LEGENDES Nains et kobolds en Flandre Occidentale



LES NAINS

(Furnes. Bruges - Ostende.)


Marie de Ploennies

1848


Les légendes de nains et de cobolds ne sont pas rares en Belgique.
Il n'est point de village qui n'ait à raconter quelque histoire de ces petits esprits surnaturels qui sont très doux et très- erviables aussi longtemps qu'on les laisse en repos, et que l'on ne paie point leurs bontés d'ingratitude. La Flandre occidentale est particulièrement riche en contes de cette espèce, la Flandre occidentale où la nationalité flamande s'est encore conservée pure et sans alliage, où habite encore la bonne foi germanique, la véritable loyauté, tandis que dans la Flandre orientale et le Brabant, depuis l'établissement des chemins de fer et même longtemps auparavant, la gallomanie s'était déjà emparée d'une grande partie des populations.
A Furnes aussi, il y avait une grande quantité de nains, et beaucoup de fermiers leur devaient leur fortune. Lorsque ces petits êtres voulaient se dévouer à une Camille, ils commençaient par jeter de l'ordure dans le pot au lait. Si malgré cela le paysan et sa famille buvaient le lait, ils entraient dans la maison et aidaient à tous les travaux. De sorte qu'un fermier pouvait faire avec un seul domestique ce que d'autres n'auraient pu faire avec six valets, et une seule servante pouvait tenir toute la maison en ordre. Les chevaux toujours bien étrillés, avaient leur nourriture et de la litière fraîche, les vaches étaient traites, on n'avait qu'à prendre le lait; le grain transporté dans la grange était battu et vanné; les chambres étaient toujours propres, la batterie de cuisine brillait comme l'or et l'argent; la propreté était si grande dans la maison qu'on aurait pu manger sur le sol; et tout cela s'effectuait sans que personne sut de quelle manière. Et pour tout ce travail, ces bons petits nains ne demandaient qu'un petit pot de crème par jour; ce n'était pas trop en vérité. Cependant il arrivait quelque fois, souvent même, que certains paysans fussent assez ingrats pour se moquer des bienfaisants serviteurs, en leur donnant du lait aigre; alors les petits bons hommes abandonnaient la maison et le bonheur fuyait avec eux.

Certain paysan avait une servante qui venait à bout de toute espèce de besogne sans paraître se donner la moindre peine. Elle seule soignait la métairie qui autrefois occupait quatre servantes. Elle était naturellement aidée par les cobolds, cependant le fermier l'ignorait. Il eut volontiers voulu connaître, comment elle venait à bout de sa besogne, mais il resta longtemps avant d'être sur les traces de la vérité. Enfin il remarqua que la fille se levait toutes les nuits et se rendait à la cuisine; il l'y suivit et fut témoin d'un spectacle qui le remplit d'effroi. En regardant à travers les fentes de la porte, il aperçut la fille occupée à préparer de la bouillie; la cuisine fourmillait de petits hommes rouges; chacun avait devant lui un petit plat dans lequel la servante mettait à chacun sa portion de bouillie.
Holà! pensa le paysan, je vais leur jouer un bon tour, et le lendemain il jeta une gousse d'ail dans le lait qui était resté de la journée.
La servante se leva comme d'habitude au milieu de la nuit, et alla dans la cuisine pour attendre les nains. Elle versa très-innocemment le lait dans la marmite; lorsque la bouillie fut prête, elle la servit aux cobolds; à peine en eurent-ils goûté qu'ils crièrent tous ensemble: Ail, ail, ail! Quittons ces lieux, le bonheur n'y reviendra pas; et disparurent au même instant. Le lendemain matin la servante demanda son congé et. le paysan ne put savoir ce qu'elle était devenue; dès ce moment, tout ce qu'il entreprenait ne lui réussissait plus; et il devint en peu de temps aussi pauvre qu'il avait été riche auparavant.
Il arrive souvent que trop de bonté envers ces nains, les rend insolents…. Un certain meunier pourrait en dire quelque chose.
Un soir il alla se coucher après avoir laissé dans son moulin trois sacs de grain non moulu, et à côté un morceau de pain beurré qu'il n'avait pu manger dans le jour, à cause d'une colique dont il avait été atteint. Lorsqu'il se rendit le matin au moulin, il trouva son grain changé en belle farine, mais le morceau de pain avait disparu. Cela étonna fortement le meunier, car il ne pouvait comprendre comment ce blé s'était moulu. Il voulut éclaircir ce mystère; à cet effet il plaça dans son moulin quelques sacs de blé et mit un morceau de pain beurré à côté; le soir il se blottit derrière un sac de farine pour voir comment se passerait la chose. Après être resté plusieurs heures dans une vaine attente, il commença à croire qu'il avait moulu lui-même le blé et qu'il avait mange le morceau de pain beurré, enfin qu'il avait oublié ces deux actions. Comme il pensait cela, il entendit remuer doucement à la porte du moulin et aperçut à la lueur de la lune dont les rayons traversaient la lucarne, un petit nain tout nu qui courut aussitôt au morceau de pain et le mangea de très-bon appétit, ensuite ayant mis le moulin en mouvement ils se plaça sous le premier sac l'enleva comme si c'eût été une cosse de pois, le vida dans la trémie et l'attacha presqu'en même temps à l'ouverture par où devait sortir la farine. Il l'examina pour voir si elle était bonne, et comme elle ne lui parut pas assez fine, il arrêta le moulin retourna la meule et la tailla mieux que n'eût fait un meunier ou un tailleur de pierres. Le meunier resta comme pétrifié, il osait à peine respirer, cependant il voyait avec plaisir le petit nain manier aussi habilement ses outils. La meule étant taillée, le nain la remit à sa place, le moulin recommença à tourner, et bientôt le blé fut changé' en belle et bonne farine. Alors il referma soigneusement le sac, se plaça dessous le souleva et le remit à sa première place.
Eh! voilà un habile ouvrier, pensa le meunier, il ne me coûtera pas beaucoup de gages. Je ne lui donnerai pas de si tôt son congé. Chaque soir il déposait une grosse tartine à côté des sacs de blé, et dès ce moment il ne fit plus rien et devint très-riche, car le nain travaillait pour lui pendant la nuit, y mettait-il un nombre considérable de sacs, le lendemain il ne trouvait plus un grain de blé à moudre.
Ce meunier avait le coeur très-reconnaissant, il ne savait comment récompenser ce bon petit nain pour les services qu'il en recevait. ll est vrai qu'il lui donnait toujours une tartine, «l'excellent gâteau cuit avec de la fine fleur de farine, mais cela ne lui semblait pas suffisant. En voyant toujours le nain tout nu, il eut la malheureuse idée de lui faire faire un habillement complet, il croyait l'obliger d'autant plus que l'hiver approchait et que le froid aurait pu le saisir. Il se rendit aussitôt chez le tailleur et lui dit: Maître, faites-moi un petit habit, un petit pantalon et un gilet pour un enfant de cette grandeur, et en même temps il indiqua avec la main la (aille du nain. Le tailleur le regarda avec étonnement et une expression qui semblait dire: Meunier, ton jugement n'est pas sain. Il lui dit cependant:
Vous raillez vous de moi, maître meunier, je n'ai pas le temps de m'occuper de vos sottises. Cependant le meunier insista et le tailleur céda enfin: Hé bien! au nom de Dieu, dit-il, puisqu'il faut absolument vous satisfaire, après-demain, les habits seront chez vous. Il tint parole, et le surlendemain au soir il apporta le petit habit, le pantalon et la veste. Entretemps le meunier avait fait faire de petits souliers, des bas ainsi qu'une chemise. Il transporta le tout au moulin et le plaça sur une serviette à côté de- la tartine.
Le nain accourut à l'heure ordinaire. Il est impossible de décrire la joie que ce petit être ressentit en voyant ces vêtements, il oublia son morceau de pain, et n'eut rien de plus pressé que de mettre au plus vite bas, souliers, chemise, pantalon, gilet et veste, et ainsi accoutré il se mit à danser et à faire des gambades, comme s'il eut perdu la tête; enfin il fit le tour du moulin et en sortit en sautillant.
Des larmes de joie brillaient dans les yeux du meunier en voyant le nain aussi content. „Maintenant je puis dire que je lui ai fait plaisir!" s'écria-t-il. „La joie lui a probablement ôté le goût de travailler cette nuit; cela ira d'autant mieux demain."
La nuit suivante, le nain ne revint point, la troisième, la quatrième, la cinquième nuit s'écoulèrent, le nain ne revint pas, enfin il ne reparut plus, et le meunier ne sut ce qu'il était devenu.
Lorsque les nains servaient quelqu'un ils voulaient être obéis ponctuellement, car la désobéissance était sévèrement punie par eux.
C'était1 la fête d'un village voisin de Fumes. La plupart des paysans oublièrent leurs blés qui étaient mûrs dans les champs et qui n'attendaient que le moissonneur. Un paysan cependant ne se fiant pas au beau temps, envoya tons ses domestiques et ses servantes au champ pour moissonner. On se figure bien le désappointement de ces gens qui comptaient bien s'amuser, lorsqu'on les força à se rendre au champ; le son des violons et des flûtes leur perça le coeur. Cependant ils eurent beau prier, le fermier tint bon et ils furent forcés de plier, s'ils ne voulaient recevoir leur paquet. Si la pièce de terre eût été de peu d'étendue ils auraient eu la perspective d'avoir fini avant le soir et d'aller alors à leurs plaisirs, mais hélas, le champ mesurait plusieurs journaux, et pour le moissonner il ne fallait pas moins de trois journées.
Arrivés au champ ils prirent à contre-coeur la faucille et commencèrent à moissonner; ils n'eurent pas coupé deux gerbes, qu'ils jetèrent l'instrument d'un air découragé et murmurant contre la dureté de leur maître, ils se disaient que c'était vraiment un péché qui criait vengeance au ciel que de les forcer ainsi à renoncer aux plaisirs de la fête.
Tout-à-coup ils entendirent derrière eux un bruyant éclat de rire, et se retournant ils aperçurent un petit nain qui les bras croisés riait comme un fou. Le premier serviteur leva sa faux en lui criant: «
„Si tu ne cesses de rire, je te coupe en deux, chétive créature."
„Coupe seulement" dit le petit nain en riant encore plus fort. „Tu t'en repentiras. Pourquoi restez-vous ici à travailler au lieu d'aller danser. Vous n'êtes que des nigauds."
„Cela est facile à dire, répondit le valet," nous aimerions sans doute mieux aller à la danse que de nous ennuyer ici; mais le fermier s'est mis en tête de moissonner tout ce champ aujourd'hui."
„Eh bien! en ce cas dépêchez-vous" répondit le nain en riant.
„Cela est vite dit," murmura le moissonneur „mais tu ne peux pas comprendre ces choses là, passe ton chemin et laisse nous en repos."
„Je veux vous prouver cependant que j'y comprends quelque chose," répondit le nain ,Je vous dirai de plus que, je m'y entends mieux que vous-mêmes. Si vous voulez faire ce que je vous dirai, je me charge de moissonner le champ en moins d'une heure."
„Et que nous faudra-t-il faire?" s'écrièrent-ils tous ensemble.
„Couchez-vous tous à terre et fermez les yeux. Ne les ouvrez pas pour regarder, car il pourrait vous en coûter cher.?
Ils firent ce que disait le nain à l'exception cependant d'une servante qui, poussée par le démon de la curiosité, regarda en dessous du bras. Que vit elle? Le petit homme se plaça au milieu des épis et frappa dans ses mains. A son signal accoururent des milliers de petits nains pour recevoir ses ordres, lorsqu'il les leur eut donnés, ils se mirent gaiement à l'ouvrage et en moins d'une heure, le champ fut moissonné, à l'exception cependant de la partie qui était échue à la servante curieuse. Le petit nain battit des mains de nouveau et, en un clin d'oeil, toute la bande laborieuse avait disparu.
„Debout," s'écria-t-il alors. „La besogne est achevée," Tous les moissonneurs se relevèrent à cet appel et se réjouirent de voir leur tâche terminée. Ils s'étonnèrent cependant de voir une portion non achevée.
Le nain fit semblant de ne point s'apercevoir de leur surprise.
„Qu'en dites-vous" s'écria-t-il. „J'espère que je m'y connais mieux que vous tous ensemble?"
„Par Dieu! il a raison" s'écrièrent les moissonneurs. 

La servante s'écria aussitôt:

„Bah! il vous en fait accroire, ce drôle n'a pas fait cela tout seul, plus de cent mille nains l'ont assisté, il n'y  a pas grande science à cela!"
„Ah, ah!" dit le nain en riant, tu as donc vu comment cela s'est fait; hé bien pour te punir de ta curiosité, tu moissonneras la portion que mes gens t'ont laissée."
Les moissonneurs ne manquèrent pas de se moquer de la servante curieuse qui fut forcée de faucher le reste du jour. Elle suait à grosses gouttes, et devait s'arrêter à chaque instant pour aiguiser sa faucille qui s'émoussait après trois ou quatre coups. Pendant ce temps, ses compagnons dansaient et s'amusaient à la fête.
Ces nains se montrèrent très-bons pour un pauvre diable qui, sans eux, serait probablement devenu la victime - de son désespoir.
Celui-ci servait en qualité de maître ouvrier chez un riche fermier, dont il aimait éperdument la fille. Elle lui était si chère, et ils étaient si étroitement liés, qu'il lui eût été impossible de la quitter. Cela durait déjà depuis plusieurs années, et il n'avait pas encore eu le courage d'avouer son amour au père de sa bien-aimée pour lui demander son consentement au mariage. Il était à peu près certain d'en essuyer un refus, car ce père était très-fier de ses richesses et en même temps fort avare; enfin d'un caractère très-désagréable. Ne pouvant plus y tenir, le jeune homme résolut, coûte que coûte, d'adresser sa prière au fermier. Il m'écoutera au moins, pensa-t-il, son coeur ne sera pas de pierre.
Ayant mis ses habits de dimanche, il se présenta devant son maître, et lui dit:
„Monsieur, voila déjà plusieurs années que je vous sers fidèlement. J'ai à vous demander une grâce que vous ne pouvez me refuser, quelque grande qu'elle soit."
„Que voulez-vous dire? Parlez sans crainte," dit le fermier.
Votre fille et moi, nous nous aimons depuis longtemps, maintenant nous désirerions nous marier, nous n'attendons plus que votre consentement."
„Moi te donner ma fille" dit avec un sourire de mépris le fermier „moi qui l'ai refusée à bien d'autres qui avaient le gousset autrement fourni que toi? Qu'as-tu après tout? Tu es pauvre comme un rat d'église!"
„Je suis honnête homme, et la pauvreté n'est pas un déshonneur. Je me donnerai beaucoup de peine, je vivrai comme vous l'entendrez, et nous ferons tout ce qui nous sera possible pour vous être agréables."
„Paroles, paroles!" s'écria le paysan, „Si tu ne peux me payer dix mille florins en belles pièces d'or, tu n'auras jamais ma fille."
„Dix mille florins d'or!" dit le malheureux: en bégayant. Il quitta la place et monta à sa chambre, de grosses larmes roulaient dans ses yeux.
Il ouvrit son coffre pour visiter sa tirelire, mais hélas! elle n'en renfermait que quatre vingts ; à dix mille il y avait loin encore. Il jeta son or avec rage et sortit avec la ferme volonté de se noyer dans un étang voisin.
La route qu'il devait suivre pour y arriver, passait par, une colline que l'on appelait la montagne des nains.
Arrivé là, il s'entendit appeler trois fois par son nom. Il leva la tête et aperçut au haut de la colline un petit nain qui lui faisant signe de s'approcher, lui dit:
„Pourquoi cours-tu si vite, mon ami?"
Cela effraya le jeune homme, cependant il reprit courage, car il avait souvent entendu parler de la bienfaisance de ces petits cobolds, et déjà l'espérance renaissait dans son coeur.
„Hélas! je suis fatigué de la vie" répondit-il „je vais me jeter à l'eau."
„Et pourquoi cela?" demanda le nain.
„Parce que mon maître ne veut pas me donner sa fille en mariage" répondit-il.
„Comment!" s'écria le nain „refuser un joli garçon! En vérité je crois que tu m'en fais accroire. Pourquoi te la refuse-t-il?"
„Parce que je n'ai pas dix-mille florins," répondit-il.
Le nain se mit à rire aux éclats. Enfin il dit:
„Pour une bagatelle semblable, c'est inouï. Ecoute, reviens ici, demain nous causerons de cette affaire. Mon ventre me fait encore mal de rire" et en même temps il disparut dans la colline sans que le paysan pût concevoir comment il y était entré, car on n'y voyait aucune ouverture. Il prit courage et se dit en lui même, qu'il pouvait aussi bien se noyer le lendemain, s'il jugeait encore la chose nécessaire, et tout en rêvant à l'avenir, il arriva à la maison.
Le lendemain il se rendit à la même heure, près de la montagne aux nains, et ne voyant aucune trace du cobold: J'attendrai un instant, se dit-il et se laissant tomber sur l'herbe, il se releva presqu'en même temps en criant aïe! aïe! Il était tombé sur quelque chose de si dur, qu'il croyait que toutes ses côtes en étaient brisées. Tout en colère il rechercha la cause du mal; ô bonheur, un sac qu'il put à peine soulever était couché dans l'herbe! Il l'ouvrit et de beaux florins d'or nouvellement battus roulèrent dans sa main. Les ayant comptés aussitôt, il y trouva les dix mille florins.
Quel être était maintenant plus heureux que notre villageois? 11 eût désiré remercier le bon cobold pour ce riche présent, mais il eut beau l'appeler, il ne le revit plus. Voyant que ses cris ne servaient à rien, il courut en toute hâte à la ferme et compta à son maître les dix mille florins, et épousa la fille. Après la mort du père il hérita de tous ses biens et continua la ferme où on peut le visiter encore aujourd'hui, s'il n'est pas mort.


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