LE CHAMP DES MAKRALLES
"Les légendes du Val d'Amblève"
Par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)
I
Sur un plateau revêtu d'un tapis uniforme de sombres
bruyères, - non loin de Remouchamps, à droite de la route qui mène à Louvegnez,
- se trouve, abrité par plusieurs mamelons, un espace circulaire d'aspect fort
nu et fort triste, et digne, en tout point, du choix que, dit-on, en a fait
Belzébuth pour y tenir sa cour; - car c'est le Bloksberg de la contrée, le
rendez-vous des makrais et des makralles (macrês et macralles).
L'Ardenne, et particulièrement la vallée de l'Amblève, a
toujours été une terre privilégiée pour la sorcellerie. A quoi faut-il
l'attribuer ? La nature du pays, semé de
montagnes aux nombreuses excavations, entrecoupé de profondes vallées, couvert
de mystérieuses forêts, y est certes pour beaucoup; mais on doit chercher
l'origine de cet état de choses dans des croyances antérieures même à l'ère
chrétienne, et d'autant plus difficiles à déraciner que les objets naturels qui
les symbolisaient restaient debout, sans cesse présents à tous les yeux.
Le polythéisme romain qui, en Gaule, chercha à se substituer
au druidisme, n'y parvint complétement que dans les grands centres de
population. Il est surabondamment prouvé, que dans les Ardennes, les divinités
gauloises (mais tout autant les divinités germano-nordiques – Note de Charles
Saint-André) restèrent en honneur jusqu'au moment où les apôtres chrétiens les
renversèrent, ce qui n'eut guère lieu que dans les VIIème et VIIIème siècles,
et ce furent contre les derniers druides qu'eurent à lutter saint Remacle,
saint Agilulphe, etc. Les superstitions du sol, le culte des arbres, des
pierres et des sources, le druidisme matérialisé tint bon pendant plusieurs
siècles, et même le clergé fut obligé de faire des concessions aux habitudes
nationales et de purifier ce qu'il eût tenté vainement de détruire. Le grand
chêne qui avait prêté son ombre aux cérémonies païennes ne fut pas abattu, mais
son tronc reçut la douce image de la Vierge; la roche devant laquelle avaient
eu lieu les sacrifices fut transformée en un calvaire; les feux de Bélénus,
allumés encore aujourd'hui au mois de juin, devinrent les feux de la St-Jean; les courses aux flambeaux du solstice d'hiver
furent oubliées pour les solennités de la Noël. Presque partout, les
populations furent attachées à l'autel par les chaînes de fer de la tradition;
elles abandonnèrent le fond pour conserver une réminiscence de la forme. Ceci
posé, deux simples faits nous expliqueront comment ont pris naissance la
sorcellerie et le sabbat, objet de tant de controverses.
On sait que les druides, comme les prêtres de l'Inde,
s'adonnaient à des pratiques à l'aide desquelles ils prétendaient changer les
lois de la nature, soumettre à leur empire des êtres invisibles et lire dans
les ténèbres de l'avenir. D'un autre côté, on sait aussi que les peuples
d'origine celtique, qui attribuaient à la lune une grande influence sur toutes
les parties de la terre, quittaient la nuit leurs demeures, lors de la pleine
lune, afin d'honorer l'astre favorable par des danses et par des chants, et
qu'ils se réunissaient dans les lieux les plus déserts, au sommet des montagnes
ou au fond des bois.
Ces assemblées nocturnes continuèrent à subsister malgré les
canons de l'Église et les capitulaires des rois, de Charlemagne, entre autres.
L'exemple des aïeux, les traditions locales résistèrent aux pénalités les plus
sévères et aux prédications les plus éloquentes ; mais ceux qui y assistaient
devinrent, pour la masse, un objet de réprobation, et les bruits les plus
étranges coururent touchant les cérémonies qui s'y pratiquaient. Les adorateurs
de la nature reçurent le nom de suppôts de Satan, sous la présidence duquel
avaient lieu leurs réunions, leur sabbat; et bientôt aux chants et aux danses
se joignirent les prodiges fantastiques des sciences occultes, les onctions
magiques, les breuvages enivrants, qui déréglaient tout à fait des imaginations
déjà faibles et superstitieuses, et donnaient naissance à une foule de
pratiques insensées.
De là ces récits concernant les impiétés et les débauches
dont se rendaient coupables les sorciers au sabbat.
Personne n'ignore que Belzébuth convoquait ses affidés au
moyen d'un signe qui apparaissait dans les airs et était visible pour eux
seuls; qu'ils se rendaient à leurs assemblées sur un manche à balai ou sur un
bouc, en répétant souvent, tantôt les mots de émen, étan, tantôt ceux de houp,
maka, riki, rikette; qu'après avoir rendu hommage à leur seigneur et maître, reçu
de lui des poudres et des onguents magiques, écouté ses exhortations, ils se
livraient à des danses impudiques, à des parodies du culte chrétien, puis
faisaient un repas dont les mets se composaient de crapauds et de couleuvres,
de balayures d'autels, de sang de pendu, ou de petits enfants morts sans avoir
été baptisés, etc.
Voilà comment ont pris naissance la sorcellerie et le
sabbat, qui s'expliquent ainsi fort naturellement : c'est un reste du
druidisme, rien autre chose. Et quant aux aveux inouïs que nous trouvons
consignés dans une foule de procès du XVIème siècle et des époques antérieures,
la science moderne a trouvé leur explication dans l'hallucination et l'extase,
auxquelles il faut joindre la puissance du préjugé et l'aveuglement de
l'ignorance.
Le Champ des Makralles, on le voit, est donc un lieu
historique, un lieu réellement consacré par de curieux souvenirs : c'est là que
devaient se réunir les anciens Ségniens pour fêter la lune, du temps où ils
adoraient Ardoina; c'est là que, plusieurs siècles après, durent se rassembler
encore ceux qui, tout en ayant accepté le christianisme, tenaient cependant aux
antiques usages de leurs pères. Enfin c'est là que peut-être les fourbes, qui
avaient intérêt à se rendre redoutables, et les malheureux dont ils avaient
fait leurs victimes, tenaient leurs conciliabules secrets; ou tout au moins
c'est là que les hallucinés, dupes de leurs rêves, se transportaient en
imagination.
Aussi, combien d'histoires ai-je entendues jadis à ce sujet !
Que de sombres visions ce nom de Champ
des Makralles a éveillées en moi, alors que je croyais naïvement à l'existence
de ces hideuses filles de la nuit! Que de fois j'ai été tenté d'aller, en plein
soleil, — bien entendu , — jeter un coup d'œil furtif sur cet endroit maudit,
sans avoir jamais osé en approcher !
Quand donc je dus abandonner la vie si douce du berceau
natal pour aller courir les hasards de la vie du monde, je n'avais jamais
visité le Champ des Makralles. Mais en 1839, — j'avais alors l'âge où, suivant
une expression vulgaire, on jette ses gourmes, — étant revenu passer quelques
jours sur l'Amblève, je trouvai bon d'entreprendre mes braves pays au sujet de
leurs superstitions, et je me mis à vouloir les convertir à l'aide des procédés
usités en pareil cas, c'est-à-dire en employant tour à tour l'arme du
raisonnement et celle de l'ironie. Je ne comprenais pas encore que certaines
superstitions sont, après tout, la poésie des campagnes et qu'elles donnent aux
mœurs de la couleur et du caractère; que, d'un autre côté, il est triste pour
l'homme de ne plus avoir cette naïve ignorance qui le retient dans le bien, et
de ne pas avoir encore la science qui l'y ramène.
Un jour que j'avais joué fort longuement mon rôle d'apôtre
des lumières, un de mes auditeurs me dit sardoniquement :
— Tout cela est bel et bien, mais c'est après-demain
vendredi : iriez-vous au Champ des Makralles, entre minuit et une heure?
Deux ou trois applaudirent, mais tous les autres donnèrent
des marques énergiques de désapprobation.
— Tu as tort, Louis, dirent plusieurs d'entre eux, car il
est capable d'y aller, et vois un peu...
Ce défi produisit sur moi l'effet ordinaire : il mettait mon
amour-propre en jeu. Mais, outre cela, il me rappelait toutes les folles
terreurs, toutes les curiosités non satisfaites de mon enfance; et je fus
réellement charmé de l'occasion qui m'était offerte de montrer mon audace
juvénile et de visiter le Champ des Makralles par une belle nuit d'été.
L'aventure était, en effet, séduisante pour un jeune homme
sur l'esprit duquel avait puissamment agi la littérature romantique. Je
déclarai donc sans hésiter que le théâtre du sabbat recevrait ma visite au beau
milieu de la pièce.
Quelques-uns goguenardèrent ou insinuèrent que je voulais
rire; mais voyant que ma résolution était très-sérieuse, ils se joignirent a
ceux qu'elle avait effrayés pour essayer de m'en détourner.
Tous étaient d'accord pour assurer que, si je ne me
rétractais a l'instant, malheur m'arriverait même avant l'exécution de mon
projet, et que si, par hasard, j'échappais a ce premier danger, il en était
d'autres plus terribles auxquels je succomberais inévitablement. Et l'on me
cita comme exemples les noms de plusieurs héros d'aventures que je ne pouvais
me résigner à entendre pour deux raisons : d'abord leur absurdité m'aurait
échauffé la bile, puis il se faisait tard, et j'avais envie de dormir.
Dire de combien d'instances je fus l'objet le lendemain,
jeudi, me serait impossible; j'aurais dû en être touché, car elles témoignaient
du vif intérêt que me portaient ces braves gens qui m'avaient vu naître.
L'avouerai-je ? Jje ne fis pourtant qu'en rire; et ce qui me parut surtout
original, c'est qu'ayant rencontré une pauvre vieille qui passait pour sorcière,
et à laquelle j'avais jadis fait souvent l'aumône à notre porte, elle me
conjura, elle aussi, et les larmes aux yeux de ne pas tenter « le Malin; » car
elle avait eu connaissance de mon dessein, dont parlait tout le village.
C'était dans la saison des fraises, et l'après-dînée, en
flânant dans les prairies, je me souvins d'un endroit de la heid des Gattes
(Montagne des Chèvres), où je savais qu'il s'en trouvait en abondance. Je
résolus d'en aller cueillir.
Me voilà donc gravissant la montagne par les mêmes sentiers
que je suivais bien des années auparavant. Je retrouvai la place, rien n'y
était changé. Ce fut pour moi un moment de véritable bonheur. Je redevenais
enfant. —Peut-être, me disais-je, ma main, il y a dix ans, a-t-elle effleuré ce
même fraisier dont je cueille aujourd'hui le fruit vermeil et parfumé.
Je restai là longtemps. Le soleil commençait à baisser à
l'horizon, je me mis à redescendre cette alizé presqu'à pic, qui, au milieu des
rochers, des buissons de ronces et des amas de pierres écroulées, offre le
curieux coup d'œil d'espaces cultivés sur lesquels l'engrais se porte à dos
d'hommes, dans des hottes, car aucun animal, excepté la chèvre, ne pourrait y
arriver.
Le chemin que j'avais pris était d'une rapidité extrême : je
m'y laissais glisser plutôt que je ne marchais, en me tenant à des arbustes ou
à des touffes d'herbages. Tout à coup, une grosse pierre, que ma main détacha
imprudemment, roula à mes côtés et m'atteignit à la jambe, où elle me fit une
blessure qui me causa une vive douleur. Lorsque je fus en bas, je me vis dans
l'impossibilité de marcher. Heureusement qu'un brave homme travaillait non loin
de là ; je l'appelai , je lui racontai
ma mésaventure; et ce fut appuyé sur son bras, marchant clopin-clopant et un
mouchoir lié autour du genou, que je regagnai mon logis.
Je compris immédiatement quelles conséquences allaient être
tirées de cet accident si naturel. Il allait confirmer à tous les yeux la
prédiction qui m'avait été faite.
En effet, on cria, tout d'une voix, qu'un sort m'avait été
jeté par quelque makralle. Je pensai involontairement à la vieille femme que
j'avais rencontrée peu d'heures auparavant, et malgré ma douleur, je souris de
cette singulière idée qui m'était venue malgré moi, et avait traversé mon esprit,
rapide comme l'éclair.
Une des premières visites que je reçus naturellement fut
celle de mon vieil ami le chirurgien Urbain Germain. Puisque je viens d'écrire
ton nom, ô digne vieillard, je veux payer ici un tribut à ta mémoire. Ta vie
fut humble pendant les nonante-huit ans qu'elle dura, mais tu la passas en
faisant le bien, et on peut dire de ta fin qu'elle fut le soir d'un beau jour.
Tu as eu une grande action sur ma destinée : les naïves légendes que tu te
plaisais à me raconter ont développé mon imagination rêveuse, et mes courses
avec toi dans les montagnes où tu allais cueillir les simples avec lesquels tu
traitais d'ordinaire tes malades, m'ont inspiré l'amour de la nature. Ce sont
des dons précieux pour échapper parfois aux tristes réalités de la vie !
Urbain Germain me pansa, et la nuit étant venue, je restai
seul avec lui.
— Eh bien ! dis-je,
voilà un pur hasard qui va donner à jaser aux commères... Je joue de malheur : en
voulant déraciner une croyance stupide, il se trouve que j'aide à la confirmer.
Le vieux chirurgien hocha la tête et aspira une prise de
tabac.
Il se fit un silence que je me gardai bien de rompre. Je
savais d'avance où mon interlocuteur allait en venir.
— Tenez, mon cher François, dit-il enfin, (il m'appelait
ainsi à cause de mon père et de mon parrain, et parce que mon prénom vient d'un
saint qu'il ne connaissait pas), vous n'êtes pas encore en ceci raisonnable,
permettez-moi de vous le déclarer : il ne faut pas tout croire, mais il ne faut
pas non plus tout nier. Le mot hasard est commode, mais il prouve justement
l'insuffisance de notre raison. Vous savez que je ne suis pas superstitieux,
hein?...
C'était une précaution oratoire à laquelle il recourait
toujours; mais il avait, au fond, une foi entière dans tout ce qu'il racontait
de surnaturel, et on s'en apercevait bien vite.
— Non, continua-t-il, je ne suis pas superstitieux, grâce à
Dieu ! mais enfin..., il y a des
choses... qu'on ne peut s'expliquer... Et quand les preuves sont visibles,
palpables, il faut bien cependant ajouter foi à leur existence. Ainsi, par
exemple, il y en a eu d'autres que vous qui ont projeté de surprendre les
makralles, et justement il leur est toujours survenu quelque empêchement plus
ou moins désagréable. C'est singulier, mais c'est réel, et je vous parle en
parfaite connaissance de cause, comme un homme qui a vu et approfondi divers
cas de ce genre. Il n'y a guère que Jean-Mathieu Herzet et Georges Spineux...
Mais ceux-là avaient poussé la bravade trop loin, et ce n'est pas un simple
avertissement qu'ils devaient recevoir : le démon leur réservait autre chose.
— Quoi donc?
— Vous savez bien la croix qui se trouve au bout des
prairies, à droite du chemin de halage qui conduit à Aywaille, le long de la
heid des Gattes?
— Oui, il s'agit d'un homme précipité du haut de la montagne
et arrivé là horriblement mutilé... Je n'ai jamais bien su...
— Ah ! c'est une
longue, mais bien curieuse histoire, et je vous la raconterai une autre fois.
— Dites-la-moi maintenant, je vous prie.
— Non, elle est trop noire; puis cela ferait travailler
votre tête, et vous avez grand besoin de repos.
Le vieillard se montra dans son refus d'une ténacité qui me
surprit, car c'était bien la première fois que cela lui arrivait, quand il
s'agissait de conter. Tout à coup je me souvins que, dans la nuit du vendredi,
il est de croyance générale qu'il y a danger de « faire chanter les oreilles »
des sorciers et des sorcières.
Je n'insistai plus; je savais que c'eût été inutile.
Le lendemain, dans la matinée, à l'ombre d'une verte
tonnelle où je m'étais traîné, et en face d'un splendide soleil de juin, Urbain
Germain me fit le récit suivant, auquel je regrettai que les lueurs trompeuses
de la nuit ne vinssent pas prêter leur mystérieux prestige.
II
« Le père de Jean-Mathieu était un brave homme qui ne
s'occupait d'autre chose que de ses champs, de sa famille et du salut de son
âme; c'est-à-dire qu'il était cultivateur laborieux, père et époux modèle,
chrétien charitable et pieux. Son fils, sans qu'on pût rien articuler de grave
contre lui, ne marchait cependant pas tout à fait sur ses traces; il était
facile de voir que, dès qu'il deviendrait son maître, s'il ne faisait pas de
sottises, au moins il renoncerait à l'agriculture, qui lui semblait un état
trop commun pour lui.
En effet, il abandonna la charrue et se fit blatier sur
Verviers et sur Spa, où il se rendait chaque semaine avec ses deux chevaux
chargés de sacs d'avoine ou de blé. Passant ainsi une partie de sa vie dans les
villes, il devint faraud et grand parleur, et bientôt il voulut en remontrer à
tout le village et aux villages voisins. Il allait jusqu'à critiquer les
sermons du curé, et quant aux revenants et aux makralles, il ne cessait d'en
rire et de rire de ceux qui y croyaient de bonne foi. Son cousin Georges, qui
l'accompagnait souvent à la ville, tenait son parti et voulait aussi faire
l'entendu et le moqueur; mais au fond, c'était pure imitation de sa part, car
lorsqu'il était seul avec vous et que vous l'aviez arraisonné, on voyait bien
que, sans l'influence de Jean-Mathieu, il eût été tout comme les autres.
Dans ce temps-là, car remarquez bien que ceci remonte à
quarante ans au moins, il y avait à Sougnez deux vieilles femmes qui étaient
bien les plus laides créatures qui se pussent voir. L'une s'appelait Jolivette
et n'avait qu'un œil; l'autre, la Françoise, était grêlée et boitait : elles
avaient à elles deux plus d'un siècle et demi. On les disait makralles, et l'on
racontait à leur sujet des choses... vous verrez plus tard. Cependant, je dois
reconnaître, que quoiqu'elles fussent voisines elles vivaient comme chien et
chat (c'est le cas de le dire car il paraît qu'elles prenaient souvent la forme
de ces animaux.) Elles étaient donc toujours en querelle, et alors c'étaient
des injures à n'en pas finir. On les entendait se qualifier mutuellement de
tous les noms possibles, mais jamais pourtant, et notez cela, du nom de
makralle.
Or, c'est à ces deux vieilles que Jean-Mathieu et Georges en
voulaient surtout, et il n'était pas de mauvais tours qu'ils ne leur jouassent.
Quand ils les rencontraient le dimanche dans la rue, ils leur offraient de les
épouser; ils avaient l'air de vouloir les embrasser; ils leur adressaient
toutes sortes de propositions déshonnêtes, et finissaient par les prendre à
bras le corps pour les faire valser. Elles devenaient furieuses, comme de juste;
alors on s'attroupait, on riait : c'était une vraie comédie.
Moi qui vous parle, j'ai assisté cent fois à ces scènes que,
vu ma qualité, j'essayais toujours d'empêcher, mais sans y parvenir, car
l'intervention du curé lui-même était restée inefficace, et Jean-Mathieu lui
avait répondu d'un air railleur:
— Comment, M. le curé, vous prenez parti pour des sorcières
: si le pape de Rome le savait!
Dans l'après-dînée de je ne sais plus quel jour de fête,
Jolivette et la Françoise, se suivant à peu de distance, passèrent par hasard
devant le jeu de quilles, où beaucoup de monde se trouvait rassemblé, et où,
comme toujours, Jean-Mathieu se faisait remarquer par sa mise recherchée et son
ton prétentieux. Il avait gagné plusieurs manches et était en plus belle humeur
que jamais. Vous concevez ce qui eut lieu. Mais pendant que les vieilles se
démenaient et vomissaient force malédictions contre leur persécuteur, un
marchand colporteur, étant entré dans le cabaret pour se rafraîchir, demanda
l'explication du tapage qu'il entendait. On la lui donna.
- Eh bien ! dit-il
aux personnes présentes, la conduite que tient votre Jean-Mathieu est lâche et
inhumaine. Puisqu'on prétend que ces femmes sont makralles, qu'il ose donc
aller les braver sur leur terrain, qu'il ose se rendre au sabbat!
Là-dessus, l'inconnu, qui paraissait grandement indigné,
paya sa consommation et continua son chemin. On ne l'avait jamais vu; on ne le
revit plus jamais.
Ici le père Germain s'arrêta et me regarda comme pour
m'interroger. J'avais compris sa pensée, et je gardai le silence à dessein,
pour l'obliger à faire lui-même la réflexion que la circonstance amenait
naturellement. Aussi reprit-il : « C'est
singulier, n'est-ce pas ? ce prétendu
colporteur qui arrive là comme tombant des nues, qui débite des choses semblant
tout à fait préméditées, et qui disparaît aussi mystérieusement qu'il est venu.
»
Je fis un signe d'assentiment, et je remarquai qu'une vive
satisfaction se manifesta chez le brave homme; il continua son récit en ces
termes:
« Jean - Mathieu Herzet n'était pas aimé, principalement des
jeunes gens du village : aussi quand il rentra dans le cabaret, plusieurs
s'empressèrent-ils de lui répéter les paroles du colporteur, en les exagérant
même un peu.
Le blatier devint rouge de colère, et frappant violemment
sur la table, il s'écria en proférant un juron:
— Encore bien que ce vilain porteballe a pris soin de filer
vite, car je l'aurais conduit par les oreilles au Champ des Makralles, cette
nuit même, puisque c'est demain vendredi, et là je lui aurais proposé de
prendre la Françoise et d'être notre vis-a-vis, à moi et à Jolivette : on eut
vu la mine que nous aurions faite tous les deux...
Ce langage excita des bravos chez les uns, des murmures et
des ricanements chez les autres, suivant l'impression du moment et les
sentiments bienveillants ou hostiles des auditeurs.
- A la bonne heure, Jean-Mathieu ! c'est bien parler, ça !
- On ne doit pas montrer trop de témérité dans les choses
qu'on ne peut concevoir.
-Dire et faire sont deux : c'est à l'oeuvre qu'on connaît
l'ouvrier.
Telles furent les paroles qui s'entrecroisèrent de toutes
parts.
Jean-Mathieu, ainsi excité de diverses façons, jura
solennellement qu'il irait au Champ des Makralles entre minuit et une heure, et
qu'au beau milieu de l'enceinte maudite, comme preuve de sa présence, il
planterait sa canne de jonc qu'il irait reprendre, avec des témoins, au point
du jour.
Et il fut question d'un dédit consistant en nombreuses
chopines de bière.
Sur l'entrefaite, Georges Spineux entra; son cousin alla
au-devant de lui, en s'écriant :
- Tu arrives à point, mon cher Georges; tu m'accompagneras,
et tu prouveras, comme moi, que bon sang ne peut mentir, et que nous sommes
bien de la même famille.
Il lui conta brièvement ce qui‘ s'était passé.
Le cousin fit une grimace qui démontrait assez combien
l'expédition était peu de son goût.
- Comment ! tu
refuserais ? moi qui croyais t'avoir
réformé, t'avoir rendu véritablement homme, philosophe, d'après le mot que
j'entends souvent prononcer à Verviers par les gros fabricants avec lesquels je
fais des affaires : tu ne jouais donc pas franc jeu, quand tu te gaussais des
revenants et des sorciers ? Tu y crois,
oui, tu y crois.
— Ah ! pour ça,
non... moi, croire a de pareilles balivernes, tu m'offenses, cousin.
— Pourquoi donc ne veux-tu pas venir avec moi, alors?
— La raison en est fort simple : c'est que j'ai envie de
dormir la nuit, au lieu de courir les campagnes pour rien du tout.
— La belle excuse... Et tu m'as proposé, le matin, de pêcher
cette nuit même aux flambeaux.
Georges se gratta le front, sur lequel brillaient de grosses
gouttes de sueur.
— C'est que, dit-il enfin, pêcher, ça offre quelque
avantage, tandis que je n'en vois aucun à ce que tu me proposes.
— Allons, allons, tu as peur, c'est clair.
— Oui, il a peur! s'écrièrent plusieurs voix.
Jean-Mathieu regarda son cousin d'un air de mépris et
s'apprêta à sortir. Il savait qu'il frappait là un coup décisif. Le pauvre
Georges ne put résister à cette manœuvre; il dit d'un ton qu'il voulait rendre
assuré, mais qui trahissait le combat intérieur qui se livrait en lui:
— A mes yeux, c'est une véritable sottise que de se déranger
toute une nuit pour si peu, quand on a de la besogne le lendemain, et qu'on
aurait besoin de se reposer. Voilà simplement pourquoi j'ai hésité. Mais
puisque je vois que tu tiens à m'avoir avec toi, je veux bien me prêter à ta
ridicule idée, par amitié d'abord, puis pour pouvoir rire à mon tour de tous
ceux qui disaient tantôt que j'avais peur.
Spineux jeta un regard de défi autour de lui, pendant que
son cousin lui prenait la main et la serrait avec force en signe de
félicitation. Ensuite on se remit à jouer aux quilles jusqu'à la nuit.
Tout ce qui venait de se passer m'avait été rapporté par un
témoin oculaire, et je crus de mon devoir de me rendre auprès de Jean-Mathieu
pour le détourner de son projet, car nous avions fait ensemble notre première
communion. Il ne m'écouta pas, prétendant que le vin était tiré et qu'il
fallait le boire. Encore une expression qu'il avait entendue à la ville, et qui
signifiait que toute pierre lancée en l'air doit retomber.
Les deux cousins se mirent donc en route vers onze heures
trois quarts du soir. Je ne dirai pas dans quelles dispositions ils étaient, je
ne les ai pas vus. Mais ce que je sais, c'est qu'ils avaient, dans la soirée,
consommé un grand nombre de roquées (roquilles) de genièvre , et qu'ils
quittèrent le village en chantant; ce qui, du reste, ne devait troubler le
sommeil de personne, car tout le monde était sur pied; mais on s'efforçait de
parler de toute autre chose, et beaucoup de gens s'étaient mis en prières, les
femmes principalement.
Quand ils furent arrivés sur la hauteur de Hodister, il
parut à Georges, quoique l'air fût très-calme, qu'il entendait dans l'espace de
singuliers bruits.
— Tiens, dit-il, on croirait que des balles sifflent à nos
oreilles.
— Des balles ! fou
que tu es, d'où veux-tu qu'elles viennent? Ce que nous entendons, c'est le
vent.
— Non, car vois ces arbres : pas une feuille ne bouge.
— Alors ce sont des chauves-souris qui volent au-dessus de
nos têtes.
— Non plus : regarde, tu n'en verras pas une seule; pas le
plus petit insecte même ne bourdonne.
Georges avait une pensée qu'il n'osait avouer, et qui venait
de lui faire perdre un peu de l'assurance que lui avait donnée l'attitude de
son cousin : il avait toujours entendu dire que c'est à travers l'espace que
chevauchent, invisibles, les hôtes du sabbat sur des manches à balais.
Ils continuèrent à marcher et arrivèrent à un point où le
sol s'inclinait fortement.
Une gorge sauvage s'ouvrait devant eux, pleine de silence et
d'ombre. C'était le fond de Secheval, bien différent alors de ce qu'il est
aujourd'hui.
— Bravo ! dit Jean-Mathieu
, nous approchons de ce fameux Champ des Makralles.
Et il se mit à rire aux éclats et à descendre la côte en
courant. Georges fit comme lui, car il espérait encore que, une fois au fond de
la gorge, il déterminerait son cousin à ne pas aller plus loin, vu surtout
qu'il y avait là un large torrent difficile à franchir; mais quand il le vit
mettre le pied sur la berge il le prit par sa blouse en disant :
— Cousin, crois-moi, n'allons pas plus avant; c'est déjà
bien assez d'être venus jusqu'ici; ne soyons pas assez fous pour faire un pas
de plus; car, quoi qu'il puisse arriver, les gens sensés n'approuveront jamais
ce que nous faisons en ce moment.
— Ah ! voilà sa peur
qui le reprend... Écoute, sais-tu ce que nous trouverons là ? Peut-être un pauvre lièvre qui, à notre
approche, fuira d'un buisson de genévriers ou quelque renard sortant de sa
tanière pour faire sa chasse... Comme nous rirons demain, quand ma canne,
plantée au milieu du Champ dit des Makralles, prouvera qu'il n'y a ni sorciers,
ni sabbat, à ces gens qui de père en fils, depuis des centaines d'années,
croient à cela comme à l'Évangile! Considère donc quel honneur il nous en reviendra
à dix lieues à la ronde. Et quelle bonne histoire à raconter aux messieurs de
Verviers et de Spa qui me plaisantent toujours au sujet de nos superstitions
villageoises!
Tout en parlant ainsi, Jean-Mathieu franchit le torrent et
se mit à gravir la côte. Le cousin Georges, placé entre plusieurs alternatives
également fâcheuses à ses yeux, le suivit machinalement sans rien dire, mais il
tremblait comme la feuille et se sentait le cœur singulièrement oppressé.
Les voilà sur le plateau. Ils s'avancent en rampant vers le
pli de terrain où doit se trouver l'assemblée nocturne...
Au moment où ils lèvent la tête, ils entendent une musique
criarde et voient, à peu de distance, une fourmilière d'êtres bizarres, au
milieu desquels brille une lumière tremblante et sinistre, qui leur permet de
distinguer les visages de Jolivette et de la Françoise, placées à côté d'un
homme de haute stature, assis sur un objet élevé et accoutré d'un vêtement noir
sur lequel se dessinaient une foule d'images monstrueuses. Mais la vue de ces
objets est pour eux aussi rapide que l'éclair, car à l'instant, comme si des
sentinelles étaient placées ça et là, un son étrange, pareil à celui qui
sortirait d'une énorme trompe, retentit à côté d'eux et est répété par une
dizaine d'instruments semblables , qui éclatant aux quatre points cardinaux.
Alors un grand tumulte a lieu dans l'assemblée, et elle disparaît comme par
enchantement derrière un rideau de fumée épaisse, brûlante et sulfureuse, qui
semble sortir de terre.
- Malheur à nous ! s'écrie Jean-Mathieu d'une voix
strangulée.
Et entraînant Georges plus mort que vif, il s'élance avec
lui dans le ravin, au risque de se briser les os. Puis ils reprennent en
courant le chemin par lequel ils sont venus, sans oser regarder derrière eux, car
ils se croient suivis par une légion de sorciers, dont il leur semble entendre
les pas retentir sur la bruyère sonore.
Haletants, épuisés, ils parviennent enfin jusqu'à la petite
chapelle de Hodister, et ils tombent à demi évanouis devant le saint monument,
qu'ils étreignent convulsivement dans leurs bras.
III
Les deux aventuriers restèrent longtemps dans cette
attitude, les yeux fermés, priant avec ferveur et s'attendant a tout moment à
être saisis par une main invisible, et transportés dans quelque brûlante
fournaise.
Ce ne fut que quand ils entendirent que tout s'animait
autour d'eux, que les oiseaux chantaient, que les cloches des églises
environnantes appelaient les fidèles à la première messe, qu'ils se hasardèrent
à ouvrir les yeux : le soleil brillait de tout son éclat, et déjà de nombreux
laboureurs peuplaient les champs.
Ils essayèrent de reprendre leurs forces et regagnèrent
péniblement Sougnez, où déjà on les croyait perdus, et où leur retour, dans
l'état piteux où ils étaient, excita, on le conçoit, une ardente curiosité.
Je me rendis aussitôt auprès d'eux, et après avoir éloigné,
non sans peine, la foule avide qui les entourait, je leur administrai les soins
que réclamait leur situation. De graves désordres existaient dans leur état
moral et physique. Quoi que vous puissiez penser concernant la réalité de leur
aventure, il y a une chose qui ne peut être niée : à part leurs vêtements
déchirés, et les blessures qu'ils avaient au visage et aux mains, ce
qu'expliquait leur course désordonnée à travers les haies et les buissons, ils
avaient la barbe et les cheveux roussis... Vous souriez ! Je cite le fait pour l'avoir constaté
moi-même.
D'ailleurs, ceci n'est rien encore : attendez la fin.
Je leur recommandai de ne raconter à personne ce qu'ils
avaient vu, si ce n'est à leur confesseur. Mais ce Jean-Mathieu était un être
incorrigible.
Dès le surlendemain, il se trouva remis de cette secousse et
reprit à peu près son train de vie ordinaire. Figurez-vous qu'un jour, à son
retour de Verviers, il osa me dire qu'un médecin de cette ville lui avait fait
comprendre comme quoi ce qui leur était arrivé pouvait s'expliquer de la
manière la plus naturelle du monde ! Et
il voulut me rapporter la conversation, que je refusai d'écouter, tant j'étais
indigné... Pour comble de malheur, ne voilà-t-il pas que notre imprudent et son
niais de cousin, — qui, malgré la leçon qu'il avait reçue, continuait à ne voir
que par ses yeux, — se remirent tous deux à tourmenter Jolivette et Françoise !
Une fois elles leur dirent que Dieu ne tarderait pas à les
châtier. Jean-Mathieu osa répondre qu'en tout cas ce ne serait pas le diable,
dans les bonnes grâces duquel elles étaient moins bien qu'il ne l'avait pensé,
puisqu'il ne leur avait pas permis de les happer lors de leur visite au Champ
des Makralles, où l'occasion était belle pourtant. Georges ajouta, avec un gros
rire, que c'était sans doute parce qu'il manquait l'une un œil et à l'autre une
jambe, qu'ils avaient échappé à leur poursuite.
Je rencontrai Herzet quelque temps après, et lui reprochai
la légèreté de sa conduite; il eut l'impiété de me dire que, justement depuis
son affaire, le Ciel le favorisait d'une manière toute spéciale; qu'il vendait
le triple, et que sa tante de sur la Heid, qui, depuis dix ans, avait refusé de
le recevoir à cause de certains mauvais tours, venait de lui accorder son
pardon, avec promesse de lui laisser tout ce qu'elle possédait. En effet, elle
mourut quelques mois après, et il fut déclaré son héritier universel; or, ce
n'était pas peu de chose, mafoi, que l'héritage de la mère Henoul !
Jean-Mathieu, qui avait jadis renoncé à la culture pour
mener la vie de blatier, résolut tout à coup de remettre ses affaires à son
cousin et de prendre la direction de sa métairie. Il alla donc s'établir sur la
Heid, et bientôt il chercha à se marier.
Ce ne devait pas être bien difficile pour lui, car les
jeunes filles de tous les temps et de tous les pays ont toujours préféré les
godelureaux aux gens raisonnables. Il n'eut qu'à aller à la fête à Aywaille
pour faire son choix. On vit tout de suite que celui-ci était tombé sur la
belle Marguerite Damré, de Sprimont : car il ne dansa qu'avec elle, et ne but
guère qu'à la table de son père, de ses frères et de ses oncles, qui avaient
l'air d'être très-flattés la de préférence, et riaient de tout ce qu'il disait.
Aussi personne ne fut-il surpris d'apprendre que le mariage de Jean-Mathieu et
de Marguerite aurait lieu dans les premiers jours de novembre ; et comme cette
dernière avait une cousine déjà un peu mûre, on dit en badinant:
— Tiens, ce serait l'affaire de Georges.
On devinait juste : le second mariage devait se célébrer le
même jour que le premier. Il fallait que ce Georges imitât son cousin en toute
chose !
Croyez-vous qu'à la veille d'un événement aussi grave,
Jean-Mathieu fût devenu plus sage ? Vous
vous tromperiez beaucoup. C'était le même écervelé, riant indécemment de tout.
Un dimanche soir, vers dix heures, passant avec son cousin devant les
habitations de Jolivette et de Françoise, il alla frapper à la fenêtre de la
première, en débitant des propos que la pudeur m'empêche de répéter, tandis que
Georges tenait exactement la même conduite à l'égard de la seconde des deux
vieilles.
De singulières idées commençaient à se glisser dans l'esprit
de ceux qui voyaient ces traits d'audace et l'impunité qui en était la suite.
Toutes les notions admises jusque-là se trouvaient bouleversées:
— Quoi, disait-on, ils projettent de visiter le Champ des
Makralles, et ils n'en sont pas empêchés; ils y vont, et ils en reviennent; ils
se montrent indiscrets au plus haut point touchant ce qu'ils ont vu; ils
bravent, ils outragent Jolivette et la Françoise, et il ne leur arrive rien...
Ou il n'y a plus de makralles, ou elles ont perdu tout pouvoir, ou bien ils
sont ce qu'on appelle nés coiffés.
Je me souviens qu'entendant un jour ce langage sur le cimetière,
devant le porche de l'église, le vieux Bernard, berger du fermier de
Montjardin, qui était près de moi, marmotta ceci entre ses dents :
— Attendez, attendez, ils ne sont pas au bout; ce qui est
différé n’est pas perdu.
Toutes les formalités étaient remplies pour le double
mariage, qui devait avoir lieu le surlendemain de la Toussaint. On était
justement au jour des Morts. Jean-Mathieu s'en retournait sur la Heid, vers la
nuit tombante; son cousin avait voulu l'accompagner, et ils devisaient ensemble
de leurs futures femmes. Lorsqu'ils furent parvenus au faîte de la montagne ,
Spineux, avant de se séparer de son compagnon, voulut allumer sa pipe; il se
mit à battre le briquet, mais l'amadou ne prenait pas. Ils poussèrent un peu
plus loin où se trouvait un gros tilleul, derrière lequel ils se mirent à
l'abri du vent, et ils purent ainsi avoir du feu.
Comme ils allaient se quitter, ils virent s'avancer, par le
sentier conduisant à Florzé, deux femmes aux allures dégagées.
Il leur parut qu'elles avaient une vague ressemblance avec
leurs fiancées. Ils se regardèrent surpris.
— Oh ! ce serait bon !
s’exclama JeanMathieu, venir à notre
rencontre...!
— Fou que tu es, quelle supposition. Ce ne sont pas elles.
— Allons voir.
Et ils coupèrent le terrain de manière à se trouver sur le
passage de celles qui excitaient ainsi leur curiosité.
— Ce sont probablement les filles du nouveau censier de
Florzé, dit Georges.
—C'est possible ; elles habitent le pays, depuis trop peu de
temps pour que je les connaisse. En tout cas, nous allons savoir cela.
Ils se mirent en train de barrer le passage aux inconnues,
qui s'avançaient vers eux sans la moindre hésitation.
Lorsqu'elles furent en leur présence, elles les regardèrent
d'un air assuré; eux, à leur tour, les examinèrent et les trouvèrent toutes les
deux jeunes et admirablement belles sous leur propret costume de paysanne.
Herzet prit la parole:
— Dieu vous garde, mes charmantes; mais il est déjà tard, et
les chemins sont déserts : n'avez-vous donc pas peur?
— Nous aurions même peur, que nous serions complétement
rassurées en rencontrant d'aussi gentils garçons que vous, dit l'une d'elles.
— Voilà qui est galamment riposté ! s'écria Jean-Mathieu; mais où allez-vous donc,
et qui êtes-vous? car moi, qui me flattais de connaître toutes les beautés des
environs, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vues.
Celle qui avait gardé jusque-là le silence répliqua avec un
gracieux sourire :
— Vous êtes vraiment bien curieux; mais vous avez un moyen
de le savoir, c'est de nous suivre, car nous ne pouvons pas vous en empêcher.
— Par ma foi ! fit
Herzet, ce sont de bonnes vivantes, et nous allons rire un coup, hein, Georges?
Il allait continuer, lorsque celle qui avait parlé la
première se mit à sautiller et à fredonner.
— En voilà une qui aime la danse, dit Georges.
— Oh ! je le crois bien, la danse ! la danse! s'écria-t-elle
avec enthousiasme.
— Et vous donc? demanda Jean-Mathieu à la seconde.
— Et moi aussi, répondit-elle en se mettant à sautiller à
son tour.
Le fiancé à Marguerite se tourna vers Georges; son regard
brillait:
— Une dernière fredaine, cousin, un quadrille au clair de la
lune avec ces joviales créatures...
— Tu badines sans doute? Non pas, non pas.
A peine Spineux avait-il dit cela, que Jean-Mathieu le
poussa vers une des jeunes filles, tandis qu'il attirait l'autre à lui.
Et ils commencèrent tous quatre à sauter, les bras
entrelacés. Le terrain se mit à fuir sous eux, et ils franchirent l'espace avec
une rapidité extrême.
Georges commençait à haleter, et il voulut s'arrêter ; mais
une force supérieure à la sienne l'entraînait.
Et comme le murmure des eaux de l'Amblève annonçait que la
rivière n'était pas loin, et que le sol allait leur manquer, il voulut en
avertir son cousin, qui le précédait à quelque distance, quand tout à coup un
cri déchirant frappa l'air.
Il vit Jean-Mathieu disparaître avec sa danseuse dans
l'abîme. Alors les mots: « Jésus! Maria! » s'échappèrent de ses lèvres
tremblantes, et il fit un suprême effort, par suite duquel il put s'arracher
des bras de sa compagne.
Horreur ! la belle
jeune fille se changea soudain en une hideuse vieille femme...
Il reconnut la Françoise, qui s'envola, comme si elle avait
eu des ailes, en poussant un cri semblable à celui de la chouette.
Que dirai-je maintenant? Le cadavre de Jean-Mathieu fut
retrouvé au bas de la heid des Gattes, près de la rivière, à l'endroit qu'une
croix consacre encore aujourd'hui. Je constatai moi-même l'état d'affreuse
mutilation dans lequel il se trouvait...
Mais, chose non moins étrange que tout le reste : peu après
l'heure où Georges prétendait s'être échappé miraculeusement de l'étreinte de la
Françoise, deux personnes, en passant devant la chaumière de celle-ci,
entendirent des gémissements, et y étant entrées, elles trouvèrent la vieille
expirant sur un grabat... La femme qui l'ensevelit me confia qu'elle avait
remarqué, à son cou, des traces noires ressemblant à des empreintes de doigts osseux,
et elle ajouta : — Ne serait-ce pas Jolivette qui aurait fait cela pour
empêcher qu'on ne crût au récit de Georges, et pour faire envisager comme un
simple accident la mort de Jean-Mathieu ?...»
Telle est l'histoire que me raconta Urbain Germain, le vieux
chirurgien de Sougnez. Elle m'avait trop vivement intéressé pour que je
m'avisasse de la discuter. Ceux qui la liront ici, se montreront-ils aussi
faciles que moi ?