CONTES La Saint-Nicolas du batelier




LA SAINT-NICOLAS DU BATELIER

(Extrait de "Contes Flamands et Wallons")

Camille Lemonnier


I

-  Nous voici au plus beau jour de l'année, Nelle, dit gaiement un homme d'une soixantaine d'années, grand et solide, à une bonne femme fraîche et proprette qui descendait l'échelle du bateau, des copeaux dans les mains.

-  Oui, Tobias, répondit la femme, c'est un beau jour pour les bateliers.

-  Vous souvenez-vous, Nelle, du premier Saint-Nicolas que nous avons fêté ensemble après notre mariage ?

-  Oui, Tobias, il y aura bientôt quarante ans.

-  Le patron Hendrik Shippe descendit dans le bateau et me dit : Tobias, mon garçon, puisque vous avez amené une femme dans votre bateau, il faudra fêter convenablement le grand saint Nicolas. Et il me mit dans la main une pièce de cinq francs. Alors je dis au patron : -  Mynheer Shippe, je suis plus content de vos cinq francs que si j'avais une couronne sur la tête. Puis je sortis sans rien dire à ma chère Nelle, je passai la planche et j'allai dans le village acheter de la crème, des oeufs, de la farine, des pommes et du café. Qui fut bien contente quand je rentrai avec toutes ces bonnes choses et que je les mis sur la table, l'une à côté de l'autre, tandis que le feu brûlait gaiement dans le poêle ?  Qui fut contente ?  Dites-le un peu vous-même, Nelle.

-  Ah! Tobias ! nous sommes restés, ce soir-là, jusqu'à dix heures, la main dans la main, comme les soirs où nous nous asseyions ensemble sur le bord de l'Escaut, au clair de la lune, avant notre mariage. Mais nous avons fait, ce soir-là, bien autre chose encore. Qu'est-ce que nous avons fait ?  Dites-le un peu, Tobias.

-  Oh ! oh ! de belles crêpes dorées aux pommes ; j'en ai encore l'odeur dans le nez. Et j'ai voulu apprendre la manière de les faire sauter, mais j'en ai fait sauter deux dans le feu, et la troisième est tombée dans la gueule du chat. Oui, oui, Nelle, je m'en souviens.

-  Eh bien, mon homme, il nous faut faire encore de belles crêpes aux pommes en mémoire de cette bonne soirée, et j'apporte des copeaux pour rallumer le feu. Et un jour, comme nous-mêmes à présent, Tobias, Riekje et Dolf se souviendront de la bonne fête de Saint-Nicolas.

Ainsi parlaient, dans le Guldenvisch, patron Jacob Biervliet, le batelier Tobias Jeffers et sa femme, la bonne Nelle. Le Guldenvisch, ainsi nommé à cause d'un joli poisson d'or qui brillait à l'arrière et à l'avant de la carène, était le meilleur des bateaux de M. Jacob Biervliet et il l'avait confié à Tobias Jeffers, le meilleur de ses bateliers. Non, il n'y avait pas dans Termonde de plus coquet bateau ni de plus propre à supporter les grandes fatigues que le Guldenvisch : c'était plaisir de le voir passer, dans l'eau où il enfonçait à plein ventre, chargé de grains, de bois, de pailles ou de denrées, avec sa grosse panse brune rechampie de filets rouges et bleus, sa quille ornée du long poisson d'or aux écailles arrondies sous des nageoires ouvertes et pointues, son pont luisant et le panache de fumée qui, sortait du tuyau de sa cheminée.

Ce jour-là, le Guldenvisch avait chômé, comme tous les bateaux de l'Escaut : il était amarré à un gros câble, ne laissant voir, vers les sept heures du soir, que la lueur claire qui rougissait le bord de sa cheminée, et ses lucarnes brillantes et rondes comme des yeux de cabillaud. C'est qu'on se préparait dignement à fêter la Saint-Nicolas dans la petite chambre qui est sous le pont ; deux chandelles brûlaient dans des chandeliers de cuivre, et le poêle en fonte ronflait comme l'eau qui se précipite des écluses, quand l'éclusier vient de les ouvrir.

Voilà justement la bonne Nelle qui pousse la porte et Tobias vient derrière elle avec un panier de charbon.

-  Maman Nelle, dit une jeune femme, je vois les fenêtres rondes qui s'allument partout, l'une après l'autre, sur l'eau noire.

-  Oui, Riekje, répondit Nelle, mais ce n'est pas pour voir s'allumer les fenêtres sur l'eau que Riekje demeure ainsi debout contre la vitre, mais bien pour savoir si Dolf le beau garçon ne va pas repasser la planche par laquelle il est parti tantôt.

Riekje se mit à rire.

-  Maman Nelle voit clair dans mon coeur, dit-elle en s'asseyant près du feu et en piquant l'aiguille dans un bonnet de nouveau-né qu'elle tenait à la main.

-  Et qui est-ce qui ne verrait pas clair dans le coeur d'une femme amoureuse de son mari, Riekje ?  reprit la vieille Nelle.

En même temps elle ouvrit le couvercle du poêle et le bourra de charbon, ce qui parut faire plaisir au petit poêle, car il se mit à pétiller comme les fusées qu'on avait tirées la veille sur la place du marché à l'occasion de la nomination du nouveau bourgmestre. Nelle moucha ensuite les chandelles avec ses doigts, après avoir mouillé ceux-ci de salive, et la flamme qui vacillait depuis quelques instants au bout de la mèche charbonneuse se redressa tout à coup joyeusement, éclairant d'une belle lumière jaune la petite chambre.

Elle était bien petite, à la vérité, la chambre, et représentait assez bien la moitié d'un grand tonneau qu'on eût coupé en deux, à cause de son plafond de bois, recourbé et de ses cloisons de larges planches clouées l'une sur l'autre. Une couche de goudron, luisante et brune, mastiquait les joints pour que le froid ne pût entrer, et il y avait des places où le goudron s'était noirci comme de l'ébène, principalement au-dessus du petit poêle. Une table et deux chaises étaient posées contre la cloison de bois, devant le feu, et la table et les chaises étaient en bois de sapin poli qui reluisait, car Nelle les savonnait à la brosse trois fois la semaine. Un coffre, long et large, s'étendait sous la lucarne et on voyait bien qu'il servait de lit à l'un ou à l'autre, parce qu'il y avait dessus un matelas replié, avec un coussin, des couvertures en laine et une toile cirée. A côté du coffre, une caisse en bois blanc, posée en hauteur, avec deux planches qu'on avait mises sur des tasseaux, contenait du linge, des bonnets, des mouchoirs, des jupes de femmes, des vestes d'hommes, qui avaient un peu l'odeur du poisson. Des filets pendaient à des clous par-dessus la caisse, et pêle-mêle avec les filets se trouvaient des cabans de toile goudronnée, des vareuses, des bottes, des chapeaux eu cuir bouilli et d'énormes gants en peau de mouton. Une espèce de natte, faite de cordelettes épaisses, en forme de hamac, était fixée à de solides crampons dans le plafond et retombait, à demi déployée, jusqu'à terre. Le long des cloisons, des chevilles en bois supportaient des planches sur lesquelles étaient les chaudrons, les casseroles, les assiettes et les pots à boire ; les grils, la poêle, l'écumoir et la râpe étaient accrochés à des clous, au-dessous. Des chapelets d'oignons enguirlandaient le dessus du poêle et une vingtaine de beaux saurets aux ventres cuivrés étaient enfilés par les ouïes à un cordon.

Voilà ce que les deux chandelles éclairaient de leur lumière jaune en faisant danser des ombres sur le plafond ; mais il valait bien mieux regarder la brune Riekje assise près du feu, car c'était une belle jeune femme. Large d'épaules, le cou rond, les mains fortes, elle avait les joues pleines et hâlées, les yeux veloutés et bruns, le menton rond, la bouche épaisse et rouge, et ses cheveux, qui étaient noirs comme la houille, se torsaient dix fois autour de son chignon, en haut de sa nuque. Elle était presque toujours sombre et rêveuse, bien que douce et timide, mais quand son Dolf était près d'elle, ses joues charnues remontaient de chaque côté de son amoureuse bouche et elle laissait voir gaiement ses dents éclatantes. Alors elle ne fronçait plus son sourcil noir sur son oeil brun, comme si elle eût pensé à de tristes choses, mais son front brillait comme un jour de mai et elle se tournait vers le beau garçon en frappant ses mains l'une dans l'autre. Elle était grande, bien faite, la chair dure comme le marbre, mais elle ne s'aperçoit qu'elle est belle que quand son Dolf la tient dans ses robustes bras.

La flamme qui passe par la porte du poêle rougit en ce moment ses joues comme deux belles tranches de saumon, et par le coin de sa paupière son oeil profond, qu'elle fixe sur son ouvrage, luit ainsi qu'une braise dans les cendres. Mais deux choses luisent autant que ses yeux : c'est la boucle d'or qui pique son oreille et l'anneau d'or qu'elle porte à son doigt.

-  Riekje, avez-vous chaud ?  lui demande Nelle Jeffers de temps à autre. Est-ce que vos pieds ont bon dans vos sabots doublés de paille, Riekje ?

Et Riekje répond en souriant :

-  Oui, maman Nelle, je suis comme une reine.

-  Comme une reine, dites-vous, reprend Nelle. C'est tantôt que vous serez comme une reine, ma belle-fille, Riekje n'a jamais mangé les koekebakken aux pommes de maman Nelle. Eh bien ! elle en mangera tantôt. Je puis bien le dire maintenant, car j'entends Dolf qui passe la planche et qui nous apporte la farine, les oeufs et la crême. Vous m'en direz des nouvelles, Riekje.

Et elle ouvrit la porte à Dolf dont les sabots claquaient sur l'échelle par laquelle on descend dans l'intérieur du bateau.

II

Un homme aux larges épaules, la figure ouverte et riante, parut dans la lueur rouge de la chambre et sa tête touchait au plafond.

-  Voilà, mère, s'écria-t-il.

Il jeta son chapeau dans un coin et mit sur la table des sacs en papier qu'il tira de ses poches.

-  Dolf, je suis sûre que vous avez oublié la pinte de lait, s'écria maman Nelle quand il eut rangé les paquets sur la table.

Alors Dolf fit une longue figure, poussa la langue et parut déconcerté comme si vraiment il lui fallût retourner pour acheter la pinte de lait. Mais il eut soin de cligner des yeux en même temps du côté de Riekje pour lui faire entendre que c'était une farce. Nelle, qui ne l'avait pas vu cligner des yeux, frappa ses mains l'une dans l'autre en se lamentant :

-  Qu'est-ce que nous allons faire sans lait, Dolf ?  Vous verrez qu'il faudra que j'y aille moi-même. Ayez donc de grands garçons, Tobias, pour qu'ils ne songent plus qu'à l'amour qu'ils ont dans la tête.

-  Et si je fais sortir le lait de dessous la chaise de Riekje, est-ce que vous m'embrasserez, mère, dit le grand Dolf en riant de tout son coeur et en jetant un de ses bras autour du cou de la bonne Nelle, tandis qu'il tenait l'autre bras derrière son dos.

-  Taisez-vous, méchant garçon, répliqua Nelle, demi-fàchée, demi-riante. Est-ce qu'il est possible que Riekje ait du lait sous sa chaise ?

-  M'embrasserez-vous, disait toujours le grand garçon, une... deux....

-  Allons, levez-vous, Riekje, pour savoir si j'embrasserai votre garnement de mari, s'écria-t-elle.

Dolf se baissa vers Riekje, chercha longtemps sous sa chaise, feignit de ne pas trouver d'abord, fit sauter Riekje en l'air en lui chatouillant le mollet et finalement tira le pot à lait qu'il leva triomphalement au bout de son bras. Et il criait de toutes ses forces, son poing sur la hanche :

-  Qui sera embrassé, mère ?  Qui sera embrassé ?

Et tout le monde riait aux éclats de cette bonne farce.

-  Dolf, embrassez Riekje, cela vous fera plus de bien, criait la bonne Nelle.

Alors le gai garçon fit un beau salut à Riekje en rejetant le pied en arrière et en posant la main sur son coeur, comme on fait chez les gens riches, et il lui dit :

-  Riekje, est-ce qu'il me sera permis d'embrasser une aussi belle personne que vous ?

" Mais, sans attendre de réponse, Dolf passa son bras autour de la taille de Riekje, et la levant de sa chaise, il colla à son cou ses grosses lèvres de bon enfant. Riekje, de son côté, tourna à demi la tête vers lui et ils s'embrassèrent sur la bouche un bon coup.

-  Riekje, dit Dolf, en passant sa langue sur le coin de ses joues, d'une façon comique, un baiser comme cela vaut mieux que de la ryspap.

-  Nelle, s'il vous plaît, faisons comme eux, dit Tobias. Je suis en joie de voir nos beaux enfants si heureux.

-  Bien volontiers, notre homme, dit Nelle. Nous avons été comme eux dans notre bon temps.

-  Ah ! Nelle, c'est toujours le bon temps tant qu'on est à deux et qu'on a une petite place sur la terre pour faire son ménage en paix.

Et Tobias, de son côté, embrassa sa vieille femme sur les joues, et, à son tour, Nelle lui donna deux gros baisers qui claquèrent comme du bois sec qu'on casse.

-  Riekje, disait tout bas le beau Dolf, je vous aimerai toujours.

-  Dolf, répondait Riekje, je mourrai avant de cesser de vous aimer.

-  Riekje, je suis plus âgé que vous de deux ans. Quand vous aviez dix ans, j'en avais douze et je crois que je vous aimais déjà, mais pas autant qu'aujourd'hui.

-  Non, mon cher homme, vous ne me connaissez que depuis le dernier mois de mai. Tout le reste n'existe pas. Dites-moi, Dolf, que le reste n'existe pas. J'en ai besoin pour vous aimer sans honte.

Et Riekje se roulait contre la large poitrine de son mari en se rejetant un peu en arrière, et il était très-facile de voir que la jeune femme serait bientôt mère.

-  Allons, les enfants, cria maman Nelle, voici le moment de faire ma pâte.

Elle alla prendre une casserole en fer dont l'émail reluisait, mit dedans la farine, les oeufs et le lait, puis fouetta vigoureusement sa pâte, après avoir relevé ses manches sur ses bras bruns. Et quand elle eut bien battu la pâte, elle posa la casserole sur une chaise près du feu et la couvrit d'un linge, de peur qu'elle ne prît froid. Tobias, de son côté, saisit la poêle à frire, la graissa d'un peu de lard et la mit tiédir un instant sur le feu, pour que la pâte y roussît partout également.

Et Riekje et Dolf, ayant pris des pommes dans le panier, les coupèrent en tranches rondes, après avoir enlevé les coeurs et les pépins. Mais qu'est-ce qu'il y a dans la casserole que Nelle vient de poser sur le feu ?  Elle y a mis de l'eau tiède et de la farine, et Dolf a bien vu que la casserole était remplie jusqu'aux bords; mais Nelle a mis si rapidement le couvercle dessus qu'il ne sait si c'est de la viande ou des choux. Petit à petit la casserole se met à chanter et une petite fumée brune sort de dessous le couvercle qui danse sur les bords. Alors Dolf allonge son nez du côté de la casserole et il ouvre si fort ses narines qu'on logerait une noix dans chacune.

Quand maman Nelle va lever le couvercle pour voir si ce qu'il y a dessous cuit comme il faut, il se met sur la pointe des pieds et cherche à se glisser derrière son dos, en se faisant tout petit et puis tout long, pour paraître plus comique. Et Riekje rit derrière ses mains, sous son tablier, en le regardant du coin de l'oeil. Tout à coup Dolf pousse un grand cri pour surprendre sa mère, mais Nelle l'a vu venir, et au moment où il croit plonger son regard dans la casserole, elle referme le couvercle et lui fait une belle révérence. Qui est bien attrapé ?  C'est Dolf. Et cependant il s'écrie en riant :

-  Cette fois-ci, je l'ai vu, mère. C'est le vieux chat de Slipper que vous avez mis à la casserole, et vous l'avez engraissé avec des chandelles.

-  Oui, répliqua Nelle, et après je ferai frire les souris à la poêle. Allez, méchant garnement, occupez-vous de mettre la table et laissez-moi tranquille.

Alors Dolf s'en va dans la petite chambre qui est à côté, prend une chemise bien blanche et bien amidonnée, la passe par-dessus ses habits et rentre dans la chambre, en faisant voler avec ses mains les pans de la chemise. En le voyant ainsi, Nelle pose ses poings sur ses hanches et se met à rire de si grand coeur que les larmes lui sortent des yeux et Riekje bat des mains en riant aussi. Seul, Tobias garde son sérieux, et pendant que Dolf se promène dans la chambre en demandant à Nelle si elle ne veut pas le prendre à son service pour cuisinier, Tobias tire les assiettes de l'armoire et les frotte avec un coin de la belle chemise blanche. Alors la bonne Nelle se laisse tomber sur une chaise et tape ses genoux du plat, de ses mains, en se renversant coup sur coup en avant et en arrière.

Au bout de quelque temps la table se trouva mise ; les assiettes reluisaient, et près des assiettes les fourchettes brillaient comme de l'argent. Nelle ouvrit une dernière fois la casserole, goûta la sauce et, levant la grande cuillère de fer-blanc en signe de triomphe, elle cria :

-  A table. Le plaisir va commencer.

On approcha le grand coffre de la table, car il n'y avait que deux chaises, et Dolf s'assit sur le coffre à côté de Riekje. Tobias prit une chaise et allongea ses jambes, en croisant ses mains sur son ventre, après avoir mis une chaise à côté de lui pour la bonne Nelle. Tout à coup une grande fumée se répandit jusqu'au plafond de bois dans la chambre et la casserole apparut sur la table.

-  C'est le chat de Slipper, je le savais bien, cria Dolf, quand Nelle eut enlevé le couvercle.

Chacun tendit alors son assiette, et Nelle, plongeant la grande cuillère dans la casserole, en tira de la viande brune, coupée par petits morceaux, qu'elle versait sur les assiettes, avec beaucoup de sauce. Dolf regarda attentivement les morceaux que lui donnait Nelle, les flaira du nez et tout à coup frappant du poing sur la table, il s'écria :

-  Dieu me pardonne, Riekje, ce sont des schoesels.

Et, en effet, c'étaient des tripes de boeuf accommodées à la manière flamande, avec le foie, le coeur et les poumons. Dolf piquait de gros morceaux à la pointe de sa fourchette, et pendant qu'il les avalait, il passait sa main sur son estomac pour montrer que c'était bon. Et Tobias disait :

-  Nelle est une fameuse cuisinière. Je sais bien que chez le roi Léopold on mange les schoesels au vin, mais Nelle les fait tout aussi bien à l'eau.

-  Voilà une bonne fête de Saint-Nicolas, dit Dolf à sa femme. Nous nous souviendrons toujours que nous avons mangé des schoesels à la Saint-Nicolas, Riekje.

Voici que la vieille Nelle se lève de table et met la poêle sur le feu. Mais le feu n'est plus assez brûlant : elle jette du bois dessus et fait tomber avec le crochet les cendres dans le tiroir. Alors le poêle recommence à ronfier et Nelle enlève le couvercle de la casserole à la pâte. Comme la pâte a monté ! Elle blanchit jusqu'au bord la casserole, grasse, épaisse, odorante, et de petits bouillons la gonflent çà et là. Nelle plonge la cuillère en bois dans cette belle nappe profonde, et quand elle la retire, de longs filets de pâte descendent de tous côtés. Tout à coup, la poêle siffle et pétille, car la pâte vient de couler sur le beurre bruni, autour des rondelles de pommes que Nelle y a jetées préalablement. Et en un tour de main, la crêpe, roussie sur les bords, bondit en l'air. Dolf et Tobias frappent des mains et Riekje admire l'adresse de la vieille Nelle. Une assiette ! Et la première koekebakke s'étale dessus, avec la couleur de la sole frite, dorée et grésillante de beurre. A qui la première ?  Elle sera pour Tobias, mais Tobias la passe à Riekje, et la jeune femme partage avec Dolf les bouchées qu'elle pique de sa fourchette. Tobias les regarde manger l'un et l'autre d'un air satisfait et dit à Nelle :

-  Allons, femme, je vois que les koekebakken sont toujours aussi bonnes que la première fois que vous les avez faites pour moi, car elles ont l'air de leur goûter.

Et pour prix de ses paroles, une large crêpe, scintillante et juteuse, s'abat devant lui, ronde comme les disques que les joueurs de palet lancent au but. Et Tobias s'écrie :

-  La lune brille sur mon assiette, mais elle est plus belle que quand elle est au ciel.

La pâte coule à flots dans la poêle, le beurre frit, le feu ronfle, et les crêpes tombent à la ronde sur les assiettes, comme une marée de tanches.

-  A mon tour, mère, s'écrie Dolf, quand la casserole est près de se vider.

Nelle s'assied près de Tobias et mange deux crêpes qu'elle a gardées pour elle, parce qu'elles sont moins réussies que les autres. Déjà Dolf a fait couler la pâte dans la poêle, mais il ne l'étale pas en rond comme Nelle, car c'est un bonhomme qui va cuire. Oh ! oh ! la tête et le ventre sont visibles sans qu'il soit besoin de mettre ses lunettes. Restent les bras et les jambes. Dolf guide la cuillère d'une main prudente et ne laisse tomber de pâte que ce qu'il faut pour figurer ce qu'il doit montrer. Tout à coup il pousse un cri de triomphe et fait glisser sur l'assiette de Riekje son bonhomme ; mais en le faisant glisser, son bonhomme se casse en deux et devient une marmelade où il est impossible de distinguer quelque chose. Il recommence encore et recommencera tant que son bonhomme saura se tenir droit sur ses jambes. Et pour le rendre plus vivant, il lui mettra dans la tête un quartier de pomme qui marquera la figure.

-  Garçon, dit Tobias à son fils, tu trouveras dans le trou aux copeaux une vieille bouteille de schiedam que j'ai rapportée de Hollande avec trois autres ; mais les trois autres ont été bues et il ne reste plus que celle-là. Tu la prendras et tu l'apporteras sur la table.

Dolf fit comme son père avait dit et Nelle mit les petits verres. Tobias déboucha ensuite la bouteille et remplit deux verres, un pour Dolf et un pour lui. Et chacun put voir que c'était, en effet, un bon vieux schiedam, car Tobias et son fils faisaient aller leur tête de haut en bas et claquaient leur langue contre leur palais.

-  Ah ! Riekje, dit Nelle, ce sera un beau jour pour nous tous dans deux ans quand nous verrons sous la cheminée un petit sabot, avec des carottes et des navets dedans.

-  Oui, Riekje, ce sera un beau jour pour nous tous, dit à son-tour Dolf en pressant dans ses gros doigts la main de sa femme.

Et Riekje leva sur le bon garçon ses yeux où il y avait une larme en lui disant tout bas :

-  Dolf, vous êtes un coeur du bon Dieu.

Il s'assit près d'elle et passa son bras autour de sa taille. -  Ma Riekje, dit-il, je ne suis ni bon ni mauvais, mais je vous aime de tout mon coeur.

Et Riekje lui passa aussi son bras autour du corps, et dit :

-  Mon cher Dolf, quand je pense au passé, je ne sais comment j'ai encore le courage de prendre goût à la vie.

-  Ce qui est passé est passé, Riekje, ma bonne femme, répondit Dolf.

-  Ah! Dolf, mon cher Dolf, il y a des jours où je songe qu'il vaudrait mieux pour moi être déjà là-haut afin de dire à Dieu ce que vous avez fait pour moi.

-  Riekje, je suis triste quand vous êtes triste. Vous voulez donc que je me fasse du chagrin ce soir à cause de vous ?

-  Ah ! mon cher Dolf, je donnerais mon sang pour vous épargner un seul instant de chagrin.

-  Alors, Riekje, montrez-moi vos belles dents blanches et regardez de mon côté en riant.

-  Dolf, je ferai ce que vous voudrez, car mes tristesses et mes joies sont à vous. Riekje n'a que son cher Dolf sur la terre.

-  Bien ça, Riekje, je veux être tout pour vous, votre père, votre mari et votre enfant. N'est-ce pas, Riekje, que je suis un peu aussi votre petit enfant-  Nous serons deux à aimer notre maman.

Riekje prit la tête de Dolf dans ses mains et l'embrassa sur le front, longuement. Puis, collant la bouche à son oreille, elle murmura du bout des lèvres :

-  Dolf, mon Dolf chéri, l'aimerez-vous au moins ?

Dolf leva la main gravement, et dit :

-  Je prends le ciel à témoin de ce que je vais vous dire, Riekje. Je l'aimerai comme mon propre enfant.

-  Notre garçon a eu la main heureuse, dit Nelle à son mari. Riekje est une bonne femme : le jour où elle est entrée chez nous, elle y a amené la joie, Tobias.

-  Nous sommes bien pauvres, Nelle, répondit Tobias, mais il n'y a pas de plus grande richesse pour de vieux parents comme nous que de voir, assis auprès de leur feu, des enfants amoureux.

-  Et ceux-ci s'aiment, Tobias, comme nous nous sommes aimés.

-  Vous étiez alors une fraîche et jolie fille de Deurne, avec des joues aussi rouges que la cerise, et votre nez était un joli petit coquillage comme on en voit sur le sable de la mer, Nelle. Quand vous alliez le dimanche à l'église avec votre grand bonnet à barbes et votre plaque de cuivre sur la tête, étant jeune fille, il n'y avait pas un homme qui ne se retournât sur vous.

-  Mais je ne me retournais sur personne, Tobias, car Tobias, le beau garçon aux cheveux noirs et à la barbe pointue, avec sa belle veste en velours vert, ses yeux brillants et ses grosses joues brunes, était mon prétendu.

-  Ah ! Nelle, c'était une bonne chose dans le temps qu'un serrement de main derrière la haie, et quelquefois je vous embrassais, mais vous ne vouliez pas, et j'étais obligé d'attendre que vous tourniez la tête.

-  C'est vrai, Tobias, mais à la fin je tournais la tête tout de même et Tobias m'embrassait.

Et Riekje disait à Dolf :

-  Il n'y a pas de plus grand bonheur sur la terre, mon Dolf, que de vieillir en s'aimant : quand l'un meurt, l'autre meurt de suite après. Et l'on n'a pas le temps de cesser de s'aimer.

-  Oui, Riekje. Et si le vieux père meurt le premier, je dirai au fossoyeur : « Creusez une large tombe, homme de la mort, car notre mère y va descendre à son tour. «

-  Ah! Dolf, s'écria Riekje, en serrant son mari dans ses bras, je le dirai moi-même au fossoyeur, si la mort m'enlève mon Dolf.

Le feu ronflait dans l'âtre, et les chandelles, tirant sur leur fin, brûlaient avec une lueur vacillante. La mèche noire, piquée de charbons rouges, penchait sur le côté, et le suif dégouttait en grosses larmes jaunes le long de la chandelle, car depuis quelque temps la mèche n'avait plus été mouchée. Et dans la lumière rougeâtre qui descendait en tremblant de la planche où se trouvaient les chandeliers, l'étroite et pauvre chambre resplendissait, car il y avait là des coeurs heureux. La rude tête de Tobias, maigre et nerveuse, se détachait de la muraille brune avec Son nez busqué, ses yeux vifs et perçants, ses pommettes saillantes, son menton couvert d'un bouquet de poils noirs, sa bouche rasée et ses oreilles accrochées d'un anneau d'or ; mais ce qui frappait avant toute chose dans cette rude figure, c'était la bonté.

Et près de lui se tenait assise la vieille Nelle, mais elle tournait le dos aux chandelles, et quand par moments elle remuait la tête, la lumière plaquait son front d'une tranche claire qui le faisait ressembler à de l'ivoire jauni, les pendants d'or scintillaient à ses oreilles, le bout de son nez s'allumait d'une paillette vive, et de l'ombre sortaient, comme les ailes d'un oiseau, les barbes de sa cape. Elle était vêtue d'un gros jupon de laine sur lequel dansaient les basques de sa jaquette à fleurs, plissées en tuyaux raides, mais la main de Tobias, étant posée dessus, en dérangeait un peu les plis.

De l'autre côté de la chambre, Riekje et Dolf se tenaient les mains l'une dans l'autre ; la lumière les éclairait à peine, car ils s'étaient mis un peu sur le côté pour mieux pouvoir se regarder dans l'ombre. Leurs joues rouges se doraient de tons jaunes comme des abricots, et leurs yeux brillaient de l'éclat de l'émail ; et de temps en temps la lumière frappait le menton rasé de Dolf, la bouche pourprée de Riekje, leurs nuques ou leurs oreilles percées d'anneaux, d'une touche brillante qui trouait la demi-obscurité. Sur les planches luisaient les chaudrons, les marmites et les pots, et les murs semblaient noirs, surtout dans les coins.

-  Qu'avez-vous, Riekje -  s'écria Dolf tout à coup, vos joues deviennent blanches comme les assiettes qui sont sur la planche et vos yeux se ferment. Ma Riekje, qu'avez-vous ?

-  Ah! Dolf, répondit Riekje. Si c'était pour aujourd'hui ! J'ai souffert toute l'après-midi et voici que je vais me trouver mal. Mais je n'ai rien voulu vous dire, n'étant pas certaine. Mon enfant ! mon enfant ! si je meurs, aimez-le, Dolf, mon cher homme.

-  Mère ! mère ! s'écria Dolf, Riekje est dans les maux !

Puis, il se couvrit la figure de ses larges mains et se mit à pleurer dedans, sans savoir pourquoi.

-  Allons, Dolf, du courage, dit Tobias en lui frappant sur l'épaule. Un père en a souvent plus besoin qu'une mère.

-  Riekje, ma Riekje chérie, disait de son côté la bonne Nelle en pleurant, il ne pouvait nous arriver un plus grand bonheur le jour de la Saint-Nicolas. Les pauvres gens sont plus joyeux d'un enfant qui leur vient que de tous les trésors de la terre, mais l'enfant est surtout bienvenu quand le ciel le leur envoie le jour de Pâques ou le jour de saint Nicolas.

-  Dolf, dit Tobias, vous avez de meilleures jambes que moi. Il faudra courir jusque chez Mme Puzzel l'accoucheuse ; nous veillerons sur Riekje.

Alors Dolf pressa une dernière fois Riekje dans ses bras, et on l'entendit monter l'échelle en courant ; puis son pas fit danser la planche qui joignait le bateau à la rive, et tout à coup on ne l'entendit plus.

-  Il est déjà loin, dit Tobias.

III

La nuit est profonde sur l'eau et dans le ciel, mais il a neigé les jours précédents, et à travers le brouillard, Dolf voit la terre grise sous ses pieds. Il court le long du fleuve et ses jambes ne vont pas assez vite au gré de son coeur. Au loin, dans la nuit brumeuse, les réverbères ressemblent à des taches de sang et les vitres qui brillent dans les maisons sont pareilles à des yeux rouges qui pleurent. Des hommes et des femmes passent auprès de lui en pensant à leurs enfants, et ils entrent dans les boutiques ou bien ils en sortent.

Dolf court et les gens qui le voient passer comme une ombre, s'étonnent de voir courir ainsi un homme à pareille heure. Tout à coup il entend des voix. On crie, on appelle, on se lamente et sur l'eau noire des perches promènent des falots allumés. Des torches vont et viennent sur la rive noire, avec de rouges lueurs, que le vent secoue comme des lanières, dans des tourbillons de fumée. Et de loin, Dolf distingue, dans le tremblement écarlate des falots, des figures qui courent en tous sens, et d'autres qui se penchent sur le fleuve plein de ténèbres.

-  Cherchons Dolf Jeffers, crient deux hommes. Il n'y a que Dolf Jeffers qui soit capable d'en venir à bout.

-  Voici Dolf Jeffers, répond aussitôt le brave garçon, que lui voulez-vous ?

Mais les hommes qui sont là au nombre d'une dizaine l'entourent : il les reconnaît. Ce sont ses amis, ses compagnons, des bateliers comme lui.

-  Dolf ! au nom de Dieu ! lui dit un vieux batelier. Un homme se noie. Au secours ! Il n'est peut-être plus temps. Habits bas, Dolf !

Dolf regarde l'eau, les falots, la nuit qui est sur sa tête et les hommes qui l'entourent.

- Frères, s'écrie-t-il, devant Dieu, je ne puis. Riekje est dans les maux et je ne suis pas maître de ma vie.

-  Dolf ! Au secours ! crie encore le vieux batelier.

Et il lui montre de ses mains ridées ses habits ruisselants d'eau.

-  J'ai trois enfants, Dolf, et je me suis déjà jeté deux fois à l'eau. Les bras ne vont plus et je vais tomber tout à l'heure.

Alors Dolf regarde les hommes qui sont autour de lui :

-  Lâches, s'écrie-t-il. Il n'y en a donc pas un parmi vous qui veuille sauver un homme qui se noie ?

-  Dolf, crie de nouveau le vieillard, je vous jure que si vous n'y allez pas vous-même, je descendrai encore une fois, dussé-je n'en plus sortir.

Le voilà! Le voilà! s'écrient en ce moment les hommes qui promènent les falots sur l'eau. Nous avons vu ses pieds et sa tête. Au secours ! Au secours !

Dolf jette au loin son habit et dit froidement au batelier :

-  J'irai donc.

Et il ajoute :

-  Qu'un de vous coure jusque chez Mme Puzzel lui dire d'arriver de suite au Guldenvisch.

Puis il fait le signe de la croix et murmure entre ses dents :

-  Seigneur, mon Dieu, vous me voyez. Ayez pitié de moi.

Il descend vers la rive, la poitrine nue, et les hommes qui le suivent tremblent pour lui. Il regarde un instant l'eau noire sur laquelle les falots font flotter des taches de Sang. Tout à coup l'eau bouillonne.

-  Le voilà ! crient encore les hommes.

Au même moment le fleuve s'ouvre et l'on entend un cri.

-  Riekje ! a crié Dolf.

Et l'eau terrible se referme sur sa proie. Des cercles qui se rétrécissent rident seuls la noire étendue et la lumière la fait paraître plus noire encore. Un silence de mort pèse sur le groupe qui regarde de la rive. Quelques hommes entrent à mi-corps dans le fleuve et battent l'eau de leurs perches ; d'autres déroulent des câbles qui vont à la dérive ; trois d'entre eux se sont glissés dans un canot et rament sans bruit, en ayant soin de faire flotter les falots à ras de l'eau. Et le fleuve coule comme une nappe d'huile avec un murmure doux, en léchant la rive.

Deux fois Dolf reparaît à la surface et deux fois il replonge : on voit ses bras qui s'agitent et sa figure blanchit vaguement dans la nuit. Il fend de nouveau le gouffre glacé et plonge au plus profond. Tout à coup ses jambes demeurent paralysées. Il frappe, il se débat, il cherche à remonter, mais vainement. Il sent bien que le noyé s'est accroché à lui et que s'il ne parvient pas à se dégager, c'en est fait de tous deux. Ses jambes sont plus étroitement scellées dans les bras du noyé que si elles étaient rivées dans un écrou. Alors une lutte horrible s'engage et ils descendent tous deux dans la boue du fleuve. Tous deux frappent, mordent et se déchirent, comme de mortels ennemis, dans la nuit de l'abîme. Dolf l'emporte pourtant; les bras du noyé cessent de l'étreindre et il sent à présent le long de son corps une masse inerte qui ne bouge non plus qu'un mort. Il saisit dans sa main un bout du vêtement du noyé et il remonte, entraînant après lui cette proie qu'il vient de disputer aux anguilles du fleuve. Une lassitude dangereuse comme le sommeil s'est emparée de tout son corps, sa tête penche en avant et l'eau lui entre dans la bouche. Mais la lueur des falots perce l'épaisseur du fleuve ; il rassemble ses forces et sa poitrine respire enfin l'air de la nuit.

Un grand cri s'élève alors sur la rive.

-  Courage ! Dolf ! Courage ! crie la foule.

Des bateliers ont amassé du bois sur le bord et y ont mis le feu. La flamme monte en tournoyant et l'eau s'en éclaire au loin.

-  Par ici ! Dolf ! Courage ! Dolf ! coeur du bon Dieu, courage ! crie encore la foule

Dolf est sur le point d'atteindre la rive : il fend l'eau de toute la vigueur qui lui reste et pousse devant lui le corps inanimé. La rouge lumière du bûcher éclaire ses mains et sa figure, et à côté de la sienne, la figure du noyé.

Que se passa-t-il tout à coup dans l'âme de Dolf ?  A peine a-t-il vu ce visage blême qu'il cesse de nager. Il pousse du poing le noyé au fond de l'eau et un cri de rage sort de sa poitrine. Mais le noyé qui sent le fleuve se refermer encore une fois sur lui l'enlace de nouveau dans ses bras plus durs que le fer. Alors tous deux disparaissent dans le gouffre noir.

Malédiction ! L'homme que Dolf allait sauver des eaux est le lâche séducteur de Riekje.

Dolf a recueilli la pauvre fille de pêcheur délaissée et l'a prise pour femme devant Dieu et devant les hommes. Meurs, Jacques Karnavash : il n'y a pas assez de place sur la terre pour toi et l'enfant que tu as mis au ventre de Riekje.

IV

-  Voilà Dolf qui nous ramène Mme Puzzel, dit la vieille Nelle à Riekje, au bout d'une heure.

La passerelle balance, en effet, sous le pied de deux personnes et un bruit de pas résonne sur le pont, tandis qu'une voix crie :

-  Tobias ! Tobias ! venez avec une lanterne éclairer Mme Puzzel.

Tobias prend une des chandelles et pousse la porte en ayant soin d'abriter la chandelle avec sa main.

-  Par ici, crie-t-il en même temps. Par ici !

La vieille Mme Puzzel descend l'échelle et un jeune garçon descend après elle.

-  Ah ! madame Puzzel, Riekje sera bien contente de vous voir. Entrez, dit Tobias. Bonjour, garçon. Tiens, c'est notre Lucas.

-  Bonjour, Tobias, dit le jeune homme. Dolf est resté en chemin avec les camarades et j'ai fait la conduite à Mme Puzzel,

- Entrez boire un verre, garçon, dit Tobias. Vous irez retrouver Dolf ensuite.

-  Bonjour, madame Puzzel, s'écria Nelle, comment vous portez-vous ?  Voilà une chaise. Chauffez-vous.

-  Bonjour la compagnie, répondit la grosse petite vieille femme. Il va donc y avoir du suc à baptême ce soir dans le Guldenvisch. C'est notre premier, n'est-ce pas, Riekje ?  Allons, Nelle, faites-moi du café et donnez-moi des sabots.

-  Riekje, dit alors le jeune garçon, j'ai fait la conduite à Mme Puzzel, parce que les camarades ont entraîné Dolf. Il ne faut pas que Dolf vous voie sur votre lit. Non. Ce n'est pas bon. Voilà pourquoi les camarades lui font boire un bon coup, afin qu'il prenne du courage.

-  Et moi, j'en aurai davantage s'il n'est pas ici, s'écria Riekje.

-  Oui, dit à son tour Nelle, il vaut mieux pour tout le monde que Dolf ne soit pas ici.

Tobias versa un verre de genièvre et le donna au jeune garçon en disant :

-  Voilà pour votre peine, Lucas. Quand vous aurez bu cela, vos jambes s'allongeront d'elles-mêmes pour rejoindre les camarades.

Et Lucas but le verre en deux fois. Et il but le premier coup en disant à la compagnie :

-  A la santé de tout le monde.

Et le second coup, il le but en se disant à lui-même :

-  A la santé de Dolf, s'il est encore en vie.

Et quand le jeune garçon s'en alla, la bouilloire chantait sur le feu et une bonne odeur de café commençait à se répandre dans la chambre, car la bonne Nelle avait posé le moulin à café sur ses genoux et tournait dedans les graines noires qui crevaient en petits éclats.

Mme Puzzel, ayant ôté son grand manteau noir qui se noue sous le menton au moyen d'une agrafe en cuivre, tira de son cabas une paire de lunettes dans un étui et son tricot. Elle mit ses lunettes sur son nez, passa les aiguilles sous ses doigts et s'assit près du feu, en faisant aller ses mains aux longs doigts plats. Elle était en jaquette de laine avec un gros châle noir par-dessus, et ses sabots sortaient du bas d'un jupon en drap de Verviers. Elle levait de temps à autre les yeux au-dessus de ses lunettes, sans relever la tête, et regardait Riekje qui allait et venait en mettant la main sur son ventre et en se lamentant. Quand Riekje commença à se lamenter plus fort, Mme Puzzel lui donna de petites tapes sur la joue et lui dit :

-  Du courage, Riekje. Vous n'avez pas d'idée de la joie qu'on éprouve à entendre crier son petit enfant pour la première fois.

Tobias avait reculé dans le coin le grand coffre qui servait de lit et il l'avait arrangé de manière qu'il fût doux au coucher. Il y avait à présent deux matelas et une paillasse sur le coffre, car Tobias avait dépouillé son propre lit. Vers minuit, Mme Puzzel replia son tricot, mit ses lunettes sur la table et croisa ses bras en regardant le feu. Elle prépara aussi les linges, refit le lit, regarda l'heure à la grosse montre d'argent qu'elle portait sous sa jaquette, bâilla six fois do suite et s'endormit d'un oeil, comme font les femmes de son métier. Mais Riekje tordait ses mains et criait :

-  Madame Puzzel ! Madame Puzzel !

-  Mme Puzzel ne peut rien pour vous, Riekje, disait la grosse femme. Il faut attendre.

Au dedans, la bouilloire sifflait sur le feu : au dehors l'eau du fleuve claquait contre le bateau. Des bruits de voix retentissaient par moments sur la rive et on entendait des portes se fermer.

-  Il est minuit, disait Tobias, ce sont les gens qui sortent de l'estaminet.

-  Ah! Dolf ! mon cher Dolf ! s'écriait chaque fois Riekje. Pourquoi ne revient-il pas ?

-  Je vois les petites fenêtres qui s'éteignent une à une dans les bateaux et dans les maisons, répondait Nelle. Dolf va rentrer.

Et Dolf ne rentrait pas.

Deux heures après minuit, les douleurs de Riekje devinrent si grandes qu'elle fut forcée de se coucher sur le coffre. Mme Puzzel mit sa chaise auprès de Riekje, et maman Nelle prit son chapelet, pour dire des prières. Et il se passa encore deux heures.

-  Dolf ! Dolf ! criait sans cesse Riekje. Où reste-t-il si longtemps quand sa Riekje va mourir ?

Et Tobias montait de temps à autre l'échelle pour voir si Dolf ne revenait pas. La petite fenêtre du Guldenvisch reflétait sur l'eau noire la rouge lumière des chandelles et il n'y avait plus qu'elle qui brillât dans la ville. Le carillon d'une église sonnait au loin les quarts dans l'air de la nuit et Tobias les écoutait venir à lui comme des voix qui lui parlaient du nouveau-né. Lentement, les vitres des maisons se rallumèrent l'une après l'autre et les lumières se remirent à courir le long des rues. Alors un petit enfant se mit à crier dans le bateau et ses cris semblèrent à ceux qui les entendaient plus doux que des chants de joie.

-  Riekje! Riekje !

Une voix lointaine appelle Riekje. Qui bondit sur le pont et se précipite dans la petite chambre ?  C'est Dolf, le bon garçon. Riekje, qui sommeille, ouvre les yeux et voit son cher homme à genoux près du lit. Tobias jette son bonnet en l'air et Nelle agace, en riant, la bouche du nouveau-né que Mme Puzzel emmaillote sur ses genoux. Et quand le petit enfant est bien enveloppé dans ses langes. Mme Puzzel le met dans les bras de Dolf qui l'embrasse doucement et lui fait une belle risette. Alors Riekje appelle Dolf et lui prend la tête dans ses mains, puis elle sourit et s'endort jusqu'au matin. Dolf pose son front à côté d'elle sur l'oreiller et comme leurs coeurs, leurs haleines demeurent confondues pendant leur sommeil.

V

Dolf s'en va un matin en ville.

Les cloches de mort sonnent à grandes volées et les glas se répandent à travers l'air comme des oiseaux funèbres.

Une longue procession s'enfonce sous le porche de l'église et l'autel tendu de noir se constelle de la clarté des cierges qui brillent comme des larmes dans des yeux de veuve.

-  Qui est mort dans la ville ?  demande Dolf à la vieille pauvresse accroupie le menton sur les genoux, au seuil de l'église.

-  Un riche fils de famille, répond la pauvresse, Jacques Karnavash. Une petite aumône, s'il vous plaît, pour le repos de son âme.

Dolf ôte son chapeau et entre dans l'église.

Il va se mettre derrière un pilier et voit le cercueil aux clous d'argent disparaître sous le noir catafalque.

-  Seigneur Dieu, dit-il, que votre justice se fasse. Pardonnez-lui comme je lui ai pardonné.

Et quand la foule se rend à l'offrande, il va prendre un cierge des mains de l'enfant de choeur et suit ceux qui font le tour du catafalque.

Puis il s'agenouille dans un coin obscur, loin des hommes et des femmes qui sont venus pour honorer la mémoire du mort, et il mêle ces paroles à sa prière :

-  Seigneur Dieu, pardonnez-moi à mon tour. J'ai sauvé cet homme des eaux, mais le coeur m'a manqué quand j'ai vu que c'était le séducteur de ma pauvre Riekje, et j'ai senti le désir de la vengeance. J'ai repoussé alors sous moi celui qui avait une mère et qu'il m'était réservé de rendre à sa mère ; je l'ai repoussé d'abord avant de le sauver des eaux. Pardonnez-moi, Seigneur, et s'il faut que j'en sois puni, ne punissez que moi seul.

Il sort ensuite de l'église, et au fond de l'âme il pense :

-  A présent il n'est plus personne sur la terre pour dire que l'enfant de Riekje n'est pas mon enfant.

-  Dolf, lui crient des voix sur le quai.

Il reconnaît ceux qui l'ont vu ramener à la rive Jacques Karnavash dans cette nuit terrible.

Ces rudes coeurs tremblaient pour lui comme des coeurs de femme : ils embrassaient ses genoux et lui disaient :

-  Dolf, tu vaux mieux que nous tous.

Il était tout à coup tombé sur le pavé, mais ils l'avaient porté près d'un bon feu, lui avaient chauffé l'estomac et l’avaient soigné jusqu'au moment où il se sentit assez de force pour courir auprès de sa Riekje chérie.

-  Dolf, lui crient-ils.

Et quand Dolf se retourne, le vieux batelier le serre dans ses bras et lui dit :

-  Mon cher fils, je vous aime comme j'aime les miens.

Et les autres lui serrent les mains de toutes leurs forces en lui disant :

-  Dolf, nous ne mourrons pas sans avoir connu un vrai coeur de garçon.

-  Et moi, camarades, crie Dolf en riant, je ne mourrai pas sans avoir bu encore avec vous plus d'une pinte à la santé du gros garçon que Riekje m'a donné.


Burnot, 17 et 18 décembre 1871.


AFFICHES "ART NOUVEAU" DE HENRI PRIVAT-LIVEMONT