Odin chevauchant Sleipnir
(Détail de la pierre de Tjängvide en Suède)
LA CHASSE SAUVAGE D'ODIN A BOHAN
Odin, divinité principale de la mythologie nordique, est le
dieu des morts, du savoir, de la magie, de la poésie, de la guerre et de la chasse. Il
est aussi le maître des runes, cette ancienne écriture nordique dont les
lettres sont chargées de pouvoir.
Tout comme Thor, Freyr, Freya, et encore d'autres divinités
nordiques, Odin faisait partie du panthéon des "anciens Belges", tant au
nord qu'au sud du pays (et jusqu'en France septentrionale d'ailleurs).
Contrairement à une idée fort répandue, les Belges, aux temps des Césars, à
l'époque du Christ, n'étaient pas à proprement parler des Celtes ou Gaulois.
Bien qu'influencés par la culture celtique de leurs voisins méridionaux, il
n'en étaient pas moins des Germains. Et nos Nerviens, nos Atrébates, nos
Aduatiques, nos Eburons, nos Trévires, etc, honoraient les dieux du Nord, foi
qu'ils partageaient avec les Scandinaves et les peuples germaniques situés
au-delà du Rhin.
Ces tribus belges furent submergées et absorbées vers le IVème siècle de
notre ère par d’autres peuplades germaniques, les Francs, les Saxons… qui
honoraient les mêmes divinités.
Cette foi nordique se perpétua dans les territoires de l’actuelle
Belgique, de manière ouverte et sans contrainte, jusqu’au VIIIème siècle de
notre ère, époque à laquelle le Christianisme devint la religion dominante dans
nos contrées. Mais cette suprématie chrétienne n’effaça pas pour autant le
souvenir des anciens dieux, qui se perpétua à travers diverses légendes ou dans
la toponymie.
Odin, Odhin, Wotanaz, Wuotan, Wotan, Wodan, Woden, Woens, Wenes… Le dieu principal du panthéon nordique, sous ses différentes dénominations, continue d’agiter les cieux… En France du nord, en Bretagne, en Allemagne, en Scandinavie, et puis bien sûr… en Belgique.
En Belgique, c’est à Bohan, au bord de la Semois (ou Semoy selon la cartographie française : cette rivière est commune aux deux pays), dans la province du Luxembourg belge, que s’est perpétuée la légende de la Chasse sauvage du Dieu Odin, nommée « Chasse infernale » dans les légendes locales.
Divers auteurs ont rapporté cette légende de la Chasse infernale de Bohan :
Jérôme PIMPURNIAUX, Guide du voyageur en Ardenne, 2ième partie, Bruxelles, 1858, pp. 231-234;
Eugène MONSEUR, Le folklore wallon, Bruxelles, pp. 1-2;
Théodule DELOGNE, L'Ardenne méridionale belge, Bruxelles, 1914, pp. 62-63;
Félix ROUSSEAU, La chasse infernale de Bohan, extrait des Légendes et coutumes du pays de Namur, Bruxelles, 1920, dans Le Sanglier, n°51, 16 septembre 1960;
Gaston LUCY, La chasse infernale de Bohan, dans Presses-Annonces, n°33, 8 septembre 1972.
Relevons encore le n° 15 - Hiver 2006-2007 - de la revue « Les Amis des Ardennes », qui consacre ses pages à la Chasse Sauvage en Ardennes à travers notamment une évocation de certaines « sociétés secrètes » qui, en Belgique, perpétuent ce mythe…. Il serait sans doute imprudent de statuer hâtivement sur le caractère précis de ces « sociétés secrètes » ; en tout cas, elles existent, sous une forme ou l’autre, et attestent de la présence du mythe en Belgique.
Chasse infernale ? Pourquoi « infernale » ? Influence évidente d’une religion chrétienne qui s’implante, et qui, ne pouvant éradiquer totalement les mythes antérieurs, les diabolise ? Peut-être, mais pas forcément. Odin, tout comme l’Hermès psychopompe de la mythologie grecque – auquel il est identifié depuis toujours -, est un « passeur d’âmes ». Or, dans les mythologies grecque et nordique, le séjour des âmes est l’Enfer, le Hel nordique. Hel, tout comme les Enfers des Grecs, n’est pas l’enfer des Chrétiens. La terminologie « infernale » peut donc s’appliquer ici sans qu’il y faille voir forcément une connotation péjorative introduite par le Christianisme.
Mais cette Chasse infernale est, en tout état de cause, la Chasse sauvage du dieu Odin.
Chasse sauvage, ou Horde sauvage, Wildes Heer ou Wilde Jagd en Allemagne, Wild Hunt en Grande-Bretagne, Oskoreidi ou Jolareidi en Norvège, Odens Jakt en Suède, Wuotanes Her en moyen-haut-allemand de l’An Mil…. En France du nord et de l’est, c’est la Mesnie Hellequin ou Mesnie Hennequin; au pays de Galles et en Bretagne, c’est la Chasse du roi Arthur, qui établit un pont entre les mythes de la Tradition du Nord et ceux de la Tradition celtique….
Dans les Ardennes franco-belges, c’est encore la Haute Tchesse, la Grande Tchasse, le Chasseur de la Fagne, ce qui sans doute nous rapproche, assez curieusement, de la légende chrétienne de saint Hubert….
Dans le domaine musical, Carl Maria von Weber crée son Freischütz, ou Franc-Chasseur, sur le même thème ; en littérature, Goethe nous apporte le Roi des Aulnes, traduction approximative de Erlkönig qui signifie plus précisément Roi des Elfes, autre vision, poétique, de la Chasse sauvage.
Odin est un dieu aux attributions multiples (ce qui l’apparente au Lug celtique, ou à l'Hermès grec, entre autres). Il est le Père, le Créateur, le Souverain, le Fécondateur, le Guerrier, le Dieu des Morts, le Dieu de l’Ivresse, le Magicien, le Dieu lieur, le Dieu de l’Esprit… La Chasse sauvage est une manifestation du rôle qu’il joue dans le royaume des morts.
Lorsque le monde finira, lorsque le Destin des Puissances sera consommé, sous le nom très exact de Ragnarök, ou comme « Crépuscule des Dieux » ainsi qu’un certain romantisme du XIXème siècle le nomme, Odin et les dieux du Valhalla feront face aux forces du Mal ; mais Odin sait que ses alliés divins, et lui-même, ne sauraient vaincre seuls les forces du Mal… Et donc, il essaie de réunir la plus grande armée du monde… Et c’est aux hommes, aux guerriers, qu’il veut demander l’effort final.
Ce n’est pas d’hommes de chair dont il a besoin, mais de leurs âmes, pour combattre le Mal. Ainsi, chaque fois qu’un homme meurt dignement, dans une bataille ou face à l’adversité, Odin recueille son âme, et la joint à son armée…
L’issue du Ragnarök ne sera pas favorable à Odin et aux dieux alliés. Les deux Eddas et les sagas scandinaves concordent sur ce point. Odin, Thor, Tyr, Freyr, succombent. Mais leurs fils, aidés par l’immense cohorte des âmes humaines, achèvent le travail, et réussissent à asseoir la suprématie du Bien sur les forces du Mal. Odin, « dieu du sacrifice », peut alors reposer en paix.
Et puis, un nouveau cycle s’amorce. L’âge d’or revient.
Odin est donc le dieu des morts, et la Chasse sauvage est une chevauchée des âmes, « chevauchée fantastique » qui, dans le fracas du tonnerre et le sifflement du vent, passe en tempête au-dessus du monde des vivants. Ce convoi, plus endiablé que funèbre, marque l’irruption annuelle des esprits dans le monde des hommes de chair. Les Celtes pour leur part connaissaient ce phénomène à la fête de Samaïn, dont les Chrétiens firent leur Toussaint, et qui se re-manifeste actuellement en une forme quasi païenne, sous le nom d’Halloween.
Et donc, Odin rassemble sa troupe. Et au temps de Jul, ou Yul, au solstice d’hiver, et pendant une douzaine de jours, il mène sa Chasse sauvage, à travers les horizons et les nuages, dans un fracas qui épouvante les vivants.
J’ai signalé plus haut que la tradition celte, en certains lieux, connaît la Chasse sauvage sous le nom de « Chasse du Roi Arthur, ou Artus »…. Il n’est pas étonnant dès lors, sachant les liens qui unissent la tradition nordique et la tradition celte, que la Chasse sauvage de Bohan, menée par Odin, soit censée connaître son paroxysme dans un certain « Bois Artus », proche de Bohan.
Avant d’en finir, il ne faudrait pas oublier d’établir ici un parallèle entre la Chasse sauvage d’Odin et le cortège céleste mené par la déesse Freya, à la même époque de l’année. Odin et Freya ont décidé, selon de vieux mythes, de se partager les âmes humaines. Et ainsi, Freya, dans une quête similaire à celle d’Odin, mène ses âmes à travers le ciel… Ce dont je fais état, avec plus de détails, dans un article consacré à "Vrouw Vreke".
Leif Aegir Thorsson