même, dit:
‘J'ai fait maints voyages en Espagne, en Italie, aux
Pays-Bas, en Angleterre & en Afrique, le tout pour la gloire de Dieu, le
renom de mes armes & le bien de mes peuples.’
Puis, ayant parlé longuement, Elle dit qu'Elle est débile
& fatiguée & veut remettre la couronne d'Espagne, les comtés, duchés,
marquisats de ces pays aux mains de son fils.
Puis Elle pleure. Et tous pleurent avec Elle.
Le roi Philippe se lève alors, & tombant à genoux:
‘Sainte Majesté, dit-il, m'est-il permis de recevoir cette
couronne de vos mains, quand vous êtes si capable de la porter encore.’
Puis Sa Sainte Majesté lui dit à l'oreille de parler
bénévolement aux hommes qui sont assis sur les bancs tapissés.
Le roi Philippe, se tournant vers eux, leur dit d'un ton
aigre & sans se lever:
‘J'entends assez bien le français, mais pas assez pour vous
parler en cette langue. Vous entendrez ce que l'évêque d'Arras, monsieur
Grandvelle, vous dira de ma part.
‘- Tu parles mal, mon fils, dit Sa Sainte Majesté.’
Et de fait, l'assemblée murmure en voyant le jeune roi si
fier & si hautain. La femme, qui est la reine, parle aussi pour faire son
éloge, puis vient le tour d'un vieux docteur qui, lorsqu'il a fini, reçoit un
signe de main de Sa Sainte Majesté, en façon de remerciement. Ces cérémonies
& harangues finies, Sa Sainte Majesté déclare ses sujets libres de leur
serment de fidélité, signe les actes pour ce dressés, & se levant de son
trône, y place son fils.
[Page 113]
Et chacun pleure dans la salle. Puis ils s'en revont à la
maison du Parc.
Là, étant derechef en la chambre verte, seuls & toutes
portes closes, Sa Sainte Majesté rit aux éclats, & parlant au roi Philippe,
qui ne rit point:
‘As-tu vu, dit-Elle, parlant, hoquetant & riant à la
fois, comme il faut peu pour attendrir ces bonshommes? Quel déluge de larmes!
Et ce gros Maes qui, en terminant son long discours, pleurait comme un veau.
Toi-même parus ému, mais pas assez. Voilà les vrais spectacles qu'il faut au
populaire. Mon fils, nous autres hommes, nous chérissons d'autant plus nos
amies, qu'elles nous coûtent davantage. Ainsi des peuples. Plus nous les
faisons payer, plus ils nous aiment. J'ai toléré en Allemagne la religion
réformée que je punissais sévèrement aux Pays-Bas. Si les princes d'Allemagne
avaient été catholiques, je me serais fait luthérien & j'aurais confisqué
leurs biens. Ils croient à l'intégrité de mon zèle pour la foi romaine &
regrettent de me voir les quitter. Il a péri, de mon fait, aux Pays-Bas, pour
cause d'hérésie, cinquante mille de leurs hommes les plus vaillants & de
leurs plus mignonnes fillettes. Je m'en vais, ils se lamentent. Sans compter
les confiscations, je les ai fait contribuer plus que les Indes & le Pérou:
ils sont marris de me perdre. J'ai déchiré la paix de Cadzant, dompté Gand,
supprimé tout ce qui pouvait me gêner; libertés, franchises, privilèges, tout
est soumis à l'action des officiers du prince. Ces bonshommes se croient encore
libres parce que je les laisse tirer de l'arbalète & porter
processionnellement leurs drapeaux de corporations. Ils sentirent ma main de maître;
mis en cage, ils s'y trouvent à l'aise, y chantent & me pleurent. Mon fils,
sois avec eux tel que je le fus: bénin en paroles, rude en actions; lèche tant
que tu n'as pas besoin de mordre. Jure, jure toujours leurs libertés,
franchises & priviléges, mais s'ils peuvent être un danger pour toi,
détruis-les. Ils sont de fer quand on y touche d'une main timide, de verre
quand on les brise avec un bras robuste. Frappe l'hérésie, non à cause de sa
différence avec la religion romaine, mais parce qu'en ces Pays-Bas elle
ruinerait notre autorité; ceux qui s'attaquent au pape, qui porte trois
couronnes, ont bientôt fini des princes qui n'en ont qu'une. Fais-en, comme moi
de la libre conscience, un crime de lèse-majesté, avec confiscations de biens,
& tu hériteras comme j'ai fait toute ma vie, & quand tu partiras pour
abdiquer ou pour mourir, ils diront: - “Oh! le bon prince!” Et ils pleureront.’
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- Et je n'entends plus rien, poursuivit Nele, car Sa Sainte
Majesté s'est couchée sur un lit & dort, & le roi Philippe, hautain
& fier, le regarde sans amour.
Ce qu'ayant dit, Nele fut éveillée par Katheline.
Et Claes, songeur, regardait la flamme du foyer éclairer la
cheminée.
LIX
Ulenspiegel, en quittant le landgrave de Hesse, monta sur
son âne &, traversant la grand'place, rencontra quelques faces courroucées
de seigneurs & de dames, mais il n'en eut point de souci.
Bientôt il arriva sur les terres du duc de Lunebourg, &
y fit rencontre d'une troupe de Smaedelyke broeders, joyeux Flamands de Sluys
qui mettaient tous les samedis quelque argent de côté pour aller une fois l'an
voyager au pays d'Allemagne.
Ils s'en allaient chantant dans un chariot découvert &
traîné par un vigoureux cheval de Vuerne-Ambacht, lequel les menait batifolant
par les chemins & marais du duché de Lunebourg. Il en était parmi eux qui
jouaient du fifre, du rebec, de la viole & de la cornemuse avec grand
fracas. A côté du chariot marchait souventes fois un dikzak jouant du rommelpot
& cheminant à pied, dans l'espoir de faire fondre sa bedaine.
Comme ils étaient à leur dernier florin, ils virent venir à
eux Ulenspiegel, lesté de sonnante monnaie, entrèrent en une auberge & lui
payèrent à boire. Ulenspiegel accepta volontiers. Voyant toutefois que les
Smaedelyke broeders clignaient de l'oeil en le regardant & souriaient en
lui versant à boire, il eut vent de quelque niche, sortit, & se tint à la
porte pour écouter leurs discours. Il entendit le dikzak disant de lui:
- C'est le peintre du landgrave qui lui bailla plus de mille
florins pour un tableau. Festoyons-le de bière & de vin, il nous en rendra
le double.
- Amen, dirent les autres.
Ulenspiegel alla attacher son âne tout sellé à mille pas de
là, chez un fermier, donna deux patards à une fille pour le garder, entra dans
la salle de l'auberge & s'assit à la table des Smaedelyke broeders, sans
mot dire. Ceux-ci lui versèrent à boire & payèrent. Ulenspiegel faisait
sonner dans sa
[Page 115]
gibecière les florins du landgrave, disant qu'il venait de
vendre son âne à un paysan pour dix-sept daelders d'argent.
Ils voyagèrent mangeant & buvant, jouant du fifre, de la
cornemuse & du rommel-pot & ramassant en chemin les commères qui leur
semblaient avenantes. Ils procréèrent ainsi des enfants du bon Dieu, &
notamment Ulenspiegel, dont la commère eut plus tard un fils qu'elle nomma
Eulenspiegelken, ce qui veut dire petit miroir & hibou en haut allemand,
& cela parce que la commère ne comprit pas bien la signification du nom de
son homme de hasard & aussi peut-être en mémoire de l'heure à laquelle fut
fait le petit. Et c'est de cet Eulenspiegelken qu'il est dit faussement qu'il
naquit à Knittingen, au pays de Saxe.
Se laissant traîner par leur vaillant cheval, ils allaient
le long d'une chaussée au bord de laquelle étaient un village & une auberge
portant pour enseigne: In den Ketele: Au Chaudron. Il en sortait une bonne
odeur de fricassées.
Le dikzak qui jouait du rommel-pot alla au baes & lui
dit en parlant d'Ulenspiegel:
- C'est le peintre du landgrave: il payera tout.
Le baes, considérant la mine d'Ulenspiegel, qui était bonne,
& entendant le son des florins & daelders, apporta sur la table de quoi
manger & boire. Ulenspiegel ne s'en faisait point faute. Et toujours
sonnaient les écus de son escarcelle. Maintes fois il avait aussi frappé sur
son chapeau en disant que là était son plus grand trésor. Les ripailles ayant
duré deux jours & une nuit, les Smaedelyke broeders dirent à Ulenspiegel:
- Vidons de céans & payons la dépense.
Ulenspiegel répondit:
- Quand le rat est dans le fromage, demande-t-il à s'en
aller?
- Non, dirent-ils.
- Et quand l'homme mange & boit bien, cherche-t-il la
poussière des chemins & l'eau des sources pleines de sangsues?
- Non, dirent-ils.
- Donc, poursuivit Ulenspiegel, demeurons ici tant que mes
florins & daelders nous serviront d'entonnoirs pour verser dans notre
gosier les boissons qui font rire.
Et il commanda à l'hôte d'apporter encore du vin & du
saucisson.
Tandis qu'ils buvaient & mangeaient, Ulenspiegel disait:
- C'est moi qui paye, je suis landgrave présentement. Si mon
escarcelle
[Page 116]
était vide, que feriez-vous, camarades? Vous prendriez mon
couvre-chef de feutre mou & trouveriez qu'il est plein de carolus, tant au
fond que sur les bords.
- Laisse-nous tâter, disaient-ils tous ensemble. Et
soupirant, ils y sentaient entre leurs doigts de grandes pièces ayant la
dimension de carolus d'or. Mais l'un d'eux le maniait avec tant d'amitié
qu'Ulenspiegel le lui reprit, disant:
- Laitier impétueux, il faut savoir attendre l'heure de
traire.
- Donne-moi la moitié de ton chapeau, disait le
smaedelyk-broeder.
- Non, répondait Ulenspiegel, je ne veux pas que tu aies une
cervelle de fou, la moitié à l'ombre & l'autre au soleil.
Puis donnant son couvre-chef au baes:
- Toi, dit-il, garde-le toutefois, car il est chaud. Quant à
moi, je vais me vider dehors.
Il le fit, & l'hôte garda le chapeau.
Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta
sur son âne & courut le grand pas sur la route qui mène à Embden.
Les smaedelyke broeders, ne le voyant pas revenir,
s'entre-disaient:
- Est-il parti? Qui payera la dépense?
Le baes, saisi de peur, ouvrit d'un coup de couteau le
chapeau d'Ulenspiegel. Mais, au lieu de carolus, il n'y trouva entre le feutre
& la doublure que de méchants jetons de cuivre.
S'emportant alors contre les smaedelyke broeders, il leur
dit:
- Frères en friponnerie, vous ne sortirez pas d'ici que vous
n'y ayez laissé tous vos vêtements, la chemise seule exceptée.
Et ils durent se dépouiller tous pour payer leur écot.
Ils allèrent ainsi en chemise par monts & par vaux, car
ils n'avaient pas voulu vendre leur cheval ni leur chariot.
Et chacun, les voyant si piteux, leur donnait volontiers à
manger du pain, de la bière & quelquefois de la viande; car ils disaient
partout qu'ils avaient été dépouillés par des larrons.
Et ils n'avaient à eux tous qu'un haut-de-chausses.
Et ainsi ils revinrent à Sluys en chemise, dansant dans leur
chariot & jouant du rommel-pot.
[Page 117]
LX
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel califourchonnait sur le dos
de Jef, à travers les terres & marais du duc de Lunebourg. Les Flamands
nomment ce duc Water-Sigrorke, à cause qu'il fait toujours humide chez lui.
Jef obéissait à Ulenspiegel comme un chien, buvait de la
bruinbier, dansait mieux qu'un Hongrois maître ès arts de souplesses, faisait
le mort & se couchait sur le dos au moindre signe.
Ulenspiegel savait que le duc de Lunebourg, marri &
fâché de ce qu'Ulenspiegel s'était gaussé de lui, à Darmstadt, en la présence
du landgrave de Hesse, lui avait interdit l'entrée de ses terres sous peine de
la hart. Soudain il vit venir Son Altesse Ducale en personne, & comme il
savait qu'elle était violente, il fut pris de peur. Parlant à son âne:
- Jef, dit-il, voici Monseigneur de Lunebourg qui vient.
J'ai au cou une grande démangeaison de corde; mais que ce ne soit pas le
bourreau qui me gratte. Jef, je veux bien être gratté, mais non pendu. Songe
que nous sommes frères en misère & longues oreilles; songe aussi quel bon
ami tu perdrais me perdant.
Et Ulenspiegel s'essuyait les yeux, & Jef commençait à
braire.
Continuant son propos:
- Nous vivons ensemble joyeusement, lui dit Ulenspiegel, ou
tristement, suivant l'occurrence; t'en souviens-tu, Jef? - L'âne continuait de
braire, car il avait faim. - Et tu ne pourras jamais m'oublier, disait son
maître, car quelle amitié est forte sinon celle qui rit des mêmes joies &
pleure des mêmes peines! Jef, il faut te mettre sur le dos.
Le doux âne obéit & fut vu par le duc les quatre sabots
en l'air. Ulenspiegel s'assit prestement sur son ventre. Le duc vint à lui:
- Que fais-tu là? dit-il. Ignores-tu que, par mon dernier
placard, je t'ai défendu, sous peine de la corde, de mettre ton pied poudreux
en mes pays?
Ulenspiegel répondit:
- Gracieux seigneur, prenez-moi en pitié!
Puis montrant son âne:
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- Vous savez bien, dit-il, que, par droit & loi,
celui-là est toujours libre qui demeure entre ses quatre pieux.
Le duc répondit:
- Sors de mes pays, sinon tu mourras.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, j'en sortirais si vite
monté sur un florin ou deux!
- Vaurien, dit le duc, vas-tu, non content de ta
désobéissance, me demander encore de l'argent?
- Il le faut bien, monseigneur, puisque je ne peux pas vous
le prendre.
Le duc lui donna un florin.
Puis Ulenspiegel dit, parlant à son âne:
- Jef, lève-toi & salue monseigneur.
L'âne se leva & se remit à braire. Puis tous deux s'en
furent.
LXI
Soetkin & Nele étaient assises à l'une des fenêtres de
la chaumière & regardaient dans la rue.
Soetkin disait à Nele:
- Mignonne, ne vois-tu pas venir mon fils Ulenspiegel?
- Non, disait Nele, nous ne le verrons plus ce méchant
vagabond.
- Nele, disait Soetkin, il ne faut point être fâchée contre
lui, mais le plaindre, car il est hors du logis, le petit homme.
- Je le sais bien, disait Nele; il a une autre maison bien
loin d'ici, plus riche que la sienne, où quelque belle dame lui donne sans
doute à loger.
- Ce serait bien heureux pour lui, disait Soetkin; il y est
peut-être nourri d'ortolans.
- Que ne lui donne-t-on des pierres à manger: il serait vite
ici, le goulu! disait Nele.
Soetkin alors riait & disait:
- D'où vous vient donc, mignonne, cette grande colère?
Mais Claes, qui tout songeur aussi liait des fagots dans un
coin:
- Ne vois-tu pas, disait-il, qu'elle en est affolée?
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- Voyez-vous, disait Soetkin, la rusée cauteleuse qui ne
m'en a point sonné mot! Est-il vrai, mignonne, que tu en veuilles?
- Ne le croyez pas, disait Nele.
- Tu auras là, dit Claes, un vaillant époux ayant grande
gueule, le ventre creux & la langue longue, faisant des florins des liards
& jamais un sou de son labeur, toujours battant le pavé & mesurant les
chemins à l'aune de vagabondage.
Mais Nele répondit toute rouge & fâchée:
- Que n'en fîtes-vous autre chose?
- Voilà, dit Soetkin, qu'elle pleure maintenant; tais-toi,
mon homme!
LXII
Ulenspiegel vint un jour à Nuremberg & s'y donna pour un
grand médecin vainqueur de maladies, purgateur très-illustre, célèbre dompteur
de fièvres, renommé balayeur de pestes & invincible fouetteur de gales.
Il y avait à l'hôpital tant de malades qu'on ne savait où
les loger. Le maître hospitalier, ayant appris la venue d'Ulenspiegel, vint le
voir & s'enquit de lui s'il était vrai qu'il pût guérir toutes les
maladies.
- Excepté la dernière, répondit Ulenspiegel; mais
promettez-moi deux cents florins pour la guérison de toutes les autres, &
je n'en veux pas recevoir un liard que tous vos malades ne se disent guéris
& ne sortent de l'hôpital.
Il vint le lendemain audit hôpital, le regard assuré &
portant doctoralement sa trogne solennelle. Étant dans les salles, il prit à
part chaque malade, & lui parlant:
- Jure, disait-il, de ne confier à personne ce que je vais
te conter à l'oreille. Quelle maladie as-tu?
Le malade le lui disait & jurait son grand Dieu de se
taire.
- Sache, disait Ulenspiegel, que je dois, par le feu,
réduire l'un de vous en poussière, que je ferai de cette poussière une mixture
merveilleuse & la donnerai à boire à tous les malades. Celui qui ne saura
marcher sera brûlé. Demain, je viendrai ici, &, me tenant dans la rue avec
le maître
[Page 120]
hospitalier, je vous appellerai tous criant: Que celui qui
n'est pas malade trousse son bagage & vienne.
Le matin, Ulenspiegel vint & cria comme il l'avait dit.
Tous les malades boiteux, catarrheux, tousseux, fiévreux, voulurent sortir
ensemble. Tous étaient dans la rue, de ceux-là mêmes qui depuis dix ans
n'avaient pas quitté leur lit.
Le maître hospitalier leur demanda s'ils étaient guéris
& pouvaient marcher.
- Oui, répondirent-ils, croyant qu'il y en avait un qui
brûlait dans la cour.
Ulenspiegel dit alors au maître hospitalier:
- Paye-moi, puisqu'ils sont tous dehors & se déclarent
guéris.
Le maître lui paya deux cents florins. Et Ulenspiegel s'en
fut.
Mais le deuxième jour, le maître vit revenir ses malades
dans un pire état que celui où ils se trouvaient auparavant, sauf un qui,
s'étant guéri au grand air, fut trouvé ivre & chantant dans les rues: ‘Noël
au grand docteur Ulenspiegel!’
LXIII
Les deux cents florins ayant couru la pretantaine,
Ulenspiegel vint à Vienne où il se loua à un charron qui gourmandait toujours
ses ouvriers, parce qu'ils ne faisaient pas aller assez fort le soufflet de la
forge:
- En mesure, criait-il toujours, suivez avec les soufflets!
Ulenspiegel, un jour que le baes allait au jardin, détache
le soufflet, l'emporte sur ses épaules, suit son maître: Celui-ci s'étonnant de
le voir si étrangement chargé, Ulenspiegel lui dit:
- Baes, vous m'avez commandé de suivre avec les soufflets,
où faut-il que je dépose celui-ci pendant que j'irai chercher l'autre.
- Cher garçon, répondit le baes, je ne t'ai pas dit cela, va
remettre le soufflet à sa place.
Cependant il songeait à lui faire payer ce tour. Dès lors,
il se leva tous les jours à minuit, éveilla ses ouvriers & les fit
travailler.
Les ouvriers lui dirent:
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- Baes, pourquoi nous éveilles-tu au milieu de la nuit?
- C'est une habitude que j'ai, répondit le baes, de ne
permettre à mes ouvriers de ne rester qu'une demi-nuit au lit pendant les sept
premiers jours.
La nuit suivante il éveilla encore à minuit ses ouvriers.
Ulenspiegel, qui couchait au grenier, mit son lit sur son dos & ainsi
chargé descendit dans la forge.
Le baes lui dit:
- Es-tu fou? Que ne laisses-tu ton lit à sa place?
- C'est une habitude que j'ai, répondit Ulenspiegel, de
passer, les sept premiers jours, la première moitié de la nuit sur mon lit
& l'autre moitié dessous.
- Eh bien, moi, répondit le maître, c'est une seconde
habitude que j'ai, de jeter à la rue mes effrontés ouvriers avec la permission
de passer la première semaine sur le pavé & la seconde dessous.
- Dans votre cave, baes, si vous voulez, près des tonneaux
de bruinbier, répondit Ulenspiegel.
LXIV
Ayant quitté le charron & s'en retournant en Flandre, il
dut se donner à louage d'apprenti à un cordonnier qui restait plus volontiers
dans la rue qu'à tenir l'alène en son ouvroir. Ulenspiegel, le voyant pour la
centième fois prêt à sortir, lui demanda comment il lui fallait couper le cuir
des empeignes.
- Coupes-en, répondit le baes, pour de grands & de
moyens pieds, afin que tout ce qui mène le gros & le menu bétail puisse y
entrer commodément.
- Ainsi sera-t-il, baes, répondit Ulenspiegel.
Quand le cordonnier fut sorti, Ulenspiegel coupa des
empeignes bonnes seulement à chausser cavales, ânesses, génisses, truies &
brebis.
De retour à l'ouvroir, le baes voyant son cuir en morceaux:
- Qu'as-tu fait là, gâcheur vaurien? dit-il.
- Ce que vous m'avez dit, répondit Ulenspiegel.
- Je t'ai commandé, répartit le baes, de me tailler des
souliers où puisse
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entrer commodément tout ce qui mène les boeufs, les porcs,
les moutons, & tu me fais de la chaussure au pied de ces animaux.
Ulenspiegel répondit:
- Baes, qui donc mène le verrat sinon la truie, l'âne sinon
l'ânesse, le taureau sinon la génisse, le bélier sinon la brebis, en la saison
où toutes bêtes sont amoureuses?
Puis il s'en fut & dut rester dehors.
LXV
On était pour lors en avril, l'air avait été doux, puis il
gela rudement & le ciel fut gris comme un ciel du jour des morts. La
troisième année de bannissement d'Ulenspiegel était depuis longtemps écoulée
& Nele attendait tous les jours son ami: ‘Las! disait-elle, il va neiger
sur les poiriers, sur les jasmins en fleur, sur toutes les pauvres plantes
épanouies avec confiance à la tiède chaleur d'un précoce renouveau. Déjà de
petits flocons tombent du ciel sur les chemins. Et il neige aussi sur mon
pauvre coeur.
‘Où sont-ils les clairs rayons se jouant sur les visages
joyeux, sur les toits qu'ils faisaient plus rouges, sur les vitres qu'ils
faisaient flambantes? Où sont-ils, réchauffant la terre & le ciel, les
oiseaux & les insectes? Las! maintenant, de nuit & de jour, je suis
refroidie de tristesse & longue attente. Où es-tu, mon ami Ulenspiegel?’
LXVI
Ulenspiegel, approchant de Renaix en Flandre, eut faim &
soif, mais il ne voulait point geindre, & il essayait de faire rire les
gens pour qu'on lui donnât du pain. Mais il riait mal toutefois, & les gens
passaient sans rien donner.
Il faisait froid: tour à tour il neigeait, pleuvait, grêlait
sur le dos du vagabond. S'il passait par les villages, l'eau lui venait à la
bouche rien qu'à voir un chien rongeant un os au coin d'un mur. Il eut bien
voulu gagner
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un florin, mais ne savait comment le florin pourrait lui
tomber dans la gibecière.
Cherchant en haut, il voyait les pigeons qui, du toit d'un
colombier, laissaient, sur le chemin, tomber des pièces blanches, mais ce
n'était point des florins. Il cherchait par terre sur les chaussées, mais les
florins ne fleurissaient pas entre les pavés.
Cherchant à droite, il voyait bien un vilain nuage qui
s'avançait dans le ciel, comme un grand arrosoir, mais il savait que si de ce
nuage quelque chose devait tomber, ce ne serait point une averse de florins.
Cherchant à gauche, il voyait un grand fainéant de marronnier d'Inde, vivant
sans rien faire: ‘Ah! se disait-il, pourquoi n'y a-t-il pas de floriniers? Ce
seraient de bien beaux arbres!’
Soudain le gros nuage creva, & les grêlons en tombèrent
dru comme cailloux sur le dos d'Ulenspiegel: ‘Las! dit-il, je le sens assez, on
ne jette jamais de pierres qu'aux chiens errants. ‘Puis, se mettant à courir:
“Ce n'est point de ma faute, se disait-il, si je n'ai point un palais ni même une
tente pour abriter mon corps maigre. Oh! les méchants grêlons: ils sont durs
comme des boulets. Non, ce n'est pas de ma faute si je traîne par le monde mes
guenilles, c'est seulement parce que cela m'a plu. Que ne suis-je empereur! Ces
grêlons veulent entrer de force dans mes oreilles comme de mauvaises paroles.”
Et il courait: “Pauvre nez, ajoutait-il, tu seras bientôt percé à jour &
pourras servir de poivrier dans les festins des grands de ce monde sur lesquels
il ne grêle point.” Puis, essuyant ses joues: “Celles-ci, dit-il, serviront
bien d'écumoires aux cuisiniers qui ont chaud près de leurs fourneaux. Ah!
lointaine souvenance des sauces d'autrefois! J'ai faim. Ventre vide, ne te
plains point; dolentes entrailles, ne gargouillez pas davantage. Où te caches-tu,
fortune propice? mène-moi vers l'endroit où est la pâture.”
Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, le ciel
s'éclaircit au soleil qui brilla, la grêle cessa & Ulenspiegel dit:
“Bonjour, soleil, mon seul ami, qui viens pour me sécher!”
Mais il courait toujours, ayant froid. Soudain il vit venir
de loin sur le chemin un chien blanc & noir courant tout droit devant lui,
la langue pendante & les yeux hors la tête.
“Cette bête, dit Ulenspiegel, a la rage au ventre!” Il
ramassa à la hâte une grosse pierre & monta sur un arbre: comme il en
atteignait la première branche, le chien passa & Ulenspiegel lui lança la
pierre sur le crâne. Le
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chien s'arrêta, & tristement & raidement voulut
monter sur l'arbre & mordre Ulenspiegel, mais il ne le put & tomba pour
mourir.
Ulensspiegel n'en fut pas joyeux, & bien moins lorsque,
descendant de l'arbre, il s'aperçut que le chien n'avait pas la gueule sèche
ainsi que l'ont de coutume ses pareils atteints de malerage. Puis, considérant
sa peau, il vit qu'elle était belle & bonne à vendre, la lui enleva, la
lava, la pendit à son épieu, la laissa se sécher un peu au soleil, puis la mit
dans sa gibecière.
La faim & la soif le tourmentant davantage, il entra
dans plusieurs fermes, n'osa y vendre sa peau, de crainte qu'elle ne fût celle
d'un chien ayant appartenu au paysan. Il demanda du pain, on le lui refusa. La
nuit venait. Ses jambes étaient lasses, il entra dans une petite auberge. Il y
vit une vieille baessinne qui caressait un vieux chien tousseux dont la peau
était semblable à celle du mort.
- D'où viens-tu, voyageur? lui demanda la vieille baessinne.
Ulenspiegel répondit:
- Je viens de Rome, où j'ai guéri le chien du pape d'une
pituite qui le gênait extraordinairement.
- Tu as donc vu le pape? lui dit-elle en lui tirant un verre
de bière.
- Hélas! dit Ulenspiegel vidant le verre, il m'a seulement
été permis de baiser son pied sacré & sa sainte pantoufle.
Cependant le vieux chien de la baessinne toussait & ne
crachait point.
- Quand fis-tu cela? demanda la vieille.
- Le mois avant-dernier, répondit Ulenspiegel, j'arrivai,
étant attendu, & frappai à la porte: - Qui est là? demanda le camérier
archicardinal, archisecret, archiextraordinaire de Sa Très-Sainte Sainteté. -
C'est moi, répondis-je, monseigneur cardinal, qui viens de Flandre expressément
pour baiser le pied du pape & guérir son chien de la pituite. - Ah! c'est
toi, Ulenspiegel? dit le pape parlant de l'autre côté d'une petite porte. Je
serais bien aise de te voir, mais c'est chose impossible présentement. Il m'est
défendu par les saintes Décrétales de montrer mon visage aux étrangers quand on
y passe le saint rasoir. - Hélas! dis-je, je suis bien infortuné, moi qui viens
de si lointains pays pour baiser le pied de Votre Sainteté & guérir son
chien de la pituite. Faut-il m'en retourner sans être satisfait? - Non, dit le
Saint-Père; puis je l'entendis criant: - Archicamérier, glissez mon fauteuil
jusqu'à la porte & ouvrez le petit guichet qui est au bas. Ce qui se fit. -
Et je vis passer par le guichet un pied chaussé d'une pantoufle d'or, &
j'entendis une voix, parlant comme un tonnerre, disant:
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- Ceci est le pied redoutable du Prince des Princes, du Roi
des Rois, de l'Empereur des Empereurs. Baise, chrétien, baise la sainte
pantoufle. Et je baisai la sainte pantoufle, & j'eus le nez tout embaumé du
céleste parfum qui s'exhalait de ce pied. Puis le guichet se referma, & la
même redoutable voix me dit d'attendre. Le guichet se rouvrit & il en
sortit, sauf tout respect, un animal au poil pelé, chassieux, tousseux, gonflé
comme une outre & forcé de marcher les pattes écartées, à cause de la
largeur de sa bedaine.
Le Saint-Père daigna me parler encore: - Ulenspiegel,
dit-il, tu vois mon chien; il fut pris de pituite & d'autres maladies en
rongeant des os d'hérétiques auxquels on les avait rompus. Guéris-le, mon fils:
tu t'en trouveras bien.
- Bois, dit la vieille.
- Verse, répondit Ulenspiegel. Poursuivant son propos: Je
purgeai, dit-il, le chien à l'aide d'une boisson mirifique par moi-même
composée. Il en pissa pendant trois jours & trois nuits, sans cesse, &
fut guéri.
- Jésus God en Maria! dit la vieille; laisse-moi te baiser,
glorieux pèlerin, qui as vu le pape & pourras aussi guérir mon chien.
Mais Ulenspiegel, ne se souciant point des baisers de la
vieille, lui dit: Ceux qui ont touché des lèvres la sainte pantoufle ne
peuvent, endéans les deux ans, recevoir les baisers d'aucune femme. Donne-moi
d'abord à souper quelques bonnes carbonnades, un boudin ou deux & de la
bière à suffisance, & je ferai à ton chien une voix si claire qu'il pourra
chanter les avés en e la au jubé de
la grande église.
- Puisses-tu dire vrai, geignit la vieille, & je te
donnerai un florin.
- Je le ferai, répondit Ulenspiegel, mais seulement après le
souper.
Elle lui servit ce qu'il avait demandé. Il mangea & but
tout son soûl, & il eut bien, par gratitude de gueule, embrassé la vieille,
n'était ce qu'il lui avait dit.
Tandis qu'il mangeait, le vieux chien mettait les pattes sur
ses genoux pour avoir un os. Ulenspiegel lui en donna plusieurs, puis il dit à
l'hôtesse:
- Si quelqu'un avait mangé chez toi & ne te payait pas,
que ferais-tu?
- J'ôterais à ce larron son meilleur vêtement, répondit la
vieille.
- C'est bien, repartit Ulenspiegel; puis il mit le chien
sous son bras & entra dans l'écurie. Là, il l'enferma avec un os, sortit de
sa gibecière la peau du mort, &, revenant près de la vieille, il lui
demanda si elle avait dit qu'elle enlèverait son meilleur vêtement à celui qui
ne lui payerait point son repas.
[Page 126]
- Oui, répondit-elle.
- Eh bien! ton chien a dîné avec moi & il ne m'a pas
payé; je lui ai donc enlevé, suivant ton précepte, son meilleur et son seul
habit.
Et il lui montra la peau du chien mort.
- Ah! dit la vieille pleurant, c'est cruel à toi, monsieur
le médecin. Pauvre chiennet! il était, pour moi veuve, mon enfant. Pourquoi
m'enlevas-tu le seul ami que j'eusse au monde? Je puis bien mourir maintenant.
- Je le ressusciterai, dit Ulenspiegel.
- Ressusciter! dit-elle. Et il me caressera encore, & il
me regardera encore, & il me lèchera encore, & il fera encore aller en
me regardant son pauvre vieux bout de queue! Faites-le, monsieur le médecin,
& vous aurez dîné gratis ici, un dîner bien coûteux, & je vous donnerai
encore plus d'un florin par-dessus le marché.
- Je le ressusciterai, dit Ulenspiegel; mais il me faut de
l'eau chaude, du sirop pour coller les jointures, une aiguille & du fil
& de la sauce de carbonnades; & je veux être seul durant l'opération.
La vieille lui donna ce qu'il demandait; il reprit la peau
du chien mort & s'en fut à l'écurie.
Là, il barbouilla de sauce le museau du vieux chien, qui se
laissa faire joyeusement; il lui traça une grande raie au sirop sous le ventre,
il lui mit du sirop au bout des pattes & de la sauce à la queue.
Poussant trois fois un grand cri, il dit alors: Staet op!
staet op! ik't bevel vuilen hond!
Puis, mettant prestement la peau du chien mort dans sa
gibecière, bailla un grand coup de pied au vivant & le poussa ainsi dans la
salle de l'auberge.
La vieille, voyant son chien en vie et se pourléchant,
voulut tout aise l'embrasser; mais Ulenspiegel ne le permit pas.
- Tu ne pourras, dit-il, caresser ce chien qu'il n'ait lavé
de sa langue tout le sirop dont il est enduit; alors seulement les coutures de
la peau seront fermées. Compte-moi maintenant mes dix florins.
- J'avais dit un, répondit la vieille.
- Un pour l'opération, neuf pour la résurrection, répondit
Ulenspiegel.
Elle les lui compta. Ulenspiegel s'en fut jetant dans la
salle de l'auberge la peau du chien mort & disant: - Tiens, femme, garde sa
vieille peau: elle te servira à rapiécer la neuve quand elle aura des trous.
[Page 127]
LXVII
Ce dimanche-là, eut lieu à Bruges la procession du
Saint-Sang. Claes dit à sa femme & à Nele de l'aller voir & que,
peut-être, elles trouveraient Ulenspiegel en ville. Quant à lui, disait-il, il
garderait la chaumine en attendant que le pèlerin y rentrât.
Les deux femmes partirent à deux; Claes, demeuré à Damme,
s'assit sur le pas de sa porte & trouva la ville bien déserte. Il n'entendait
rien sinon le son cristallin de quelque cloche villageoise, tandis que de
Bruges lui arrivaient, par bouffées, la musique des carillons & un grand
fracas de fauconneaux & de boîtes d'artifice tirées en l'honneur du
Saint-Sang.
Claes, cherchant tout songeur Ulenspiegel sur les chemins,
ne voyait rien, sinon le ciel clair & tout bleu sans nuages, quelques
chiens couchés tirant la langue au soleil, des moineaux francs se baignant en
pépiant dans la poussière, un chat qui les guettait, & la lumière entrant
amie dans toutes les maisons & y faisant briller sur les dressoirs les
chaudrons de cuivre & les hanaps d'étain.
Mais Claes était triste au milieu de cette joie, &,
cherchant son fils, il tâchait de le voir derrière le brouillard gris des
prairies, de l'entendre dans le joyeux bruissement des feuilles & le gai
concert des oiseaux dans les arbres. Soudain il vit sur le chemin venant de
Maldeghem un homme de haute stature & reconnut que ce n'était pas
Ulenspiegel. Il le vit s'arrêter au bord d'un champ de carottes & manger de
ces légumes avidement.
- Voilà un homme qui a grand'faim, dit Claes.
L'ayant perdu de vue un moment, il le vit reparaître au coin
de la rue du Héron, & il reconnut le messager de Josse qui lui avait
apporté les sept cents carolus d'or. Il alla à lui sur le chemin & dit:
- Entre chez moi.
L'homme répondit:
- Bénis ceux qui sont doux au voyageur errant.
Il y avait sur l'appui extérieur de la fenêtre de la
chaumière du pain émietté que Soetkin réservait aux oiseaux des alentours. Ils
y venaient
[Page 128]
l'hiver chercher leur nourriture. L'homme prit de ces
miettes quelques-unes qu'il mangea.
- Tu as faim & soif, dit Claes.
L'homme répondit:
- Depuis huit jours que je fus détroussé par les larrons, je
ne me nourris que de carottes dans les champs & des racines dans les bois.
- Donc, dit Claes, c'est l'heure de faire ripaille. Et
voici, dit-il en ouvrant la huche, une pleine écuellée de pois, des oeufs,
boudins, jambons, saucisson de Gand, waterzoey: hochepot de poisson. En bas
dans la cave sommeille le vin de Louvain préparé à la façon de ceux de
Bourgogne, rouge & clair comme rubis; il ne demande que le réveil des
verres. Or ça, mettons un fagot au feu. Entends-tu les boudins chanter sur le
gril? C'est chanson de bonne nourriture.
Claes les tournant & retournant dit à l'homme:
- N'as-tu pas vu mon fils Ulenspiegel?
- Non, répondit-il.
- Apportes-tu des nouvelles de Josse mon frère? dit Claes
mettant sur la table les boudins grillés, une omelette au gras jambon, du
fromage & de grands hanaps, le vin de Louvain rouge & clairet brillant
dans les flacons.
L'homme répondit:
- Ton frère Josse est mort sur la roue, à Sippenaken, près
d'Aix. Et ce pour avoir, étant hérétique, porté les armes contre l'empereur.
Claes fut comme affolé & il dit tremblant de tout son
corps, car sa colère était grande:
- Méchants bourreaux! Josse! mon pauvre frère!
L'homme dit alors sans douceur:
- Nos joies & douleurs ne sont point de ce monde.
Et il se mit à manger. Puis il dit:
- J'assistai ton frère en sa prison, en me faisant passer
pour un paysan de Nieswieler, son parent. Je viens ici parce qu'il m'a dit: ‘Si
tu ne meurs point pour la foi comme moi, va près de mon frère Claes; mande-lui
de vivre en la paix du Seigneur, pratiquant les oeuvres de miséricorde, élevant
son fils en secret dans la loi du Christ. L'argent que je lui donnai fut pris
sur le pauvre peuple ignorant, qu'il l'emploie à élever Thyl en la science de
Dieu & de la parole.’
Ce qu'ayant dit, le messager donna à Claes le baiser de
paix.
[Page 129]
Et Claes se lamentant disait:
- Mort sur la roue, mon pauvre frère!
Et il ne pouvait se ravoir de sa grande douleur. Toutefois,
comme il vit que l'homme avait soif & tendait son verre, il lui versa du
vin, mais il mangea & but sans plaisir.
Soetkin & Nele furent absentes pendant sept jours;
durant ce temps le messager de Josse habita sous le toit de Claes.
Toutes les nuits ils entendaient Katheline hurlant dans la
chaumine:
- Le feu, le feu! Creusez un trou: l'âme veut sortir!
Et Claes allait près d'elle, la calmait par douces paroles,
puis rentrait en son logis.
Au bout de sept jours, l'homme partit & ne voulut
recevoir de Claes que deux carolus pour se nourrir & s'héberger en chemin.
LXVIII
Nele & Soetkin étant revenues de Bruges, Claes, dans sa
cuisine, assis par terre à la façon des tailleurs, mettait des boutons à un
vieux haut-de-chausses. Nele était près de lui agaçant contre la cigogne Titus
Bibulus Schnouffius qui, se lançant sur elle & se reculant tour à tour,
piaillait de sa voix la plus claire. La cigogne, debout sur une patte, le
regardant grave & pensive, rentrait son long cou dans les plumes de sa
poitrine. Titus Bibulus Schnouffius, la voyant paisible, piaillait plus
terriblement. Mais soudain l'oiseau, ennuyé de cette musique, décocha son bec
comme une flèche dans le dos du chien qui s'enfuit en criant:
- A l'aide!
Claes riait, Nele pareillement, & Soetkin ne cessait de
regarder dans la rue, cherchant si elle ne verrait point venir Ulenspiegel.
Soudain elle dit:
- Voici le prévôt & quatre sergents de justice. Ce n'est
pas à nous, sans doute, qu'ils en veulent. Il y en a deux qui tournent autour
de la chaumine.
Claes leva le nez de dessus son ouvrage...
[Page 130]
- Et deux qui s'arrêtent devant, continua Soetkin.
Claes se leva.
- Qui va-t-on appréhender en cette rue? dit-elle. Jésus
Dieu! mon homme, ils entrent ici.
Claes sauta de la cuisine dans le jardin, suivi de Nele.
Il lui dit:
- Sauve les carolus, ils sont derrière le contre-coeur de la
cheminée.
Nele le comprit, puis voyant qu'il passait par-dessus la
haie, que les sergents le happaient au collet, qu'il les battait pour se
défaire d'eux, elle cria & pleura:
- Il est innocent! il est innocent! ne faites pas de mal à
Claes mon père! Ulenspiegel, où es-tu? Tu les tuerais tous deux!
Et elle se jeta sur l'un des sergents & lui déchira le
visage de ses ongles. Puis criant: ‘Ils le tueront!’ elle tomba sur le gazon du
jardin & y roula éperdue.
Katheline était venue au bruit, &, droite &
immobile, considérait le spectacle disant, branlant la tête: ‘Le feu! le feu!
Creusez un trou: l'âme veut sortir.’
Soetkin ne voyait rien, & parlant aux sergents entrés
dans la chaumine:
- Messieurs, que cherchez-vous en notre pauvre demeure? Si
c'est mon fils, il est loin. Vos jambes sont-elles longues?
Ce disant, elle était joyeuse.
En ce moment Nele criant à l'aide, Soetkin courut dans le
jardin, vit son homme frappé au collet & se débattant sur le chemin près de
la haie.
- Frappe! dit-elle, tue! Ulenspiegel, où es-tu?
Et elle voulut aller porter secours à son homme, mais l'un
des sergents la prit au corps, non sans danger.
Claes se débattait & frappait si fort qu'il eût bien pu
s'échapper, si les deux sergents auxquels avait parlé Soetkin ne sussent venus
en aide à ceux qui le tenaient.
Ils le ramenèrent les deux mains liées, dans la cuisine où
Soetkin & Nele pleuraient à sanglots:
- Messire prévôt, disait Soetkin, qu'a donc fait mon pauvre
homme pour que vous le liiez ainsi de ces cordes?
- Hérétique, dit l'un des sergents.
- Hérétique? répartit Soetkin; tu es hérétique, toi? Ces
démons ont menti.
[Page 131]
Claes répondit:
- Je me remets en la garde de Dieu.
Il sortit, Nele & Soetkin le suivirent pleurant &
croyant qu'on les allait aussi mener devant le juge. Bonshommes & commères
vinrent à elles; quand ils surent que Claes marchait ainsi lié parce qu'il
était soupçonné d'hérésie, ils eurent si grande peur, qu'ils rentrèrent en hâte
dans leurs maisons en fermant derrière eux toutes les portes. Quelques
fillettes seulement osèrent venir à Claes & lui dire:
- Où t'en vas-tu ainsi lié, charbonnier?
- A la grâce de Dieu, fillettes, répondit-il.
On le mena dans la prison de la commune, Soetkin & Nele
s'assirent sur le seuil. Vers le soir, Soetkin dit à Nele de la laisser pour
aller voir si Ulenspiegel ne revenait point.
LXIX
La nouvelle courut bientôt dans les villages voisins que
l'on avait emprisonné un homme pour cause d'hérésie & que l'inquisiteur
Titelman, doyen de Renaix, surnommé l'Inquisiteur Sans Pitié, dirigerait les
interrogatoires. Ulenspiegel vivait alors à Koolkerke, dans l'intime faveur
d'une mignonne fermière, douce veuve qui ne lui refusait rien de ce qui était à
elle. Il y fut bien heureux, choyé & caressé, jusqu'au jour où un traître
rival, échevin de la commune, l'attendit un matin qu'il sortait de la taverne
& voulut le frotter de chêne. Mais Ulenspiegel, pour lui rafraîchir sa
colère, le jeta dans une mare d'où l'échevin sortit de son mieux, vert comme un
crapaud & trempé comme une éponge.
Ulenspiegel, pour ce haut fait, dut quitter Koolkerke &
s'en fut à toutes jambes vers Damme, craignant la vengeance de l'échevin.
Le soir tombait frais, Ulenspiegel courait vite: il eût
voulu déjà être au logis; il voyait en son esprit Nele cousant, Soetkin
préparant le souper, Claes liant des fagots, Schnouffius rongeant un os &
la cigogne frappant sur le ventre de la ménagère pour avoir quelques miettes de
nourriture.
Un colporteur piéton lui dit en passant:
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- Où t'en vas-tu ainsi courant?
- A Damme, en mon logis, répondit Ulenspiegel.
Le piéton dit:
- La ville n'est plus sûre à cause des réformés qu'on y
arrête.
Et il passa.
Arrivé devant l'auberge du Roode-Schildt, Ulenspiegel y
entra pour boire un verre de dobbel-kuyt. Le baes lui dit:
- N'es-tu point le fils de Claes?
- Je le suis, répondit Ulenspiegel.
- Hâte-toi, dit le baes, car la maleheure a sonné pour ton
père.
Ulenspiegel lui demanda ce qu'il voulait dire.
Le baes répondit qu'il le saurait trop tôt.
Et Ulenspiegel continua de courir.
Comme il était à l'entrée de Damme, les chiens qui se tenaient
sur le seuil des portes lui sautèrent aux jambes en jappant & en aboyant.
Les commères sortirent au bruit & lui dirent, parlant toutes à la fois:
- D'où viens-tu? As-tu des nouvelles de ton père? Où est ta
mère? Est-elle aussi avec lui en prison? Las! pourvu qu'on ne le brûle pas!
Ulenspiegel courait plus fort.
Il rencontra Nele, qui lui dit:
- Thyl, ne va pas à ta maison: ceux de la ville y ont mis un
gardien de la part de Sa Majesté.
Ulenspiegel s'arrêta:
- Nele, dit-il, est-il vrai que Claes mon père soit en
prison?
- Oui, dit Nele, & Soetkin pleure sur le seuil.
Alors le coeur du fils prodigue fut gonflé de douleur &
il dit à Nele:
- Je vais les voir.
- Ce n'est pas ce que tu dois faire, dit-elle, mais bien
obéir à Claes, qui m'a dit, avant d'être pris: ‘Sauve les carolus; ils sont
derrière le contrecoeur de la cheminée.’ Ce sont ceux-là qu'il faut sauver
d'abord, car c'est l'héritage de Soetkin, la pauvre commère.
Ulenspiegel n'écoutant rien courut jusqu'à la prison. Là il
vit sur le seuil Soetkin assise, elle l'embrassa avec larmes, & ils
pleurèrent ensemble.
Le populaire s'assemblant, à cause d'eux, en foule devant la
prison, des sergents vinrent & dirent à Ulenspiegel & à Soetkin qu'ils
eussent à déguerpir de là au plus tôt.
La mère & le fils s'en furent en la chaumine de Nele,
voisine de leur
[Page 133]
logis, devant lequel ils virent un des soudards lansquenets
mandés de Bruges par crainte des troubles qui pourraient survenir pendant le
jugement & durant l'exécution. Car ceux de Damme aimaient Claes grandement.
Le soudard était assis sur le pavé, devant la porte, occupé
à humer hors d'un flaçon la dernière goutte de brandevin. N'y trouvant plus
rien, il le jeta à quelques pas, &, tirant son bragmart, il prit son
plaisir à déchausser les pavés.
Soetkin entra chez Katheline toute pleurante.
Et Katheline, hochant la tête: ‘Le feu! Creusez un trou:
l'âme veut sortir’, disait-elle.
LXX
La cloche dite borgstorm (tempête du bourg) ayant appelé les
juges au tribunal, ils se réunirent dans la Vierschare, sur les quatre heures,
autour du tilleul de justice.
Claes fut mené devant eux & vit, siégant sous le dais,
le bailli de Damme, puis à ses côtés, & vis-à-vis de celui-ci, le mayeur,
les échevins & le greffier.
Le populaire accourut au son de la cloche, en grande
multitude, & disant:
Beaucoup d'entre les juges ne sont pas là pour faire oeuvre
de justice, mais de servage impérial.
Le greffier déclara que, le tribunal s'étant réuni
préalablement dans la Vierschare, autour du tilleul, avait décidé que, vu &
entendu les dénonciations & témoignages, il y avait eu lieu d'appréhender
au corps Claes, charbonnier, natif de Damme, époux de Soetkin, fille de
Joostens. Ils allaient maintenant, ajouta-t-il, procéder à l'audition des
témoins.
Hans Barbier, voisin de Claes, fut d'abord entendu. Ayant
prêté serment, il dit: ‘Sur le salut de mon âme, j'affie & assure que
Claes, présent devant ce tribunal, est connu de moi depuis bientôt dix-sept
ans, qu'il a toujours vécu honnêtement & suivant les lois de notre mère
sainte l'Église, n'a jamais parlé d'elle opprobrieusement, ni logé à ma
connaissance aucun hérétique, ni caché le livre de Luther, ni parlé dudit
livre, ni rien fait qui
[Page 134]
le puisse faire soupçonner d'avoir manqué aux lois &
ordonnances de l'empire. Ainsi m'aient Dieu & tous ses saints.’
Jan Van Roosebeke fut alors entendu & dit ‘que, durant
l'absence de Soetkin, femme de Claes, il avait maintes fois cru entendre dans
la maison de l'accusé deux voix d'hommes, & que souvent le soir, après le
couvre-feu, il avait vu, dans une petite salle sous le toit, une lumière &
deux hommes, dont l'un était Claes, devisant ensemble. Quant à dire si l'autre
homme était ou non hérétique, il ne le pouvait, ne l'ayant vu que de loin. Pour
ce qui est de Claes, ajouta-t-il, je dirai, parlant en toute vérité, que,
depuis que je le connais, il fit toujours ses Pâques régulièrement, communia
aux grandes fêtes, alla à la messe tous les dimanches, sauf celui du Saint-Sang
& les suivants. Et je ne sais rien davantage. Ainsi m'aient Dieu & tous
ses saints.’
Interrogé s'il n'avait point vu dans la taverne de la
Blauwe-Torre Claes vendant des indulgences & se gaussant du purgatoire, Jan
Van Roosebeke répondit qu'en effet Claes avait vendu des indulgences, mais sans
mépris ni gaudisserie, & que lui, Jan Van Roosebeke, en avait acheté, comme
aussi avait voulu le faire Josse Gripstuiver, le doyen des poissonniers, qui
était là dans la foule.
Le bailli dit ensuite qu'il allait faire connaître les faits
& gestes pour lesquels Claes était amené devant le tribunal de la
Vierschare.
‘Le dénonciateur, dit-il, étant d'aventure resté à Damme,
afin de n'aller point à Bruges dépenser son argent en noces & ripailles,
ainsi que cela se pratique trop souvent dans ces saintes occasions, humait
l'air sobrement sur le pas de sa porte. Étant là, il vit un homme qui marchait
dans la rue du Héron. Claes, en apercevant l'homme, alla à lui & le salua.
L'homme était vêtu de toile noire. Il entra chez Claes, & la porte de la
chaumine: fut laissée entr'ouverte. Curieux de savoir quel était cet homme, le
dénonciateur entra dans le vestibule, entendit Claes parlant dans la cuisine
avec l'étranger d'un certain Josse, son frère, qui, ayant été fait prisonnier
parmi les troupes réformées, fut, pour ce fait, roué vif non loin d'Aix.
L'étranger dit à Claes que l'argent qu'il avait reçu de son frère étant de
l'argent gagné sur l'ignorance du pauvre monde, il le devait employer à élever
son fils dans la religion réformée. Il avait aussi engagé Claes à quitter le
giron de notre mère sainte Église & prononcé d'autres paroles impies
auxquelles Claes répondait seulement par ces paroles: “Cruels bourreaux! mon
pauvre frère!” Et l'accusé blasphémait ainsi notre saint-père le Pape & Sa
Majesté Royale, en les accusant de cruauté parce qu'ils punissaient jus-
[Page 135]
tement l'hérésie comme un crime de lèse-majesté divine &
humaine. Quand l'homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes
s'écrier: “Pauvre Josse, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour
toi.” Il accusait ainsi Dieu même d'impiété, en jugeant qu'il peut recevoir
dans son ciel des hérétiques. Et Claes ne cessait de dire: “Mon pauvre frère!”
L'étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s'écria:
“Elle tombera la grande Babylone, la prostituée romaine, & elle deviendra
la demeure des démons & le repaire de tout oiseau exécrable!” Claes disait:
“Cruels bourreaux! mon pauvre frère!” L'étranger, pour-suivant son propos,
disait: “Car l'ange prendra la pierre qui est grande comme une meule. Et elle
sera lancée dans la mer, & il dira: “Ainsi sera jetée la grande Babylone,
& elle ne sera plus trouvée. - Messire, disait Claes, votre bouche est
pleine de colère; mais dites-moi quand viendra le règne où ceux qui sont doux
de coeur pourront vivre en paix sur la terre? - Jamais! répondit l'étranger,
tant que régnera l'Antechrist, qui est le pape & l'ennemi de toute vérité.
- Ah! disait Claes, vous parlez sans respect de notre Saint-Père. Il ignore
assurément les cruels supplices dont on punit les pauvres réformés.” L'étranger
répondit: “Il ne les ignore point, car c'est lui qui lance ses arrêts, les fait
exécuter par l'Empereur, & maintenant par le roi, lequel jouit du bénéfice
de confiscation, hérite des défunts, & fait volontiers aux riches des procès
pour cause d'hérésie.” Claes répondit: “On dit de ces choses au pays de
Flandre, je dois les croire; la chair de l'homme est faible, même quand c'est
chair royale. Mon pauvre Josse!” Et Claes donnait ainsi à entendre que c'était
par un vil désir de lucre que Sa Majesté punissait les hérésiarques. L'étranger
le voulant patrociner. Claes répondit: “Daignez, messire, ne plus me tenir de
pareils discours, qui, s'ils étaient entendus, me susciteraient quelque méchant
procès.”
‘Claes se leva pour aller à la cave & en remonta avec un
pot de bière. “Je vais fermer la porte”, dit-il alors, & le dénonciateur
n'entendit plus rien, car il dut sortir prestement de la maison. La porte,
ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L'étranger en
sortit, mais il revint bientôt y frapper, disant: “Claes, j'ai froid; je ne
sais où loger; donne-moi asile; personne ne m'a vu entrer, la ville est
déserte”. Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, & on le vit,
précédant l'hérétique, monter l'escalier & mener l'étranger sous le toit,
dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur la campagne...’
[Page 136]
- Qui donc, s'écria Claes, peut avoir rapporté tout cela, si
ce n'est toi, méchant poissonnier, que je vis le dimanche sur ton seuil, droit
comme un poteau, regardant hypocritement en l'air voler les hirondelles?
Et il désigna du doigt Josse Grypstuiver, doyen des
poissonniers, qui montrait son laid museau dans la foule du peuple.
Le poissonnier sourit méchamment en voyant Claes se trahir
de la sorte. Tous ceux du populaire, hommes, femmes & fillettes,
s'entre-dirent:
- Pauvre bonhomme, ses paroles lui seront cause de mort sans
doute.
Mais le greffier continuant sa déclaration:
‘L'hérétique & Claes, dit-il, devisèrent cette nuit-là
ensemble longuement, & aussi pendant six autres, durant lesquelles on
pouvait voir l'étranger faire force gestes de menace ou de bénédiction, lever
les bras au ciel comme font ses pareils en hérésie. Claes paraissait approuver
ses propos.
‘Certes, durant ces journées, soirées & nuits, ils
devisèrent opprobrieusement de la messe, de la confession, des indulgences
& de Sa Majesté Royale...’
- Nul ne l'a entendu, dit Claes, & l'on ne peut
m'accuser ainsi sans preuves!
Le greffier repartit:
- On a entendu autre chose. Lorsque l'étranger sortit de
chez toi, le septième jour, à la dixième heure, le soir étant déjà tombé, tu
lui fis route jusques près de la borne du champ de Katheline. Là il s'enquit de
ce que tu avais fait des méchantes idoles, - & le bailli se signa, - de madame
la Vierge, de monsieur saint Nicolas & de monsieur saint Martin? Tu
répondis que tu les avais brisées & jetées dans le puits. Elles furent, en
effet, trouvées dans ton puits, la nuit dernière, & les morceaux en sont
dans la grange de torture.
A ce propos, Claes parut accablé. Le bailli lui demanda s'il
n'avait rien à répondre, Claes fit signe de la tête que non.
Le bailli lui demanda s'il ne voulait pas rétracter la
maudite pensée qui lui avait fait briser les images & l'erreur impie en
vertu de laquelle il avait prononcé des paroles opprobrieuses à Sa Majesté
divine & à Sa Majesté royale.
Claes répondit que son corps était à Sa Majesté Royale, mais
que sa conscience était à Christ, dont il voulait suivre la loi. Le bailli lui
demanda si cette loi était celle de notre mère sainte Église. Claes répondit:
- Elle est dans le saint Évangile.
[Page 137]
Sommé de répondre à la question de savoir si le pape est le
représentant de Dieu sur la terre:
- Non, dit-il.
Interrogé s'il croyait qu'il fût défendu d'adorer les images
de Madame la Vierge et de Messieurs les saints, il répondit que c'était de
l'idolâtrie. Questionné sur le point de savoir si la confession auriculaire est
chose bonne & salutaire, il répondit:
- Christ a dit: ‘Confessez-vous les uns aux autres’.
Il fut vaillant en ses réponses; quoiqu'il parût bien marri
& effrayé au fond de son coeur.
Huit heures étant sonnées & le soir tombant, messieurs
du tribunal se retirèrent, remettant au lendemain le jugement définitif.
LXXI
En la chaumine de Katheline, Soetkin pleurait de douleur
affolée. Et elle disait sans cesse:
- Mon homme! mon pauvre homme!
Ulenspiegel & Nele l'embrassaient avec grande effusion
de tendresse. Elle, les pressant alors dans ses bras, pleurait silencieuse.
Puis elle leur fit signe de la laisser seule. Nele dit à Ulenspiegel:
- Laissons-la, elle le veut; sauvons les carolus.
Ils s'en furent à deux; Katheline tournait autour de
Soetkin, disant:
- Creusez un trou: l'âme veut partir.
Et Soetkin, l'oeil fixe, la regardait sans la voir.
Les chaumines de Claes & de Katheline se touchaient,
celle de Claes était en un enfoncement avec un jardinet devant la maison, celle
de Katheline avait un clos planté de fèves donnant sur la rue. Le clos était
entouré d'une haie vive, dans laquelle Ulenspiegel, pour aller chez Nele, &
Nele, pour aller chez Ulenspiegel, avaient fait un grand trou en leur jeune
âge.
Ulenspiegel & Nele vinrent dans le clos, et de là virent
le soudard-gardien qui, le chef branlant, crachait en l'air, mais la salive
retombait sur son pourpoint. Un flacon d'osier gisait à côté de lui:
[Page 138]
- Nele, dit tout bas Ulenspiegel, ce soudard ivre n'a pas bu
à sa soif; il faut qu'il boive encore. Nous serons ainsi les maîtres. Prenons
le flacon.
Au son de leurs voix, le lansquenet tourna de leur côté sa
tête lourde, chercha son flacon, & ne le trouvant pas, continua de cracher
en l'air & tâcha de voir, au clair de la lune, tomber sa salive.
- Il a du brandevin jusqu'aux dents, dit Ulenspiegel;
entends-tu comme il crache avec peine?
Cependant le soudard, ayant beaucoup craché & regardé en
l'air, étendit encore le bras pour mettre la main sur le flacon. Il le trouva,
mit la bouche au goulot, pencha la tête en arrière, renversa le flacon, frappa
dessus à petits coups pour lui faire donner tout son jus & y teta comme un
enfant au sein de sa mère. N'y trouvant rien, il se résigna, posa le flacon à
côté de lui, jura quelque peu en haut allemand, cracha derechef, branla la tête
à droite & à gauche, & s'endormit marmonnant d'inintelligibles patenôtres.
Ulenspiegel, sachant que ce sommeil ne durerait point &
qu'il le fallait appesantir davantage, se glissa par la trouée saite dans la
haie, prit le flacon du soudard & le donna à Nele, qui l'emplit de
brandevin.
Le soudard, ne cessait de ronfler; Ulenspiegel repassa par
le trou de la haie, lui mit le flacon plein entre les jambes, rentra dans le
clos de Katheline & attendit avec Nele derrière la haie.
A cause de la fraîcheur de la liqueur nouvellement tirée, le
soudard s'éveilla un peu, & de son premier geste chercha ce qui lui donnait
froid sous le pourpoint.
Jugeant par intuition ivrognale que ce pourrait bien être un
plein flacon, il y porta la main. Ulenspiegel & Nele le virent à la lueur
de la lune secouer le flacon pour entendre le son de la liqueur, en goûter,
rire, s'étonner qu'il fût si plein, boire un trait puis une gorgée, le poser à
terre, le reprendre & boire derechef.
Puis il chanta:
Quand seigneur Maan
viendra
Dire bonsoir à dame Zee...
Pour les hauts Allemands, dame Zee, qui est la mer, est
l'épouse du seigneur Maan, qui est la lune & le maître des femmes. Donc il
chanta:
[Page 139]
Quand Seigneur Maan
viendra
Dire bonsoir à dame Zee,
Dame Zee lui servira
Un grand hanap de vin cuit.
Quand seigneur Maan viendra,
Avec lui elle soupera
Et maintes fois le baisera;
Et quand il aura bien mangé,
Dans son lit le couchera,
Quand seigneur Maan viendra.
Ainsi fasse de moi m'amie,
Gras souper & bon vin cuit;
Ainsi fasse de moi m'amie,
Quand seigneur Maan viendra.
Puis tour à tour buvant & chantant un quatrain, il
s'endormit. Et il ne put entendre Nele disant: ‘Ils sont dans un pot derrière
le contrecoeur de la cheminée’; ni voir Ulenspiegel entrer par l'étable dans la
cuisine de Claes, lever la plaque du contre-coeur, trouver le pot & les
carolus, rentrer dans le clos de Katheline, y cacher les carolus à côté du mur
du puits, sachant bien que, si on les cherchait, ce serait dedans & non
dehors.
Puis ils s'en retournèrent près de Soetkin & trouvèrent
la dolente épouse pleurant & disant:
- Mon homme! mon pauvre homme!
Nele & Ulenspiegel veillèrent près d'elle jusqu'au
matin.
LXXII
Le lendemain, la Borgstorm appela à grandes volées les juges
au tribunal de la Vierschare.
Quand ils se furent assis sur les quatre bancs, autour de
l'arbre de justice, ils interrogèrent de nouveau Claes & lui demandèrent
s'il voulait revenir de ses erreurs.
Claes leva la main vers le ciel:
[Page 140]
- Christ, mon seigneur, me voit d'en haut, dit-il. Je
regardais son soleil lorsque naquit mon fils Ulenspiegel. Où est-il maintenant,
le vagabond? Soetkin, ma douce commère, seras-tu brave contre l'infortune?
Puis regardant le tilleul, il dit le maudissant:
- Autan & sécheresse! faites que les arbres de la terre
des pères périssent tous sur pied plutôt que de voir sous leur ombre juger à
mort la libre conscience. Où es-tu, mon fils Ulenspiegel? Je fus dur envers
toi. Messieurs, prenez-moi en pitié & jugez-moi comme le ferait Notre
Seigneur miséricordieux.
Tous ceux qui l'écoutaient pleuraient, fors les juges.
Puis il demanda s'il n'y avait nul pardon pour lui, disant:
- Je travaillai toujours, gagnant peu; je fus bon aux
pauvres & doux à un chacun. J'ai quitté l'Église romaine pour obéir à
l'esprit de Dieu qui me parla. Je n'implore nulle grâce que de commuer la peine
du feu en celle du bannissement perpétuel du pays de Flandres sur la vie, peine
déjà grande toutefois.
Tous ceux qui étaient présents crièrent:
- Pitié, messieurs! miséricorde!
Mais Josse Grypstuiver ne cria point.
Le bailli fit signe aux assistants de se taire & dit que
les placards contenaient la défense expresse de demander grâce pour les
hérétiques; mais que, si Claes voulait abjurer son erreur, il serait exécuté
par la corde au lieu de l'être par le feu.
Et l'on disait dans le peuple:
- Feu ou corde, c'est mort.
Et les femmes pleuraient, & les hommes grondaient
sourdement.
Claes dit alors:
- Je n'abjurerai point. Faites de mon corps ce qu'il plaira
à votre miséricorde.
Le doyen de Renaix, Titelman, s'écria:
- Il est intolérable de voir une telle vermine d'hérétiques
lever la tête devant leurs juges; brûler leurs corps est une peine passagère,
il faut sauver leurs âmes & les forcer par la torture à renier leurs
erreurs, afin qu'ils ne donnent point au peuple le spectacle dangereux
d'hérétiques mourant dans l'impénitence finale.
A ce propos, les femmes pleurèrent davantage & les
hommes dirent:
- Où il y a aveu, il y a peine, & non torture.
[Page 141]
Le tribunal décida que, la torture n'étant point prescrite
par les ordonnances, il n'y avait pas lieu de la faire souffrir à Claes. Sommé
encore une fois d'abjurer, il répondit:
- Je ne le puis.
Il fut, en vertu des placards, déclaré coupable de simonie,
à cause de la vente des indulgences, hérétique, recéleur d'hérétiques, &,
comme tel, condamné à être brûlé vif jusqu'à ce que mort s'ensuivît devant les
bailles de la Maison commune.
Son corps serait laissé pendant deux jours attaché à
l'estache pour servir d'exemple, & ensuite inhumé au lieu où le sont de
coutume les corps des suppliciés.
Le tribunal accordait au dénonciateur Josse Grypstuiver, qui
ne fut point nommé, cinquante florins sur les cent premiers florins carolus de
l'héritage, & le dixième sur le restant.
Ayant entendu cette sentence, Claes dit au doyen des
poissonniers:
- Tu mourras de malemort, méchant homme, qui pour un petit
denier fais une veuve d'une épouse heureuse, & d'un fils joyeux un dolent
orphelin!
Les juges avaient laissé parler Claes, car eux aussi, sauf
Titelman, tenaient en grand mépris la dénonciation du doyen des poissonniers.
Celui-ci parut tout blême de honte & de colère.
Et Claes fut ramené dans sa prison.
LXXIII
Le lendemain, qui était la veille du supplice de Claes, la
sentence fut connue de Nele, d'Ulenspiegel & de Soetkin.
Ils demandèrent aux juges de pouvoir entrer dans la prison,
ce qui leur fut accordé, mais non pas à Nele.
Quand ils entrèrent, ils virent Claes attaché au mur avec
une longue chaîne. Un petit feu de bois brûlait dans la cheminée, à cause de
l'humidité. Car il est de par droit & loi, en Flandre, commandé d'être doux
à ceux qui vont mourir, & de leur donner du pain, de la viande ou du
fromage & du vin. Mais les avares geôliers contreviennent souvent à la loi,
& il en est
[Page 142]
beaucoup qui mangent la plus grosse part & les meilleurs
morceaux de la nourriture des pauvres prisonniers.
Claes embrassa en pleurant Ulenspiegel & Soetkin, mais
il fut le premier qui eut les yeux secs, parce qu'il le voulait, étant homme
& chef de famille.
Soetkin pleurait & Ulenspiegel disait:
- Je veux briser ces méchants fers.
Soetkin pleurait, disant:
- J'irai au roi Philippe, il fera grâce.
Claes répondit:
- Le roi hérite des biens des martyrs. Puis il ajouta: -
Femme & fils aimés, je m'en vais aller tristement de ce monde &
douloureusement. Si j'ai quelque appréhension de souffrance pour mon corps, je
suis bien marri aussi, songeant que, moi n'étant plus, vous deviendrez tous
deux pauvres & misérables, car le roi vous prendra votre bien.
Ulenspiegel répondit, parlant à voix basse:
- Nele sauva tout hier avec moi.
- J'en suis aise, repartit Claes; le dénonciateur ne rira
pas sur ma dépouille.
- Qu'il meure plutôt, dit Soetkin, l'oeil haineux, sans
pleurer.
Mais Claes, songeant aux carolus, dit:
- Tu fus subtil, Thylken mon mignon; elle n'aura donc point
faim en son vieil âge, Soetkin ma veuve.
Et Claes l'embrassait, la serrant fort contre sa poitrine,
& elle pleurait davantage, songeant que bientôt elle perdrait sa douce
protection.
Claes regardait Ulenspiegel & disait:
- Fils, tu péchas souvent courant les grands chemins, ainsi
que font les mauvais garçons; il ne faut plus le faire, mon enfant, ni laisser
seule au logis la veuve affligée, car tu lui dois défense & protection, toi
le mâle.
- Père, je le ferai, dit Ulenspiegel.
- O mon pauvre homme! disait Soetkin l'embrassant. Quel
grand crime avons-nous commis? Nous vivions à deux paisiblement d'une honnête
& petite vie, nous aimant bien, Seigneur Dieu, tu le sais. Nous nous
levions tôt pour travailler, & le soir, en te rendant grâces, nous mangions
le pain de la journée. Je veux aller au roi & le déchirer de mes ongles.
Seigneur Dieu, nous ne fûmes point coupables!
Mais le geôlier entra & dit qu'il fallait partir.
Soetkin demanda de rester. Claes sentait son pauvre visage
brûler le sien,
[Page 143]
& les larmes de Soetkin, tombant à flots, mouiller ses
joues, & tout son pauvre corps frissonnant & tressaillant en ses bras.
Il demanda qu'elle restât près de lui.
Le geôlier dit encore qu'il fallait partir & ôta Soetkin
des bras de Claes.
Claes dit à Ulenspiegel:
- Veille sur elle.
Celui-ci répondit qu'il le ferait. Et Ulenspiegel &
Soetkin s'en furent à deux, le fils soutenant la mère.
LXXIV
Le lendemain, qui était le jour du supplice, les voisins
vinrent, & par pitié enfermèrent ensemble, dans la maison de Katheline,
Ulenspiegel, Soetkin & Nele.
Mais ils n'avaient point pensé qu'ils pouvaient de loin
entendre les cris du patient, & par les fenêtres voir la flamme du bûcher.
Katheline rôdait par la ville, hochant la tête & disant:
- Faites un trou, l'âme veut sortir.
A neuf heures, Claes en son linge, les mains liées derrière
le dos, fut mené hors de sa prison. Suivant la sentence, le bûcher était dressé
dans la rue de Notre-Dame, autour d'un poteau planté devant les bailles de la
maison commune. Le bourreau & ses aides n'avaient pas encore fini d'empiler
le bois.
Claes, au milieu de ses happe-chair, attendait patiemment
que cette besogne fût faite, tandis que le prévôt à cheval, & les estafiers
du bailliage, & les neuf lansquenets appelés de Bruges, pouvaient à
grand'peine tenir en respect le peuple grondant.
Tous disaient que c'était cruauté de meurtrir ainsi en ses
vieux jours injustement un pauvre bonhomme si doux, miséricordieux &
vaillant au labeur.
Soudain ils se mirent à genoux & prièrent. Les cloches
de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Katheline était aussi dans la foule de peuple, au premier
rang, toute folle. Regardant Claes & le bûcher, elle disait hochant la
tête:
[Page 144]
- Le feu! le feu! Faites un trou: l'âme veut sortir.
Soetkin et Nele, entendant le son des cloches, se signèrent
toutes deux. Mais Ulenspiegel ne le fit point, disant qu'il ne voulait point
adorer Dieu à la façon des bourreaux. Et il courait dans la chaumine, cherchant
à enfoncer les portes & à sauter par les fenêtres; mais toutes étaient gardées.
Soudain Soetkin s'écria, en se cachant le visage dans son
tablier:
- La fumée!
Les trois affligés virent en effet dans le ciel un grand
tourbillon de fumée toute noire. C'était celle du bûcher sur lequel se trouvait
Claes attaché à un poteau, & que le bourreau venait d'allumer en trois
endroits au nom de Dieu le Père, de Dieu le Fils & de Dieu le Saint-Esprit.
Claes regardait autour de lui, & n'apercevant point dans
la foule Soetkin & Ulenspiegel, il fut aise, en songeant qu'ils ne le
verraient point souffrir.
On n'entendait nul autre bruit que la voix de Claes priant,
le bois crépitant, les hommes grondant, les femmes pleurant, Katheline disant:
‘Otez le feu, faites un trou: l'âme veut sortir’, & les cloches de
Notre-Dame sonnant pour les morts.
Soudain Soetkin devint blanche comme neige, frissonna de
tout son corps sans pleurer, & montra du doigt le ciel. Une flamme longue
& étroite venait de jaillir du bûcher & s'élevait par instants
au-dessus des toits des basses maisons. Elle fut cruellement douloureuse à
Claes, car, suivant les caprices du vent, elle rongeait ses jambes, touchait sa
barbe & la faisait fumer, léchait les cheveux & les brûlait.
Ulenspiegel tenait Soetkin dans ses bras & voulait
l'arracher de la fenêtre. Ils entendirent un cri aigu, c'était celui que jetait
Claes, dont le corps ne brûlait que d'un côté. Mais il se tut & pleura. Et
sa poitrine était toute mouillée de ses larmes.
Puis Soetkin & Ulenspiegel entendirent un grand bruit de
voix. C'étaient des bourgeois, des femmes & des enfants criant:
- Claes n'a pas été condamné à brûler à petit feu, mais à
grande flamme. Bourreau, attise le bûcher!
Le bourreau le fit, mais le feu ne s'allumait pas assez
vite.
- Étrangle-le, crièrent-ils.
Et ils jetèrent des pierres au prévôt.
- La flamme! la grande flamme! cria Soetkin.
En effet, une flamme rouge montait dans le ciel au milieu de
la fumée.
- Il va mourir, dit la veuve. Seigneur Dieu! prenez en pitié
l'âme de
[Page 145]
l'innocent. Où est le roi, que je lui arrache le coeur avec
mes ongles?
Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Soetkin entendit encore Claes jeter un grand cri, mais elle
ne vit point son corps se tordant & criant à cause de la douleur du feu, ni
son visage se contractant, ni sa tête qu'il tournait de tous côtés & cognait
contre le bois de l'estache. Le peuple continuait de crier & de siffler,
les femmes & les garçons jetaient des pierres, quand soudain le bûcher tout
entier s'enflamma, & tous entendirent, au milieu de la flamme & de la
fumée, Claes disant:
- Soetkin! Thyl!
Et sa tète se pencha sur sa poitrine comme une tête de
plomb.
Et un cri lamentable & aigu fut entendu sortant de la
chaumine de Katheline. Puis nul n'ouït plus rien, sinon la pauvre affolée
hochant la tête & disant: ‘L'âme veut sortir’.
Claes avait trépassé. Le bûcher ayant brûlé s'affaissa aux
pieds du poteau. Et le pauvre corps tout noir y resta pendu par le cou.
Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
LXXV
Soetkin était chez Katheline debout contre le mur, la tête
basse & les mains jointes. Elle tenait Ulenspiegel embrassé, sans parler ni
pleurer.
Ulenspiegel aussi demeurait silencieux; il était effrayé de
sentir de quel feu de fièvre brûlait le corps de sa mère.
Les voisins, étant revenus du lieu d'exécution, dirent que
Claes avait fini de souffrir.
- Il est en gloire, dit la veuve.
- Prie, dit Nele à Ulenspiegel; et elle lui donna son
rosaire; mais il ne voulut point s'en servir, parce que, disait-il, les grains
en étaient bénits par le pape.
La nuit étant tombée, Ulenspiegel dit à la veuve: - Mère, il
faut te mettre au lit; je veillerai près de toi.
[Page 146]
Mais Soetkin: - Je n'ai pas besoin, dit-elle, que tu
veilles; le sommeil est bon aux jeunes hommes.
Nele leur prépara à chacun un lit dans la cuisine; &
elle s'en fut.
Ils restèrent à deux tandis que les restes d'un feu de
racines brûlaient dans la cheminée.
Soetkin se coucha, Ulenspiegel fit comme elle, &
l'entendit pleurant sous les couvertures.
Au dehors, dans le silence nocturne, le vent faisait
gronder, comme la mer, les arbres du canal &, précurseur d'automne, jetait
contre les fenêtres la poussière par tourbillons.
Ulenspiegel vit comme un homme allant & venant; il
entendit comme un bruit de pas dans la cuisine. Regardant, il ne vit plus
l'homme; écoutant, il n'ouït plus rien que le vent huïant dans la cheminée
& Soetkin pleurant sous ses couvertures.
Puis il entendit marcher de nouveau, & derrière lui,
contre sa tête, un soupir. - Qui est là? dit-il.
Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la
table. Ulenspiegel prit peur, & tremblant: - Qui est là? dit-il encore. Il
ne reçut pas de réponse, mais trois coups furent frappés sur la table & il
sentit deux bras l'étreindre & sur son visage un corps se penchant, dont la
peau était rugueuse & qui avait un grand trou dans la poitrine & une
odeur de brûlé:
- Père, dit Ulenspiegel, est-ce ton pauvre corps qui pèse
ainsi sur moi?
Il ne reçut point de réponse, &, nonobstant que l'ombre
fût près de lui, il entendit crier au dehors: ‘Thyl! Thyl!’ Soudain Soetkin se
leva & vint au lit d'Ulenspiegel: - N'entends-tu rien? dit-elle.
- Si, dit-il, le père m'appelant.
- Moi, dit Soetkin, j'ai senti un corps froid à côté de moi,
dans mon lit; & les matelas ont bougé, & les rideaux ont été agités
& j'ai ouï une voix disant: ‘Soetkin’; une voix toute basse comme un
souffle, & un pas léger comme le bruit des ailes d'un moucheron. Puis,
parlant à l'esprit de Claes: Il faut, dit-elle, mon homme, si tu désires
quelque chose au ciel où Dieu te tient en sa gloire, nous dire ce que c'est,
afin que nous accomplissions ta volonté.
Soudain, un coup de vent entr'ouvrit la porte
impétueusement, en emplissant la chambre de poussière, & Ulenspiegel &
Soetkin entendirent de lointains croassements de corbeaux.
Ils sortirent ensemble & ils vinrent au bûcher.
La nuit était noire, sauf quand les nuages chassés par
l'aigre vent du Nord & courant comme des cerfs dans le ciel, laissaient
brillante la face de l'astre.
Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher.
Ulenspiegel & Soetkin entendaient, sur la terre durcie, le bruit de ses pas
& la voix d'un corbeau en appelant d'autres sans doute, car de loin lui
répondaient des croassements.
Ulenspiegel & Soetkin s'étant approchés du bûcher, le
corbeau descendit sur les épaules de Claes, ils entendirent ses coups de bec
sur le corps, & bientôt d'autres corbeaux vinrent.
Ulenspiegel voulut se lancer sur le bûcher & frapper ces
corbeaux; le sergent lui dit:
- Sorcier, cherches-tu des mains de gloire? Sache que les
mains de brûlé ne rendent point invisible, mais seulement les mains de pendu
comme tu le seras quelque jour.
- Messire sergent, répondit Ulenspiegel, je ne suis point
sorcier, mais le fils orphelin de celui qui est attaché là, & cette femme
est sa veuve. Nous ne voulons que le baiser encore & avoir un peu de ses
cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous, messire, qui n'êtes point soudard
étranger, mais bien fils de ces pays.
- Qu'il en soit fait comme tu le veux, répondit le sergent.
L'orphelin & la veuve, marchant sur le bois brûlé,
vinrent au corps; tous deux baisèrent le visage de Claes avec larmes.
Ulenspiegel prit à la place du coeur, là où la flamme avait creusé
un grand trou, un peu des cendres du mort. Puis, s'agenouillant, Soetkin &
lui, prièrent. Quand l'aube parut blémissante au ciel, ils étaient encore là
tous deux; mais le sergent les chassa de peur d'être puni à cause de son bon
vouloir.
En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge & un
morceau de soie noire; elle en fit un sachet, puis elle y mit les cendres;
& au sachet, elle mit deux rubans, afin qu'Ulenspiegel le pût toujours
porter au cou. En lui mettant le sachet, elle lui dit:
- Que ces cendres qui sont le coeur de mon homme, ce rouge
qui est son sang, ce noir qui est notre deuil, soient toujours sur ta poitrine,
comme le feu de vengeance contre les bourreaux.
- Je le veux, dit Ulenspiegel.
Et la veuve embrassa l'orphelin, & le soleil se leva.
[Page 148]
LXXVI
Le lendemain, les sergents & les crieurs de la commune
vinrent au logis de Claes afin d'en mettre tous les meubles dans la rue &
de procéder à la vente de justice. Soetkin voyait de chez Katheline descendre
le berceau de fer & de cuivre qui, de père en fils, avait toujours été dans
la maison de Claes où le pauvre mort était né, où était né aussi Ulenspiegel.
Puis ils descendirent le lit où Soetkin avait conçu son enfant & où elle
avait passé de si douces nuits sur l'épaule de son homme. Puis vint aussi la
huche où elle serrait le pain, le bahut où étaient les viandes au temps de
fortune, des poêles, chaudrons & coquasses non plus reluisants comme au bon
temps de bonheur, mais souillés de la poussière de l'abandon. Et ils lui rappelèrent
les festins familiers alors que les voisins venaient alléchés à l'odeur.
Puis vinrent aussi une tonne & un tonnelet de simpel
& dobbel kuyt, & dans un panier des flacons de vin dont il y avait au
moins trente; & tout fut mis sur la rue, jusques au dernier clou que la
pauvre veuve entendit arracher avec grand fracas des murs.
Assise, elle regardait sans crier ni se plaindre &,
toute navrée, enlever ces humbles richesses. Le crieur ayant allumé une
chandelle, les meubles furent vendus à l'encan. La chandelle était près de sa
fin que le doyen des poissonniers avait tout acheté à vil prix pour le
revendre; & il semblait se réjouir comme une belette suçant la cervelle
d'une poule.
Ulenspiegel disait en son coeur: ‘Tu ne riras pas longtemps,
meurtrier’.
La vente finit cependant, & les sergents qui fouillaient
tout ne trouvaient point les carolus. Le poissonnier s'exclamait:
- Vous cherchez mal: je sais que Claes en avait sept cents
il y a six mois.
Ulenspielgel disait en son coeur: ‘Tu n'hériteras point,
meurtrier’.
Soudain, Soetkin se tournant vers lui:
- Le dénonciateur! dit-elle en lui montrant le poissonnier.
- Je le sais, dit-il.
- Veux-tu, dit-elle, qu'il hérite du sang du père?
- Je souffrirai plutôt tout un jour sur le banc de torture,
répondit Ulenspiegel.
[Page 149]
Soetkin dit:
- Moi aussi, mais ne me dénonce point par pitié, quelle que
soit la douleur que tu me voies endurer.
- Hélas! tu es femme, dit Ulenspiegel.
- Pauvret, dit-elle, je te mis au monde & sais souffrir.
Mais toi, si je te voyais... Puis blémissant: Je prierai madame la Vierge qui a
vu son fils en croix.
Et elle pleurait caressant Ulenspiegel.
Et ainsi fut fait entre eux un pacte de haine & force.
LXXVII
Le poissonnier ne dut payer que la moitié du prix d'achat,
l'autre moitié devant servir à lui payer sa dénonciation jusqu'à ce que l'on
retrouvât les sept cents carolus qui l'avaient poussé à vilenie.
Soetkin passait les nuits à pleurer & le jour à faire
oeuvre de ménagère. Souvent Ulenspiegel l'entendait parlant toute seule &
disant:
- S'il hérite, je me ferai mourir.
Comprenant qu'elle le ferait comme elle le disait, Nele et
lui firent de leur mieux pour engager Soetkin à se retirer en Walcheren, où
elle avait des parents. Soetkin ne le voulut point, disant qu'elle n'avait pas
besoin de s'éloigner des vers qui bientôt mangeraient ses os de veuve.
Dans l'entre-temps, le poissonnier était allé derechef chez
le bailli & lui avait dit que le défunt avait hérité depuis quelques mois
seulement de sept cents carolus, qu'il était homme chichard & vivant de
peu, & n'avait donc pas dépensé cette grosse somme, cachée sans doute en
quelque coin.
Le bailli lui demanda quel mal lui avaient fait Ulenspiegel
& Soetkin pour qu'ayant pris à l'un son père, à l'autre son homme, il
s'ingéniât encore à les poursuivre cruellement?
Le poissonnier répondit qu'étant haut bourgeois de Damme, il
voulait faire respecter les lois de l'empire & mériter ainsi la clémence de
Sa Majesté.
Ce qu'ayant dit, il laissa entre les mains du bailli une
accusation écrite & produisit des témoins qui, parlant en toute vérité,
certifièrent malgré eux que le poissonnier ne mentait point.
Messieurs de la Chambre échevinale, ayant ouï les
témoignages, décla-
[Page 150]
rèrent suffisants à torture les indices de culpabilité. En
conséquence, ils envoyèrent fouiller derechef la maison par des sergents qui
avaient tout pouvoir de mener la mère & le fils en la prison de la ville,
où ils seraient détenus, jusqu'à ce que vînt de Bruges le bourreau, qu'on y
allait mander incontinent.
Quand Ulenspiegel & Soetkin passèrent dans la rue, les
mains liées sur le dos, le poissonnier était sur le seuil de sa maison, les
regardant.
Et les bourgeois & bourgeoises de Damme étaient aussi
sur le seuil de leurs maisons. Mathyssen, proche voisin du poissonnier,
entendit Ulenspiegel dire au dénonciateur:
- Dieu te maudira, bourreau des veuves!
Et Soetkin lui disant:
- Tu mourras de malemort, persécuteur des orphelins.
Ceux de Damme ayant appris ainsi que c'était sur une seconde
dénonciation de Grypstuiver qu'on menait ainsi en prison la veuve &
l'orphelin, huèrent le poissonnier & le soir jetèrent des pierres dans ses
vitres. Et sa porte fut couverte d'ordures.
Et il n'osa plus sortir de chez lui.
LXXVIII
Vers les dix heures de l'avant-midi, Ulenspiegel & Soetkin
furent menés dans la grange de torture.
Là se tenaient le bailli, le greffier & les échevins, le
bourreau de Bruges, son valet & un chirurgien-barbier.
Le bailli demanda à Soetkin si elle ne détenait aucun bien
appartenant à l'empereur? Elle répondit que, n'ayant rien, elle ne pouvait rien
détenir.
- Et toi? demanda le bailli parlant à Ulenspiegel.
- Il y a sept mois, répondit-il, nous héritâmes de sept
cents carolus; nous en mangeâmes quelques-uns. Quant aux autres, je ne sais où
ils sont; je pense toutefois que le voyageur piéton qui demeura chez nous, pour
notre malheur, emporta le reste, car je n'ai plus rien vu depuis.
Le bailli demanda derechef si tous deux persistaient à se
déclarer innocents.
[Page 151]
Ils répondirent qu'ils ne détenaient aucun bien appartenant
à l'empereur.
Le bailli dit alors gravement & tristement:
- Les charges contre vous étant grosses & l'accusation
motivée, il vous faudra, si vous n'avouez, subir la question.
- Épargnez la veuve, disait Ulenspiegel. Le poissonnier a
tout acheté.
- Pauvret, disait Soetkin, les hommes ne savent point comme
les femmes endurer la douleur.
Voyant Ulenspiegel blême comme trépassé à cause d'elle, elle
dit encore:
- J'ai haine & force.
- Épargnez la veuve, dit Ulenspiegel.
- Prenez-moi en sa place, dit Soetkin.
Le bailli demanda au bourreau s'il tenait prêts les objets
qu'il fallait pour connaître la vérité.
Le bourreau répondit:
- Ils sont ici tous.
Les juges, s'étant concertés, décidèrent que, pour savoir la
vérité, il fallait commencer par la femme.
- Car, dit l'un des échevins, il n'est point de fils assez
cruel pour voir souffrir sa mère sans faire l'aveu du crime & la délivrer
ainsi; de même fera toute mère, fût-elle tigresse de coeur, pour son fruit.
Parlant au bourreau, le bailli dit:
- Assieds la femme sur la chaise & mets-lui les
baguettes aux mains & aux pieds.
Le bourreau obéit.
- Oh! ne faites point cela, messieurs les juges, cria
Ulenspiegel. Attachez-moi à sa place, brisez les doigts de mes mains & de
mes pieds, mais épargnez la veuve!
- Le poissonnier, dit Soetkin. J'ai haine & force.
Ulenspiegel parut plus blême, tremblant, affolé & se
tut.
Les baguettes étaient de petits bâtons de buis, placés entre
chaque doigt, touchant l'os & réunis à l'aide de cordelettes par un engin
de si subtile invention, que le bourreau pouvait, au gré du juge, serrer
ensemble tous les doigts, dénuder les os de leur chair, les broyer ou ne causer
au patient qu'une petite douleur.
Il plaça les baguettes aux pieds & aux mains de Soetkin.
- Serrez, lui dit le bailli.
Il le fit cruellement.
[Page 152]
Alors le bailli, s'adressant à Soetkin.
- Désigne-moi, dit-il, l'endroit où sont cachés les carolus.
- Je ne le connais pas, répondit-elle gémissante.
- Serrez plus fort, dit-il.
Ulenspiegel agitait ses bras liés derrière le dos pour se
défaire de la corde et venir ainsi en aide à Soetkin.
- Ne serrez point, Messieurs les juges, disait-il, ce sont
des os de femmes ténus & cassants. Un oiseau les briserait de son bec. Ne
serrez point. Monsieur le bourreau, je ne parle point à vous, car vous devez
vous montrer obéissant aux commandements de messieurs. Ne serrez point; ayez
pitié!
- Le poissonnier! dit Soetkin.
Et Ulenspiegel se tut.
Cependant, voyant que le bourreau serrait plus fort les
baguettes, il cria de nouveau:
- Pitié, messieurs! disait-il. Vous brisez à la veuve les
doigts dont elle a besoin pour travailler. Las! ses pieds! Ne saura-t-elle plus
marcher, maintenant? Pitié, messieurs!
- Tu mourras de malemort, poissonnier, s'écria Soetkin.
Et ses os craquaient, & le sang de ses pieds tombait en
gouttelettes.
Ulenspiegel regardait tout, &, tremblant de douleur
& de colère, disait:
- Os de femme, ne les brisez point, Messieurs les juges.
- Le poissonnier! gémissait Soetkin.
Et sa voix était basse & étouffée comme voix de fantôme.
Ulenspiegel trembla & cria:
- Messieurs les juges, les mains saignent & aussi les
pieds. On a brisé les os à la veuve!
Le chirurgien-barbier les toucha du doigt, & Soetkin
jeta un grand cri.
- Avoue pour elle, dit le bailli à Ulenspiegel.
Mais Soetkin le regarda avec des yeux pareils à ceux d'un
trépassé, tout grands ouverts. Et il comprit qu'il ne pouvait point parler,
& pleura sans rien dire.
Mais le bailli dit alors:
- Puisque cette femme est douée de fermeté d'homme, il faut
éprouver son courage devant la torture de son fils.
Soetkin n'entendit point, car elle était hors de sens à
cause de la grande douleur soufferte.
[Page 153]
On la fit avec force vinaigre revenir à elle. Puis
Ulenspiegel fut déshabillé & mis nu devant les yeux de la veuve. Le
bourreau lui rasa les cheveux & tout le poil, afin de voir s'il n'avait pas
sur lui quelque maléfice. Il aperçut alors sur son dos le pointelet noir qu'il
y portait de naissance. Il y passa plusieurs fois une longue aiguille; mais le
sang étant venu, il jugea qu'il n'y avait en ce pointelet nulle sorcellerie.
Sur le commandement du bailli, les mains d'Ulenspiegel furent liées à deux
cordes jouant sur une poulie attachée au plafond, si bien que le bourreau
pouvait au gré des juges le hisser & le descendre en le secouant rudement;
ce qu'il fit bien neuf fois après lui avoir attaché à chaque jambe un poids de
vingt-cinq livres.
A la neuvième secousse, la peau des poignets & des
chevilles se déchira, & les os des jambes commencèrent à sortir de leurs charnières.
- Avoue, dit le bailli.
- Non, répondit Ulenspiegel.
Soetkin regardait son fils & ne trouvait point de force
pour crier ni parler; elle étendait seulement les bras en avant, agitant ses
mains saignantes & montrant par ce geste qu'il fallait éloigner ce
supplice.
Le bourreau fit encore monter & descendre Ulenspiegel.
Et la peau des chevilles & des poignets se déchira plus fort; & les os
de ses jambes sortirent davantage de leurs charnières; mais il ne cria point.
Soetkin pleurait & agitait ses mains saignantes.
- Avoue le recel, dit le bailli, & il te sera pardonné.
- Le poissonnier a besoin de pardon, répondit Ulenspiegel.
- Tu veux te gausser des juges? dit un des échevins.
- Me gausser? Las! répondit Uulenspiegel, je ne fais que
semblant, croyez-moi.
Soetkin vit alors le bourreau qui, sur l'ordre du bailli,
attisait un brasier ardent, & un aide qui allumait deux chandelles.
Elle voulut se lever sur ses pieds meurtris, mais retomba
assise, & s'exclamant:
- Otez ce feu! cria-t-elle. Ah! messieurs les juges,
épargnez sa pauvre jeunesse. Otez le feu!
- Le poissonnier! cria Ulenspiegel la voyant faiblir.
- Relevez Ulenspiegel à un pied de terre, dit le bailli;
placez-lui le brasier sous les pieds & une chandelle sous chaque aisselle.
Le bourreau obéit. Ce qui restait de poil sous les aisselles
crépita & fuma sous la flamme.
[Page 154]
Ulenspiegel criait, & Soetkin, pleurant, disait:
- Otez le feu!
Le bailli disait:
- Avoue le recel, & tu seras délivré. Avoue pour lui,
femme.
Et Ulenspiegel disait:
- Qui veut jeter le poissonnier dans le feu qui brûle
toujours?
Soetkin faisait signe de la tête qu'elle n'avait rien à
dire. Ulenspiegel grinçait les dents, & Soetkin le regardait les yeux
hagards & toute en larmes.
Cependant, lorsque le bourreau, ayant éteint les chandelles,
plaça le brasier ardent sous les pieds d'Ulenspiegel, elle cria:
- Messieurs les juges, ayez pitié de lui: il ne sait ce
qu'il dit.
- Pourquoi ne sait-il ce qu'il dit? demanda le bailli
cauteleusement.
- Ne l'interrogez point, messieurs les juges; vous voyez
bien qu'elle est affolée de douleur. Le poissonnier a menti, dit Ulenspiegel.
- Parleras-tu comme lui, femme? demanda le bailli.
Soetkin fit signe de la tête que oui.
- Brûlez le poissonnier! cria Ulenspiegel.
Soetkin se tut, levant en l'air son poing fermé comme pour
maudire.
Voyant toutefois flamber plus ardemment le brasier sous les
pieds de son fils, elle cria:
- Monseigneur Dieu! madame Marie qui êtes aux cieux, faites
cesser ce supplice! Ayez pitié! Otez le brasier!
- Le poissonnier! gémit encore Ulenspiegel.
Et il vomit le sang à flots par le nez & par la bouche,
&, penchant la tête, resta suspendu au-dessus des charbons.
Alors Soetkin cria:
- Il est mort, mon pauvre orphelin! Ils l'ont tué! Ah! lui
aussi. Otez ce brasier, messieurs les juges! Laissez-moi le prendre dans mes
bras pour mourir aussi, moi, près de lui. Vous savez que je ne me puis enfuir
sur mes pieds brisés.
- Donnez son fils à la veuve, dit le bailli.
Puis les juges délibérèrent.
Le bourreau détacha Ulenspiegel, & le mit nu & tout
couvert de sang sur les genoux de Soetkin, tandis que le chirurgien lui
remettait les os en leurs charnières.
Cependant Soetkin embrassait Ulenspiegel, & pleurant
disait:
[Page 155]
- Fils, pauvre martyr! Si Messieurs les juges le veulent, je
te guérirai, moi; mais éveille-toi, Thyl, mon fils! Messieurs les juges, si
vous me l'avez tué, j'irai à Sa Majesté; car vous avez agi contre tout droit
& justice, & vous verrez ce que peut une pauvre femme contre les
méchants. Mais, messieurs, laissez-nous libres ensemble. Nous n'avons que nous
deux au monde, pauvres gens sur qui la main de Dieu tombe lourde.
Ayant délibéré, les juges rendirent la sentence suivante:
‘Pour ce que vous, Soetkin, femme veuve de Claes, &
vous, Thyl, fils de Claes, surnommé Ulenspiegel, ayant été accusés d'avoir
frustré le bien qui, par confiscation appartenait à Sa Royale Majesté,
nonobstant tous privilèges à ce contraire, n'avez, malgré torture cruelle &
épreuves suffisantes, rien avoué;
‘Le tribunal, considérant le manque d'indices suffisants,
& en vous, femme, le pitoyable état de vos membres, & en vous, homme,
la rude torture que vous avez soufferte, vous déclare libres, & vous permet
de vous fixer chez celui ou celle de la ville à qui il conviendra de vous
loger, nonobstant votre pauvreté.
‘Ainsi fait à Damme, le vingt-troisième jour d'octobre, l'an
de Notre-Seigneur 1558.’
- Grâces vous soient rendues, messieurs les juges, dit
Soetkin.
- Le poissonnier! gémissait Ulenspiegel.
Et la mère & le fils furent menés chez Katheline dans un
chariot.
LXXIX
En cette année, qui fut la cinquante-huitième du siècle,
Katheline entra chez Soetkin, & dit:
‘Cette nuit, m'étant ointe de baume, je fus transportée sur
la tour de Notre-Dame, & je vis les esprits élémentaires transmettant les
prières des hommes aux anges, lesquels, s'envolant vers les hauts cieux, les
portaient au trône. Et le ciel était tout parsemé d'étoiles radiantes. Soudain
s'éleva d'un bûcher une forme qui me parut noire & monta se placer près de
moi sur la tour. Je reconnus Claes tel qu'il était en vie, vêtu de ses habits
de
[Page 156]
charbonnier. “- Que fais-tu, me dit-il, sur la tour de
Notre-Dame? - Mais toi, répondis-je, où vas-tu, volant dans les airs comme un
oiseau? - Je vais, dit-il, au jugement; n'entends-tu point le clairon de
l'ange?” Je me trouvais tout près de lui, & sentis que son corps d'esprit
n'était pas dur comme le corps des vivants; mais si subtil qu'en avançant
contre lui, j'y entrais comme dans une vapeur chaude. A mes pieds, par tout le
pays de Flandre, brillaient quelques lumières, & je me dis: “Ceux qui se
lèvent tôt & travaillent tard sont les bénis de Dieu.”
‘Et toujours j'entendais dans la nuit sonner le clairon de
l'ange. Et je vis alors une autre ombre qui montait, venant d'Espagne; celle-là
était vieille & décrépite, avait le menton en pantoufle & de la
confiture de coing aux lèvres. Elle portait sur le dos un manteau de velours
cramoisi doublé d'hermine, sur la tête une couronne impériale, dans l'une de
ses mains un anchois qu'elle grignotait, & dans l'autre un hanap plein de
bière.
‘Elle vint, par fatigue sans doute, s'asseoir sur la tour de
Notre-Dame. M'agenouillant, je lui dis: “Majesté couronnée, je vous vénère,
mais je ne vous connais point. D'où venez-vous & que faites-vous au monde?
- Je viens, dit-elle, de Saint-Juste en Estramadoure, & fus l'empereur
Charles Quint. - Mais, dis-je, où allez-vous présentement par cette froide
nuit, à travers ces nuages chargés de grêle? - Je vais, dit-elle, au jugement.”
Comme l'empereur voulait achever de manger son anchois, & de boire sa bière
en son hanap, sonna le clairon de l'ange; & il s'éleva dans l'air en
grommelant d'être ainsi interrompu dans son repas. Je suivis Sa Sainte Majesté.
Elle allait par les espaces hoquetant de fatigue, soufflant d'asthme, &
vomissant parfois, car la mort l'avait frappée en état d'indigestion. Nous
montâmes sans cesse, comme des flèches chassées par un arc de cornouiller. Les
étoiles glissaient à côté de nous traçant des raies de feu dans le ciel; nous
les voyions s'y détacher & tomber. Le clairon de l'ange sonnait. Quel bruit
éclatant & puissant! A chaque fanfare frappant les vapeurs de l'air,
celles-ci s'ouvraient, comme si de près quelque ouragan eût soufflé sur elles.
Et ainsi la voie nous était tracée. Ayant été enlevés pendant mille lieues
& davantage, nous vîmes Christ en sa gloire, assis sur un trône d'étoiles,
& à sa droite était l'ange qui écrit les actions des hommes sur un registre
d'airain, & à sa gauche Marie, sa mère, l'implorant sans cesse pour les pécheurs.
‘Claes & l'empereur Charles s'agenouillèrent devant le
trône.
[Page 157]
‘L'ange lui jeta de la tête la couronne: “Il n'est qu'un
empereur céans, dit-il, c'est Christ.”
‘Sa Sainte Majesté parut fâchée; toutefois, parlant
humblement: “Ne pourrais-je, dit-elle, garder cet anchois & ce hanap de
bière, car ce long voyage me donna faim?
‘- Comme tu l'eus toute ta vie, repartit l'ange; mais mange
& bois toutefois.’
‘L'empereur vida le hanap de bière & grignota l'anchois.
‘Christ alors parlant dit:
‘- Te présentes-tu au jugement l'âme nette?
‘- Je l'espère, mon doux Seigneur, car je me confessai’,
répondit l'empereur Charles.
‘- Et toi, Claes? dit Christ; car tu ne trembles point comme
cet empereur.’
‘- Mon Seigneur Jésus, répondit Claes, il n'est point d'âme
qui soit nette, je n'ai donc nulle peur de vous qui êtes le souverain bien
& la souveraine justice, mais je crains toutefois pour mes péchés qui
furent nombreux.
‘- Parle, carogne,’ dit l'ange en s'adressant à l'empereur.
‘- Moi, Seigneur, répondit Charles d'une voix embarrassée,
étant oint du doigt de vos prêtres, je fus sacré roi de Castille, empereur
d'Allemagne & roi des Romains. J'eus sans cesse à coeur la conservation du
pouvoir qui vient de vous, & pour ce, j'agis par la corde, par le fer, la
fosse & le feu contre tous les réformés.’
‘Mais l'ange:
‘- Menteur gastralgique, dit-il, tu veux nous tromper. Tu
toléras en Allemagne les réformés, car tu avais peur d'eux, & les fis
décapiter, brûler, pendre & enterrer vifs aux Pays-Bas, où tu ne craignais
rien que de n'hériter point assez de ces abeilles laborieuses riches de tant de
miel. Cent mille âmes périrent de ton fait, non que tu aimasses Christ, mon Seigneur,
mais parce que tu fus despote, tyran, rongeur de pays, n'aimant que toi-même,
& après toi, les viandes, poissons, vins & bières, car tu fus goulu
comme un chien & buveur comme une éponge.
‘- Et toi, Claes, parle,’ dit Christ.
‘Mais l'ange se levant:
‘- Celui-ci n'a rien à dire. Il fut bon, laborieux, comme le
pauvre peuple de Flandre, travaillant volontiers & volontiers riant, tenant
la
[Page 158]
foi qu'il devait à ses princes & croyant que ses princes
tiendraient la foi qu'ils lui devaient. Il avait de l'argent, il fut accusé,
& comme il avait hébergé un réformé, il fut brûlé vif.
‘- Ah! dit Marie, pauvre martyr, mais il est au ciel des
sources fraîches, des fontaines de lait & de vin exquis qui te
rafraîchiront, & je t'y mènerai moi-même, charbonnier.
‘Le clairon de l'ange sonna encore & je vis s'élever, du
fond des abîmes, un homme nu & beau, couronné de fer. Et sur le cercle de
la couronne étaient écrits ces mots: “Triste jusqu'au jour de la justice.”
‘Il s'approcha du trône & dit à Christ:
‘- Je suis ton esclave jusqu'à ce que je sois ton maître.
‘- Satan, dit Marie, un jour viendra où il n'y aura plus
d'esclaves ni de maîtres, & où Christ qui est amour, Satan qui est orgueil,
voudront dire: Force & Science.
‘- Femme, tu es bonne & belle, dit Satan.
‘Puis parlant à Christ, & montrant l'empereur:
‘- Que faut-il faire de ceci, dit-il?
‘Christ répondit:
‘- Tu mettras le vermisseau couronné dans une salle où tu
rassembleras tous les instruments de torture en usage sous son règne. Chaque
fois qu'un malheureux innocent endurera le supplice de l'eau, qui gonfle les
hommes comme des vessies; celui des chandelles, qui leur brûle la plante des
pieds & les aisselles; l'estrapade, qui brise les membres; la traction à
quatre galères; chaque fois qu'une âme libre exhalera sur le bûcher son dernier
souffle, il faut qu'il endure tour à tour ces morts, ces tortures, afin qu'il
apprenne ce que peut faire de mal un homme injuste commandant à des millions
d'autres: qu'il pourrisse dans les prisons, meure sur les échafauds, gémisse en
exil, loin de la patrie, qu'il soit honni, vilipendé, fouetté; qu'il soit riche
& que le fisc le ronge; que la délation l'accuse, que la confiscation le
ruine. Tu en feras un âne, afin qu'il soit doux, maltraité & mal nourri; un
pauvre, pour qu'il demande l'aumône & soit reçu avec des injures; un
ouvrier, afin qu'il travaille trop & ne mange pas assez; puis, quand il
aura bien souffert dans son corps & dans son âme d'homme, tu en feras un
chien, afin qu'il soit bon & reçoive les coups; un esclave aux Indes, afin
qu'on le vende aux enchères; un soldat, afin qu'il se batte pour un autre &
se fasse tuer sans savoir pourquoi. Et quand, au bout de trois cents ans, il
aura ainsi
[Page 159]
épuisé toutes les souffrances, toutes les misères, tu en
feras un homme libre, & si en cet état il est bon comme fut Claes, tu
donneras à son corps, dans un coin de terre ombreux à midi, visité du soleil le
matin, sous un bel arbre, couvert d'un frais gazon, le repos éternel. Et ses
amis viendront sur sa tombe verser leurs larmes amères & semer les
violettes, fleurs du souvenir.
‘- Grâce, mon fils, dit Marie, il ne sut ce qu'il faisait,
car puissance fait le coeur dur.
‘- Il n'est point de grâce, dit Christ.
‘- Ah! dit la Sainte Majesté, si j'avais seulement un verre
de vin d'Andalousie.
‘- Viens, dit Satan; il est passé le temps du vin, des
viandes & des volailles.
‘Et il emporta au plus profond des enfers l'âme du pauvre
empereur, qui grignotait encore son morceau d'anchois.
‘Satan le laissa faire par pitié. Puis je vis madame la
Vierge qui mena Claes au plus haut du ciel, là où il n'y avait que des étoiles
serrées par grappes à la voûte. Et là, des anges le lavèrent & il devint
beau & jeune. Puis ils lui donnèrent à manger de la rystpap dans des cuillers
d'argent. Et le ciel se ferma.’
- Il est en gloire, dit la veuve.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.
LXXX
Pendant les vingt-trois jours suivants, Katheline devint
blanche, maigre & sécha comme si elle fût dévorée d'un feu intérieur plus
rongeant que celui de folie.
Elle ne disait plus: ‘Le feu! Creusez un trou: l'âme veut
sortir’; mais ravie en extase toujours & parlant à Nele: - Epouse je suis;
épouse tu dois être. Beau; grands cheveux; chaud amour; froids genoux &
bras froids!
Et Soetkin la regardait tristement, croyant à une folie
nouvelle.
[Page 160]
Katheline poursuivant son propos:
- Trois fois trois font neuf, nombre sacré. Celui qui a dans
la nuit des yeux brillants comme yeux de chat voit seul le mystère.
Un soir Soetkin l'entendant fit un geste de doute. Mais
Katheline:
- Quatre & trois, dit-elle, malheur sous Saturne; sous
Vénus, nombre de mariage. Bras froids! Froids genoux! Coeur de feu!
Soetkin repartit:
- Il ne faut point parler des méchantes idoles païennes.
Ce qu'entendant Katheline, elle fit le signe de la croix
& dit:
- Béni soit le cavalier gris. Faut à Nele mari, beau mari
portant l'épée, noir mari à la face brillante.
- Oui, disait Ulenspiegel, fricassée de maris dont je ferai
la sauce avec mon couteau.
Nele regarda son ami avec des yeux de plaisir tout humides
de le voir si jaloux:
- Je n'en veux point, dit-elle.
Katheline répondit:
- Quand viendra celui qui est vêtu de gris, toujours botté
& éperonné d'autre sorte.
Soetkin disait:
- Priez Dieu pour l'affolée.
- Ulenspiegel, dit Katheline, va nous quérir quatre livres
de dobbel-kuyt pendant que je vais préparer les heete-koeken; ce sont des
crêpes au pays de France.
Soetkin demanda pourquoi elle fêtait le samedi comme les
juifs.
Katheline répondit:
- Parce que la pâte est prête.
Ulenspiegel se tenait debout ayant à la main le grand pot
d'étain d'Angleterre qui contenait juste la mesure.
- Mère, que faut-il faire? demanda-t-il.
- Va, dit Katheline.
Soetkin ne voulait plus répondre, n'étant point maîtresse
dans la maison; elle dit à Ulenspiegel: - Va, mon fils.
Ulenspiegel courut jusqu'au Scaeck, d'où il rapporta les
quatre litres de dobbel-kuyt.
Bientôt le parfum des heete-koeken se répandit dans la
cuisine, & tous eurent faim, même la dolente affligée.
[Page 161]
Ulenspiegel mangea bien. Katheline lui avait donné un grand
hanap en disant qu'étant le seul mâle, chef de maison, il devait boire plus que
les autres & chanter après.
Et ce disant, elle avait l'air malicieux; mais Ulenspiegel
but & ne chanta point. Nele pleurait en regardant Soetkin blême & toute
sur elle-même affaissée; Katheline seule était joyeuse.
Après le repas, Soetkin & Ulenspiegel montèrent au
grenier pour s'aller coucher; Katheline & Nele restèrent dans la cuisine où
leurs lits étaient dressés.
Vers deux heures du matin, Ulenspiegel s'était depuis
longtemps endormi à cause de la pesanteur de la boisson; Soetkin, les yeux
ouverts, comme chaque nuit, priait Madame la Vierge de lui donner le sommeil,
mais Madame ne l'écoutait point.
Soudain elle entendit le cri d'une orfraie & de la
cuisine un semblable cri répondant; puis, de loin, dans la campagne, d'autres
cris retentirent & toujours il lui paraissait qu'on y répondait de la
cuisine.
Pensant que c'étaient des oiseaux de nuit, elle n'y fit
nulle attention. Elle entendit des hennissements de chevaux & le bruit de
sabots ferrés frappant la chaussée; elle ouvrit la fenêtre du grenier & vit
en effet deux chevaux sellés piaffant & broutant l'herbe de l'accotement.
Elle entendit alors une voix de femme criant, une voix d'homme menaçant, des
coups frappés, de nouveaux cris, une porte se fermant avec fracas & un pas
angoisseux montant les marches de l'escalier.
Ulenspiegel ronflait & n'entendait rien; la porte du
grenier s'ouvrit, Nele entra presque nue, hors d'haleine, pleurant à sanglots,
mit en hâte, contre la porte, une table, des chaises, un vieux réchaud, tout ce
qu'elle put trouver de meubles. Les dernières étoiles étaient près de
s'éteindre, les coqs chantaient.
Ulenspiegel, au bruit qu'avait fait Nele, s'était retourné
dans le lit, mais continuait de dormir.
Nele alors se jetant au cou de Soetkin: - Soetkin, dit-elle,
j'ai peur, allume la chandelle.
Soetkin le fit; & toujours gémissait Nele.
La chandelle étant allumée, Soetkin, regardant Nele, vit la
chemise de la fillette déchirée à l'épaule & sur le front, la joue & le
cou, des traces saignantes, comme en laissent les coups d'ongle.
- Nele, dit Soetkin l'embrassant, d'où viens-tu ainsi
blessée?
[Page 162]
La fillette tremblant & gémissant toujours disait: - Ne
nous fais point brûler, Soetkin.
Cependant, Ulenspiegel s'éveillait & clignait de l'oeil
à la clarté de la chandelle. Soetkin disait: - Qui est en bas? Nele répondait:
- Tais-toi, c'est le mari qu'elle me veut donner.
Soetkin & Nele entendirent tout à coup crier Katheline,
& les jambes leur faillirent à tous deux. ‘Il la bat, il la bat à cause de
moi!’ disait Nele.
- Qui est dans la maison? cria Ulenspiegel sautant du lit.
Puis, s'essuyant les yeux, il vagua par la chambre jusqu'à ce qu'il eût mis la
main sur un lourd tisonnier gisant en un coin.
- Personne, disait Nele, personne; n'y va pas, Ulenspiegel!
Mais lui, n'écoutant rien, courut à la porte, jetant de côté
chaises, tables & réchaud. Katheline ne cessait de crier en bas; Nele &
Soetkin tenaient Ulenspiegel sur le palier, l'une à bras-le-corps, l'autre aux
jambes, disant: - N'y va pas, Ulenspiegel; ce sont des diables.
- Oui, répondait-il, diable mari de Nele, je vais
maritalement l'accoupler à mon tisonnier. Fiançailles de fer & de viande!
Laissez-moi descendre.
Elles ne le lâchaient point toutefois, car elles étaient
fortes de ce qu'elles se tenaient à la rampe. Lui les entraînait sur les
marches de l'escalier, et elles avaient peur se rapprochant ainsi des diables.
Mais elles ne purent rien contre lui. Descendant par sauts & par bonds
comme un boulet de neige du haut d'une montagne, il entra dans la cuisine, vit
Katheline défaite & blême à la lueur de l'aube, & l'ouït disant:
‘Hanske, pourquoi me laisses-tu seule? Ce n'est point de ma faute si Nele est
méchante.’
Ulenspiegel, sans l'écouter, ouvrit la porte de l'étable.
N'y trouvant personne, il s'élança dans le clos & de là sur la chaussée; il
vit de loin deux chevaux courant & se perdant en la brume. Il courut pour
les atteindre, mais ne le put, car ils allaient comme l'autan balayant les
feuilles sèches.
Marri de colère & de désespérance, il rentra disant
entre ses dents: ‘Ils ont abusé d'elle! ils ont abusé d'elle!’ Et il regardait,
les yeux brûlant d'une méchante flamme, Nele qui, toute frissante, se tenant
devant la veuve & Katheline, disait: - Non, Thyl, mon aimé, non.
[Page 163]
Ce disant, elle le regardait dans les yeux si tristement
& franchement, qu'Ulenspiegel vit bien qu'elle disait vrai. Puis
l'interrogeant:
- D'où venaient ces cris? dit-il, où allaient ces hommes?
Pourquoi ta chemise est-elle déchirée à l'épaule & au dos? Pourquoi
portes-tu au front & à la joue des traces d'ongles?
- Ecoute, dit-elle, mais ne nous fais point brûler,
Ulenspiegel. Katheline, que Dieu la sauve de l'enfer! a, depuis vingt-trois
jours, pour ami un diable vêtu de noir, botté & éperonne. Il a la face
brillante du feu que l'on voit en été sur les vagues de la mer quand il fait
chaud.
- Pourquoi es-tu parti, Hanske, mon mignon? disait
Katheline. Nele est méchante.
Mais Nele, poursuivant son propos, disait: - Il crie comme
une orfraie pour annoncer sa présence. Ma mère le voit dans la cuisine tous les
samedis. Elle dit que ses baisers sont froids & que son corps est comme
neige. Il la bat quand elle ne fait point tout ce qu'il veut. Il lui apporta
une fois quelques florins, mais il lui en prit toutes les autres.
Durant ce récit, Soetkin, joignant les mains, priait pour
Katheline. Katheline joyeuse disait:
- A moi n'est plus mon corps, à moi n'est plus mon esprit,
mais à lui. Hanske, mon mignon, mène-moi encore au sabbat. Il n'y a que Nele
qui ne veuille jamais venir; Nele est méchante.
- A l'aube il s'en allait, continuait la fillette; le
lendemain, ma mère me racontait cent choses bien étranges... Mais il ne faut
pas me regarder avec de si méchants yeux, Ulenspiegel. Hier, elle me dit qu'un
beau seigneur, vêtu de gris & nommé Hilbert, voulait m'avoir en mariage
& viendrait céans pour se montrer à moi. Je répondis que je ne voulais
point de mari, ni laid ni beau. Par autorité maternelle, elle me força de
demeurer levée à les attendre; car elle ne perd point du tout le sens quand il
s'agit de ses amours. Nous étions à demi déshabillées, prêtes à nous coucher;
je dormais sur la chaise qui est là. Quand ils entrèrent, je ne m'éveillai
point. Soudain je sentis quelqu'un m'embrassant & me baisant sur le cou. Et
à la lueur de la lune brillante, je vis une face claire comme sont les crêtes
des vagues de la mer en juillet, quand il va tonner, & j'entendis qu'on me
disait à voix basse: ‘Je suis Hilbert, ton mari; sois mienne, je te ferai
riche.’ Le visage de celui qui parlait avait une odeur de poisson. Je le
repoussai; il me voulut prendre par violence, mais j'avais la force de dix
hommes comme lui. Toutefois, il me déchira ma chemise, me blessa au
[Page 164]
visage & disait toujours: ‘Sois mienne, je te ferai
riche. - Oui, disais-je, comme ma mère, à qui tu prendras son dernier liard.’
Alors il redoublait de violence; mais ne pouvait rien contre moi. Puis, comme
il était plus laid qu'un trépassé, je lui donnai de mes ongles dans les yeux si
fort qu'il cria de douleur & que je pus m'échapper & venir ici près de
Soetkin.
Katheline disait toujours:
- Nele est méchante. Pourquoi es-tu parti si vite, Hanske,
mon mignon?
- Où étais-tu, mauvaise mère, disait Soetkin, pendant qu'on
voulait prendre l'honneur à ton enfant?
- Nele est méchante, disait Katheline. J'étais près de mon
seigneur noir, quand le diable gris vint à nous, le visage sanglant & dit:
‘Viens-t'en, garçon: la maison est mauvaise; les hommes y veulent frapper à
mort, & les femmes ont des couteaux au bout des doigts.’ Puis ils coururent
à leurs chevaux & disparurent dans le brouillard. Nele est méchante!
LXXXI
Le lendemain, tandis qu'ils prenaient le lait chaud, Soetkin
dit à Katheline:
- Tu vois que la douleur me chasse déjà de ce monde, m'en
veux-tu faire fuir par tes damnées sorcelleries?
Mais Katheline disait toujours:
- Nele est méchante. Reviens, Hanske, mon mignon.
Le mercredi suivant, les diables revinrent à deux. Nele,
depuis le samedi, couchait chez la veuve Van den Houte, disant qu'elle ne
pouvait rester chez Katheline à cause de la présence d'Ulenspiegel, jeune gars.
Katheline reçut son seigneur noir & l'ami de ce seigneur
dans le keet, qui est la buanderie & le four à pain attenant au logis
principal. Et ils y menèrent noces & festins de vin vieux & de langue
de boeuf fumée, qui étaient toujours là les attendant. Le diable noir dit à
Katheline:
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- Nous avons, pour un grand oeuvre à faire, besoin d'une
grosse somme d'argent; donne-nous ce que tu peux.
Katheline ne leur voulant bailler qu'un florin, ils la
menacèrent de la tuer. Mais ils la laissèrent quitte pour deux carolus d'or
& sept deniers.
- Ne venez plus le samedi, leur dit-elle, Ulenspiegel
connaît ce jour & vous attendra en armes pour vous frapper de mort, &
je mourrais après vous.
- Nous viendrons le mardi suivant, dirent-ils.
Ce jour-là, Ulenspiegel & Nele dormaient sans craindre
les diables, car ils croyaient qu'ils ne venaient que le samedi.
Katheline se leva & alla voir dans le keet si ses amis
étaient venus.
Elle était bien impatiente, car depuis qu'elle avait revu
Hanske, sa souffrance de folie avait grandement diminué, car c'était folie
amoureuse, disait-on.
Ne les voyant pas, elle fut navrée; quand elle entendit du
côté de Sluys, dans la campagne, crier l'orfraie; elle marcha vers le cri.
Cheminant dans la prairie au bas d'une digue de fascines & de gazon, elle
entendit de l'autre côté de la digue les deux diables causant ensemble. L'un
disait:
- J'en aurai la moitié.
L'autre répondait:
- Tu n'en auras rien, ce qui est à Katheline est à moi.
Puis ils blasphémèrent furieux, se disputant à eux deux à
qui aurait seul le bien & les amours de Katheline & de Nele tout
ensemble. Transie de peur, n'osant parler ni bouger, Katheline les entendit
bientôt s'entre-battre, puis l'un d'eux disant:
- Ce fer est froid. Puis un râle & la chute d'un corps
lourd.
Peureuse, elle marcha jusqu'à sa chaumine. A deux heures de
la nuit, elle entendit de nouveau, mais dans son clos, le cri de l'orfraie.
Elle alla pour ouvrir & vit devant la porte son diable ami seul. Elle lui
demanda:
- Qu'as-tu fait de l'autre?
- Il ne viendra plus, répondit-il.
Puis l'embrassant, il la caressa. Et il lui parut plus froid
que de coutume. Et l'esprit de Katheline était bien éveillé. Quand il s'en fut,
il lui demanda vingt florins, tout ce qu'elle avait: elle lui en donna
dix-sept.
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Le lendemain, curieuse, elle alla la long de la digue; mais
elle ne vit rien.
Sinon, à une place grande comme un cercueil d'homme, du sang
sur le gazon plus mou sous le pied. Mais le soir, la pluie lava le sang.
Le mercredi suivant, elle entendit encore dans son clos le
cri de l'orfraie.
LXXXII
Chaque fois qu'il en avait besoin pour payer chez Katheline
leur dépense commune, Ulenspiegel allait la nuit lever la pierre du trou creusé
près du puits & prenait un carolus.
Un soir, les trois femmes étaient à filer; Ulenspiegel
sculptait áu couteau une boîte que lui avait recommandée le bailli & dans
laquelle il gravait habilement une belle chasse, avec une meute de chiens de
Hainaut, de molosses de Candie, qui sont bêtes très-féroces, de chiens de
Brabant marchant par paires & nommés les mangeurs d'oreilles, &
d'autres chiens tors, retors, mopses, trapus & lévriers.
Katheline étant présente, Nele demanda à Soetkin si elle
avait bien caché son trésor. La veuve lui répondit sans méfiance qu'il ne
pouvait être mieux qu'à côté du mur du puits.
Vers la mi-nuit qui était de jeudi, Soetkin fut éveillée par
Bibulus Schouffius, qui aboya très-aigrement, mais non longtemps. Jugeant que
c'était quelque fausse alerte, elle se rendormit.
Le vendredi matin, au petit jour, Soetkin & Ulenspiegel,
s'étant levés, ne virent point, comme de coutume, Katheline dans la cuisine, ni
le feu allumé, ni le lait bouillant sur le feu. Ils en furent ébahis &
regardèrent si de hasard elle ne serait point dans le clos. Ils l'y virent,
nonobstant qu'il bruinât, échevelée, en son linge, mouillée & transie, mais
n'osant entrer.
Ulenspiegel allant à elle, lui dit:
- Que fais-tu là, presque nue, quand il pleut?
- Ah! dit-elle, oui, oui, grand prodige!
Et elle montra le chien égorgé & tout roide.
Ulenspiegel songea aussitôt au trésor; il y courut. Le trou
en était vide & la terre au loin semée.
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Sautant sur Katheline & la frappant:
- Où sont les carolus? dit-il.
- Oui, oui, grand prodige! répondait Katheline.
Nele, défendant sa mère, criait:
- Grâce & pitié, Ulenspiegel.
Il cessa de frapper! Soetkin se montra alors & demanda
ce qu'il y avait.
Ulenspiegel lui montra le chien égorgé & le trou vide.
Soetkin blêmit & dit:
- Vous me frappez durement, Seigneur Dieu. Mes pauvres
pieds!
Et elle disait cela à cause de la douleur qu'elle y avait
& de la torture inutilement soufferte pour les carolus d'or. Nele, voyant
Soetkin si douce, se désespérait & pleurait; Katheline, agitant un morceau
de parchemin, disait:
- Oui, grand prodige. Cette nuit il est venu, bon &
beau. Il n'avait plus sur son visage ce blême éclat qui me causait tant de
peur. Il me parlait avec une grande tendresse. J'étais ravie, mon coeur se
fondait. Il me dit: ‘Je suis riche maintenant & t'apporterai mille florins
d'or, bientôt. - Oui, dis-je, j'en suis aise pour toi plus que pour moi,
Hanske, mon mignon. - Mais n'as-tu point céans, demanda-t-il, quelque autre
personne que tu aimes & que je puisse enrichir? - Non, répondis-je, ceux
qui sont ici n'ont nul besoin de toi. - Tu es fière, dit-il; Soetkin &
Ulenspiegel sont donc riches? - Ils vivent sans le secours du prochain,
répondis-je. - Malgré la confiscation? dit-il. - Ce à quoi je répondis que vous
aviez plutôt souffert la torture que de laisser prendre votre bien. - Je ne
l'ignorais point, dit-il.’ Et il commença, ricassant coîment & bassement, à
se gausser du bailli & des échevins, pour ce qu'ils n'avaient rien su vous
faire avouer. Je riais alors pareillement. ‘Ils n'eussent point été si niais, dit-il,
que de cacher leur trésor en leur maison.’ Je riais. ‘Ni dans la cave céans.
Nenni, disais-je. - Ni dans le clos?’ Je ne répondis point. ‘Ah! dit-il, ce
serait grande imprudence. - Petite, disais-je, car l'eau ni son mur ne
parleront.’ Et lui de continuer de rire.
Cette nuit il partit plus tôt que de coutume, après m'avoir
donné une poudre avec laquelle, disait-il, j'irais au plus beau des sabbats. Je
le reconduisis, en mon linge, jusqu'à la porte du clos, & j'étais tout
ensommeillée. J'allai, comme il l'avait dit, au sabbat, & n'en revins qu'à
l'aube, où je me trouvai ici, & vis le chien égorgé & le trou vide.
C'est là un coup bien pesant pour moi, qui l'aimai si tendrement & lui
donnai mon âme. Mais vous aurez
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tout ce que j'ai, & je ferai oeuvre de mes pieds &
de mes mains pour vous faire vivre.
- Je suis le blé sous la meule; Dieu & un diable larron
me frappent à la fois, dit Soetkin.
- Larron, n'en parlez point ainsi, repartit Katheline; il
est diable, diable. Et pour preuve, je vais vous montrer le parchemin qu'il
laissa dans la cour; il y est écrit: ‘N'oublie jamais de me servir. Dans trois
fois deux semaines & cinq jours, je te rendrai le double du trésor. N'aie
nul doute, sinon tu mourras.’ Et il tiendra parole, j'en suis sûre.
- Pauvre affolée! dit Soetkin.
Et ce fut son dernier reproche.
LXXXIII
Les deux semaines ayant passé trois fois & les cinq
jours pareillement, le diable ami ne revint point. Toutefois Katheline vivait
sans désespérance.
Soetkin, ne travaillant plus, se tenait sans cesse devant le
feu, toussant & courbée. Nele lui donnait les meilleures herbes & les
plus embaumées; mais nul remède ne pouvait sur elle. Ulenspiegel ne sortait
point de la chaumine, craignant que Soetkin ne mourût quand il serait dehors.
Il advint ensuite que la veuve ne put plus manger ni boire
sans vomir. Le chirurgien-barbier vint, qui lui ôta du sang; le sang étant ôté,
elle fut si faible qu'elle ne put quitter son banc. Enfin, desséchée de
douleur, elle dit un soir:
- Claes, mon homme! Thyl, mon fils! merci, Dieu qui me
prends!
Et soupirant elle mourut.
Katheline n'osant la veiller, Ulenspiegel & Nele le
firent ensemble, & toute la nuit, ils prièrent pour la morte.
A l'aube entra par la fenêtre ouverte une hirondelle.
Nele dit:
- L'oiseau des âmes, c'est bon présage: Soetkin est au ciel.
L'hirondelle fit trois fois le tour de la chambre &
partit, jetant un cri.
Puis il entra une seconde hirondelle plus grande & noire
que la première. Elle tourna autour d'Ulenspiegel, & il dît:
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- Père & mère, les cendres battent sur ma poitrine, je
ferai ce que vous demandez.
Et la seconde s'en fut criant comme la première. Le jour
parut plus clair. Ulenspiegel vit des milliers d'hirondelles rasant les
prairies, & le soleil se leva.
Et Soetkin fut enterrée au Champ des pauvres.
LXXXIV
Depuis la mort de Soetkin, Ulenspiegel, rêveur, dolent ou
fâché, errait par la cuisine, n'entendant rien, prenant en nourriture &
boisson ce qu'on lui donnait, sans choisir. Et il se levait souvent la nuit.
En vain de sa douce voix Nele l'exhortait à l'espérance,
vainement Katheline lui disait qu'elle savait que Soetkin était en paradis
auprès de Claes, Ulenspiegel répondait à tout:
- Les cendres battent.
Et il était comme un homme affolé, & Nele pleurait le
voyant ainsi.
Cependant le poissonnier demeurait en sa maison seul comme
un parricide, & n'en osait sortir que le soir; car, hommes & femmes, en
passant près de lui, le huaient & l'appelaient meurtrier, & les petits
enfants fuyaient devant lui, car on leur avait dit qu'il était le bourreau. Il
errait seul, n'osant entrer en aucun des trois cabarets de Damme; car on l'y
montrait au doigt, &, s'il y restait seulement debout une minute, les
buveurs sortaient.
De là vint que les baesen ne le voulurent plus revoir,
&, s'il se présentait, fermaient sur lui la porte. Alors le poissonnier
leur faisait une humble remontrance; ils répondaient que c'était leur droit non
leur devoir de vendre.
De guerre lasse, le poissonnier allait boire In't Roode
Valck, au Faucon-Rouge, petit cabaret éloigné de la ville, sur les bords du
canal de Sluys. Là on le servait; car c'était des gens besoigneux de qui toute
monnaie était bien reçue. Mais le baes du Roode Valck ne lui parlait point ni
non plus sa femme. Il y avait là deux enfants & un chien: quand le
poissonnier voulait caresser les enfants, ils s'enfuyaient; & quand il
appelait le chien, celui-ci le voulait mordre.
[Page 170]
Ulenspiegel, un soir, se mit sur le seuil de la porte;
Mathyssen, le tonnelier, le voyant si rèveur, lui dit:
- Il faut travailler de tes mains & oublier ce coup de
douleur.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine.
- Ah! dit Mathyssen, il mène plus triste vie que toi, le
dolent poissonnier. Nul ne lui parle & chacun le fuit, si bien qu'il est
forcé d'aller chez les pauvres gueux du Roode Valck boire sa pinte de bruinbier
solitairement. C'est grande punition.
- Les cendres battent! dit encore Ulenspiegel.
Ce soir-là même, tandis que la cloche de Notre-Dame sonnait
la neuvième heure, Ulenspiegel marcha vers le Roode Valck, &, voyant que le
poissonnier n'y était point, alla vaguant sous les arbres qui bordaient le
canal. La lune brillait claire.
Il vit venir le meurtrier.
Comme il passait devant lui, il put le voir de près, &
l'entendit dire, parlant tout haut comme gens qui vivent seuls: - Où ont-ils
caché ces carolus?
- Où le diable les a trouvés, répondit Ulenspiegel en le
frappant du poing au visage.
- Las! dit le poissonnier, je te reconnais, tu es le fils.
Aie pitié, je suis vieux & sans force. Ce que je fis, ce ne fut point par
haine, mais pour servir Sa Majesté. Daigne me bailler pardon. Je te rendrai les
meubles achetés par moi, tu ne m'en payeras pas un patard. N'est-ce assez? Je
les achetai sept florins d'or. Tu auras tout & aussi un demi-florin, car je
ne suis riche, il ne te le faut imaginer.
Et il voulut se mettre à genoux devant lui.
Ulenspiegel, le voyant si laid, si tremblant & si lâche,
le jeta dans le canal.
Et il s'en fut.
[Page 171]
LXXXV
Sur les bûchers fumait la graisse des victimes. Ulenspiegel,
songeant à Claes & à Soetkin, pleurait solitairement.
Il alla un soir trouver Katheline pour lui demander remède
& vengeance.
Elle était seule avec Nele cousant près la lampe. Au bruit
qu'il fit en entrant, Katheline leva pesamment la tête comme une femme
réveillée d'un lourd sommeil.
Il lui dit:
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, je veux
sauver la terre de Flandre. Je le demandai au grand Dieu du ciel & de la
terre, mais il ne me répondit point.
Katheline dit:
- Le grand Dieu ne te pouvait entendre; il fallait
premièrement parler aux esprits du monde élémentaire, lesquels, étant des deux
natures céleste & terrestre, reçoivent les plaintes des pauvres hommes,
& les transmettent aux anges qui, après, les portent au trône.
- Aide-moi, dit-il, en mon dessein; je te payerai de sang
s'il le faut.
Katheline répondit:
- Je t'aiderai, si une fille qui t'aime veut te prendre avec
elle au sabbat des Esprits du Printemps qui sont les Pâques de la Séve.
- Je le prendrai, dit Nele.
Katheline versa dans un hanap de cristal une grisâtre
mixture dont elle donna à boire à tous les deux; elle leur frotta de cette
mixture les tempes, narines, paumes des mains & poignets, leur fit mangèr
une pincée de poudre blanche, & leur dit de s'entre-regarder, afin que
leurs âmes n'en fissent qu'une.
Ulenspiegel regarda Nele, & les doux yeux de la fillette
allumèrent en lui un grand feu; puis, à cause de la mixture, il sentit comme un
millier de crabes le pincer.
Alors ils se dévêtirent, & ils étaient beaux ainsi
éclairés par la lampe, lui dans sa force fière, elle dans sa grâce mignonne;
mais ils ne pouvaient se voir, car ils étaient déjà comme ensommeillés. Puis
Katheline posa le cou
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de Nele sur le bras d'Ulenspiegel, & prenant sa main la
mit sur le coeur de la fillette.
Et ils demeurèrent ainsi nus & couchés l'un près de
l'autre.
Il semblait à tous deux que leurs corps se touchant sussent
de feu doux comme soleil du mois des roses.
Ils se levèrent, ainsi qu'ils le dirent plus tard, montèrent
sur l'appui de la fenêtre, de là s'élancèrent dans le vide, & sentirent
l'air les porter comme l'eau fait aux navires.
Puis ils n'aperçurent plus rien, ni de la terre où dormaient
les pauvres hommes, ni du ciel où tantôt à leurs pieds roulaient les nuages. Et
ils posèrent le pied sur Sirius, la froide étoile. Puis de là ils furent jetés
sur le pôle.
Là ils virent, non sans crainte, un géant nu, le géant
Hiver, au poil fauve, assis sur des glaçons & contre un mur de glace. Dans
des flaques d'eau, des ours & des phoques se mouvaient, hurlant troupeau,
autour de lui. D'une voix enrouée, il appelait la grêle, la neige, les froides
ondées, les grises nuées, les brouillards roux & puants, & les vents,
parmi lesquels souffle le plus sort, l'âpre septentrion. Et tous sévissaient à
la fois en ce lieu funeste.
Souriant à ces désastres, le géant se couchait sur des
fleurs par sa main fanées, sur des feuilles à son souffle séchées. Puis se
penchant & grattant le sol de ses ongles, le mordant de ses dents, il y
fouissait un trou pour y chercher le coeur de la terre, le dévorer, & aussi
mettre le noir charbon où étaient les forêts ombreuses, la paille où était le
blé, le sable au lieu de la terre féconde. Mais le coeur de la terre étant de
feu, il n'osait le toucher & se reculait craintif.
Il trônait en roi, vidant sa coupe d'huile, au milieu de ses
ours & de ses phoques, & des squelettes de tous ceux qu'il tua sur mer,
sur terre & dans les chaumines des pauvres gens. Il écoutait, joyeux, mugir
les ours, braire les phoques, cliqueter les os des squelettes d'hommes &
d'animaux sous les pattes des vautours & des corbeaux y cherchant un
dernier morceau de chair, & le bruit des glaçons poussés les uns contre les
autres par l'eau morne.
Et la voix du géant était comme le mugissement des ouragans,
le bruit des tempêtes hivernales & le vent huïant dans les cheminées.
- J'ai froid & peur, disait Ulenspiegel.
- Il ne peut rien contre les esprits, répondait Nele.
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Soudain il se fit un grand mouvement parmi les phoques, qui
rentrèrent en hâte dans l'eau, les ours, qui, couchant l'oreille de peur,
mugirent lamentablement, & les corbeaux qui, croassant d'angoisse, se
perdirent dans les nuées.
Et voici que Nele & Ulenspiegel entendirent les coups
sourds d'un bélier sur le mur de glace servant d'appui au géant Hiver. Et le
mur se fendait & oscillait sur ses fondements.
Mais le géant Hiver n'entendait rien, & il hurlait &
aboyait joyeusement, remplissait & vidait sa coupe d'huile, & il
cherchait le coeur de la terre pour le glacer & n'osait le prendre.
Cependant les coups résonnaient plus fort & le mur se
fendait davantage, & la pluie de glaçons volant en éclats ne cessait de
tomber autour de lui.
Et les ours mugissaient sans cesse lamentablement, & les
phoques se plaignaient dans les eaux mornes.
Le mur croula, il fit jour dans le ciel: un homme en
descendit, nu & beau, s'appuyant d'une main sur une hache d'or. Et cet
homme était Lucifer, le roi Printemps.
Quand le géant le vit, il jeta loin sa coupe d'huile, &
le pria de ne le point tuer.
Et au souffle tiède de l'haleine du roi Printemps, le géant
Hiver perdit toute force. Le roi prit alors des chaînes de diamants, l'en lia
& l'attacha au pôle.
Puis s'arrêtant, il cria, mais tendrement &
amoureusement. Et du ciel descendit une femme blonde, nue & belle. Se
plaçant près du roi, elle lui dit:
- Tu es mon vainqueur, homme fort.
Il répondit:
- Si tu as faim, mange; si tu as soif, bois; si tu as peur,
mets-toi près de moi: je suis ton mâle.
- Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.
Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un
grand fracas de tonnerre & d'éclairs, & derrière lui se forma un dais
de soleils & d'étoiles. Et ils s'assirent sur des trônes.
Alors le roi & la femme, sans que leur noble visage
bougeât & sans qu'ils fissent un geste contraire à leur force & à leur
calme majesté, crièrent.
Il y eut à ces cris un onduleux mouvement dans la terre, la
pierre dure & les glaçons. Et Nele & Ulenspiegel entendirent un bruit
pareil à celui que
[Page 174]
feraient de gigantesques oiseaux voulant casser à coups de
bec l'écale d'oeufs énormes.
Et dans ce grand mouvement du sol qui montait &
descendait, pareil aux vagues de la mer, étaient des formes comme celles de
l'oeuf.
Soudain de partout sortirent des arbres enchevêtrant leurs
branches sèches, tandis que leurs troncs se mouvaient vacillants comme des
hommes ivres. Puis ils s'écartèrent, laissant entre eux un vaste espace vide.
Du sol agité sortirent les génies de la terre; du fond de la forêt, les esprits
des bois; de la mer voisine, les génies de l'eau.
Ulenspiegel & Nele virent là les nains gardiens des
trésors, bossus, pattus, velus, laids & grimaçants, princes des pierres,
hommes des bois vivant comme des arbres, & portant, en façon de bouche
& d'estomac, un bouquet de racines au bas de la face, pour sucer ainsi leur
nourriture du sein de la terre; les empereurs des mines, qui ne savent point
parler, n'ont ni coeur ni entrailles, & se meuvent comme des automates
brillants. Là étaient des nains de chair & d'os, ayant queues de lézard,
têtes de crapaud, coiffés d'une lanterne, qui sautent la nuit sur les épaules
du piéton ivre ou du voyageur peureux, en descendent &, agitant leur
lanterne, mènent dans les mares ou dans des trous, croyant, les pauvres hères,
que cette lanterne est la chandelle brûlant en leur logis.
Là étaient aussi les filles-fleurs, fleurs de force & de
santé féminine, nues & point rougissantes, fières de leur beauté, n'ayant
pour tout manteau que leurs chevelures.
Leurs yeux brillaient humides comme la nacre dans l'eau; la
chair de leurs corps était ferme, blanche & dorée par la lumière; de leurs
bouches rouges entr'ouvertes sortait une haleine plus embaumante que jasmin.
Ce sont elles qui errent le soir, dans les parcs &
jardins, ou bien au fond des bois, dans les sentiers ombreux, amoureuses &
cherchant quelque âme d'homme pour en jouir. Sitôt que passent devant elles un
jeune gars & une fillette, elles essayent de tuer la fillette, mais, ne le
pouvant, soufflent à la mignonne, encore résistante, désirs d'amour afin
qu'elle se livre à l'amant; car alors la fille-fleur a la moitié des baisers.
Ulenspiegel & Nele virent aussi descendre des hauts
cieux les esprits protecteurs des étoiles, les génies des vents, de la brise
& de la pluie, jeunes hommes ailés qui fécondent la terre.
Puis à tous les points du ciel parurent les oiseaux des
âmes, les mignonnes hirondelles. Quand elles furent venues, la lumière parut
plus vive. Filles-
[Page 175]
fleurs, princes des pierres, empereurs des mines, hommes des
bois, esprits de l'eau, du feu & de la terre crièrent ensemble: ‘Lumière!
sève! gloire au roi Printemps!’
Quoique le bruit de leur unanime clameur fût plus puissant que
celui de la mer furieuse, de la foudre tonnant & de l'autan déchaîné, il
sonna comme grave musique aux oreilles de Nele & d'Ulenspiegel, lesquels,
immobiles & muets, se tenaient recroquevillés derrière le tronc rugueux
d'un chêne.
Mais ils eurent plus peur encore quand les esprits, par
milliers, prirent place sur des sièges qui étaient d'énormes araignées, des
crapauds à trompes d'éléphant, des serpents entrelacés, des crocodiles debout
sur la queue & tenant un groupe d'esprits dans la gueule, des serpents qui
portaient plus de trente nains & naines assis à califourchon sur leur corps
ondoyant, & bien cent mille insectes plus grands que des Goliaths, armés
d'épées, de lances, de faux dentelées, de fourches à sept fourchons, de toutes
autres sortes d'horribles engins meurtriers. Ils s'entre-battaient avec grand
vacarme, le fort mangeant le faible, s'en engraissant & montrant ainsi que
Mort est faite de Vie & que Vie est faite de Mort.
Et il sortait de toute cette foule d'esprit grouillante,
serrée, confuse, un bruit pareil à celui d'un sourd tonnerre & de cent
métiers de tisserands, foulons, serruriers travaillant ensemble.
Soudain parurent les esprits de la sève, courts, trapus,
ayant les reins larges comme le grand tonneau d'Heidelberg, des cuisses grosses
comme des muids de vin, & des muscles si étrangements forts & puissants
que l'on eût dit que leurs corps fussent faits d'oeufs grands & petits
joints les uns aux autres & couverts d'une peau rouge, grasse, luisante
comme leur barbe rare & leur rousse chevelure; & ils portaient
d'immenses hanaps remplis d'une liqueur étrange.
Quand les esprits les virent venir, il y eut parmi eux un
grand trémoussement de joie; les arbres, les plantes s'agitèrent, & la
terre se crevassa pour boire.
Et les esprits de la sève versèrent le vin: tout, aussitôt,
bourgeonna, verdoya, fleurit; le gazon fut plein d'infectes susurrants, &
le ciel rempli d'oiseaux & de papillons; les esprits versaient toujours,
& ceux d'en bas reçurent le vin comme ils purent: les filles-fleurs ouvrant
la bouche ou sautant sur leurs roux échansons, & les baisant pour avoir
davantage; d'aucuns, joignant les mains en signe de prière; d'autres qui,
béats, laissaient sur eux
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pleuvoir; mais tous avides ou altérés, volant, debout,
courant ou immobiles, cherchant à avoir le vin, & plus vivants à chaque
goutte qu'ils en pouvaient recevoir. Et il n'y avait point là de vieillards,
mais, laids ou beaux, tous étaient pleins de verte force & de vive
jeunesse.
Et ils riaient, criaient, chantaient en se poursuivant sur
les arbres comme des écureuils, dans l'air comme des oiseaux, chaque mâle
cherchant sa femelle & faisant sous le ciel de Dieu l'oeuvre sainte de
nature.
Et les esprits de la sève apportèrent au roi & à la
reine la grande coupe pleine de leur vin. Et le roi & la reine burent &
s'embrassèrent.
Puis le roi, tenant la reine enlacée, jeta sur les arbres,
les fleurs & les esprits, le fond de sa coupe & s'écria:
- Gloire à la Vie! gloire à l'Air libre! gloire à la Force!
Et tous s'écrièrent:
- Gloire à Nature! gloire à la Force!
Et Ulenspiegel prít Nele dans ses bras. Étant ainsi enlacés, une danse commença; danse tournoyante comme les feuilles que rassemble une trombe, où tout était en branle, arbres, plantes, insectes, papillons, ciel & terre, roi & reine, filles-fleurs, empereurs des mines, esprits des eaux, nains bossus, princes des pierres, hommes des bois, porte-lanternes, esprits protecteurs des étoiles, & les cent mille horrifiques insectes entremêlant leurs lances, leurs faux dentelées, leurs fourches à sept fourchons, danse vertigineuse, roulant dans l'espace qu'elle remplissait, danse à laquelle prenaient part le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, le vent, les nuées.
Les Pâques de la sève Léon Becker |
Et Ulenspiegel prít Nele dans ses bras. Étant ainsi enlacés, une danse commença; danse tournoyante comme les feuilles que rassemble une trombe, où tout était en branle, arbres, plantes, insectes, papillons, ciel & terre, roi & reine, filles-fleurs, empereurs des mines, esprits des eaux, nains bossus, princes des pierres, hommes des bois, porte-lanternes, esprits protecteurs des étoiles, & les cent mille horrifiques insectes entremêlant leurs lances, leurs faux dentelées, leurs fourches à sept fourchons, danse vertigineuse, roulant dans l'espace qu'elle remplissait, danse à laquelle prenaient part le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, le vent, les nuées.
Et le chêne auquel Nele & Ulenspiegel s'étaient
accrochés roulait dans le tourbillon, & Ulenspiegel disait à Nele:
- Mignonne, nous allons mourir.
Un esprit les entendit & vit qu'ils étaient mortels:
- Des hommes, cria-t-il, des hommes en ce lieu!
Et il les arracha de l'arbre & les jeta dans la foule.
Et Ulenspiegel & Nele tombèrent mollement sur le dos des
esprits, lesquels se les renvoyaient les uns aux autres, disant:
- Salut aux hommes! bienvenus les vers de terre! Qui veut du
garçonnet & de la fillette? Il nous viennent faire visite, les chétifs!
Et Ulenspiegel & Nele volaient de l'un à l'autre criant:
- Grâce!
Mais les esprits ne les entendaient point, & tous deux
voltigeaient, les
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jambes en l'air, la tête en bas, tournoyant comme des plumes
au vent d'hiver, pendant que les esprits disaient:
- Gloire aux hommelets & aux femmelettes, qu'ils dansent
comme nous!
Les filles-fleurs, voulant séparer Nele d'Ulenspiegel, la
frappaient & l'eussent tuée, si le roi Printemps, d'un geste arrêtant la
danse, n'eût crié:
- Qu'on amène devant moi ces deux poux!
Et ils furent séparés l'un de l'autre; & chaque
fille-fleur disait en essayant d'arracher Ulenspiegel à ses rivales:
- Thyl, ne voudrais-tu mourir pour moi?
- Je le ferai tantôt, répondait Ulenspiegel.
Et les nains esprits des bois qui portaient Nele disaient:
- Que n'es-tu âme comme nous, que nous te puissions prendre!
Nele répondait:
- Ayez patience.
Ils arrivèrent ainsi devant le trône du roi; & ils
tremblèrent fort en voyant là sa hache d'or & sa couronne de fer.
Et il leur dit:
- Qu'êtes-vous venus faire ici, chétifs?
Ils ne répondirent point.
- Je te connais, bourgeon de sorcière, ajouta le roi, &
toi aussi rejeton de charbonnier; mais en étant venus à force de sortilèges à
pénétrer en ce laboratoire de nature, pourquoi avez-vous maintenant le bec clos
comme chapons empiffrés de mie?
Nele tremblait en regardant le diable terrible; mais
Ulenspiegel, reprenant sa virile assurance, répondit:
- Les cendres de Claes battent sur mon coeur. Altesse
divine, la mort va fauchant par la terre de Flandre, au nom du pape, les plus
forts hommes, les femmes les plus mignonnes; ses privilèges sont brisés, ses
chartes anéanties, la famine la ronge, ses tisserands & drapiers
l'abandonnent pour aller chez l'étranger chercher le libre travail. Elle mourra
tantôt si on ne lui vient en aide. Altesses, je ne suis qu'un pauvre petit
bonhommet venu au monde comme un chacun, ayant vécu comme je le pouvais,
imparfait, borné, ignorant, pas vertueux, point chaste ni digne d'aucune grâce
humaine ni divine. Mais Soetkin mourut des suites de la torture & de son
chagrin, mais Claes brûla dans un terrible feu, & je voulus les venger,
& le fis une fois; je voulus aussi voir plus heureux ce pauvre sol où sont
semés ses os, & je demandai à Dieu la mort des persécuteurs, mais il ne m'écouta
point.
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De plaintes las, je vous évoquai par la puissance du charme
de Katheline, & nous venons, moi & ma tremblante compagne, à vos pieds,
demander, Altesses divines, de sauver cette pauvre terre.
L'empereur & sa compagne répondirent ensemble:
Par la guerre &
par le feu,
Par la mort & par
le glaive,
Cherche les Sept.
Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Trouve les Sept.
Laids, cruels, méchants, difformes,
Vrais fléaux pour la pauvre terre,
Brûle les Sept.
Attends, entends & vois,
Dis-nous, chétif, n'es-tu bien aise?
Trouve les sept.
Et tous les esprits de
chanter ensemble:
Dans la mort &
dans le sang,
Dans les ruines &
les larmes,
Trouve les Sept.
Attends, entends &
vois,
Dis-nous, chétif,
n'es-tu bien aise?
Trouve les Sept.
- Mais, dit Ulenspiegel, Altesses & vous, messieurs les
esprits, je n'entends rien à votre langage. Vous vous gaussez de moi, sans
doute.
Mais, sans l'écouter, ceux-ci dirent:
Quand le septentrion
Baisera le couchant,
Ce sera fin de ruines:
Trouve les Sept
Et la Ceinture.
Et cela, avec un si grand ensemble & une si effrayante
force de sonorité, que la terre trembla & que les cieux frémirent. Et les
oiseaux sifflant, les hiboux bubulant, les moineaux pépiant de peur, les
orfraies se plaignant,
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voletaient éperdus. Et les animaux de la terre, lions,
serpents, ours, cerfs, chevreuils, loups, chiens & chats mugissaient,
sifflaient, bramaient, hurlaient, aboyaient & miaulaient terriblement.
Et les esprits chantaient:
Attends, entends &
vois,
Aime les Sept
Et la Ceinture.
Et les coqs chantèrent, & tous les esprits
s'évanouirent, sauf un méchant empereur des mines qui, prenant Ulenspiegel
& Nele chacun par un bras, les lança dans le vide, sans douceur.
Ils se trouvèrent couchés l'un près de l'autre, comme pour
dormir, & ils frissonnèrent au vent froid du matin.
Et Ulenspiegel vit le corps mignon de Nele tout doré à cause
du soleil qui se levait.
FIN DU LIVRE PREMIER