La Senne à Bruxelles, en 1867 - Par Jean-Baptiste Van Moer |
UNE HISTOIRE DE LA SENNE A BRUXELLES.
1867-1871
Voûtement de la Senne et aménagement du centre-ville
Extrait d'une "Histoire de Bruxelles" rédigée par Jean Heyblom et Brigitte Twyffels
L'expression « rivière maléfique » convenait à merveille pour qualifier les eaux polluées de la Senne, coulant à ciel ouvert au cœur de la ville. Le choléra, responsable de véritables hécatombes et aussi craint que la peste, reprit vigueur en 1866. L'épidémie se propagea, dit-on, à partir d'une chambre de la place du Vieux-Marché, aujourd'hui place Anneessens, dans un logis misérable donnant sur la rivière souillée. Le mal fit de rapides progrès : en deux mois, les autorités enregistrèrent quotidiennement quatre-vingts nouveaux cas. Les hôpitaux Saint-Jean et Saint-Pierre, trop à l'étroit dans leurs murs séculaires, ne pouvaient admettre que trente-deux nouveaux malades chaque jour. Sur les deux mille trois cent quarante-neuf cholériques traités dans l'établissement de Saint-Jean, plus de la moitié moururent. Jour après jour, des cadavres provenant des faubourgs étaient envoyés vers les hôpitaux de la capitale, au total mille neuf cent trente corps. Dans la seule province de Brabant, dix mille malades succombèrent à l'épidémie. La Belgique entière perdit quarante-trois mille habitants.
Le bourgmestre Anspach dénonçait depuis des années les méfaits des inondations de la Senne. Les débordements de la rivière favorisaient le développement du choléra, du typhus et de la dysenterie. Il démontra l'urgence des travaux à entreprendre, notamment le voûtement de la Senne. Ses avis furent discutés et souvent combattus. L'ingénieur Splingard, parmi d'autres, se montra nettement opposé à l'entreprise. La presse resta partagée. On soutint que le choléra provenait de France ! Finalement, Anspach fut écouté. Le vaste chantier débuta en 1867 et bouleversa tout le centre de la ville. Le voûtement de la Senne offrait d'énormes difficultés techniques, dues à la nature du sous-sol bruxellois constitué de nappes d'eau souterraines et de bancs de sables boulants. Une commission d'études fut créée par arrêté ministériel (1864). L'architecte Léon Suys dressa le plan des travaux à entreprendre (1865).
Une société anglaise fut concessionnaire, la Belgian Public Works Company; elle fut chargée des travaux, de février 1867 jusqu'à février 1871, moment de sa brusque liquidation pour faillite. L'intervention de diverses entreprises permit d'achever les travaux qui avaient, en réalité, débuté le 17 septembre 1868. Le 30 novembre 1871, par un temps exécrable, Jules Anspach, entouré du Conseil communal, eut la joie d'ouvrir, à l'aide d'une clé d'argent, la vanne par laquelle les flots boueux de la Senne se précipitèrent dans leurs conduits voûtés de pierres et de ciment.
La rivière entrait sous les voûtes à l'intersection des boulevards du Midi et du Hainaut (bd Lemonnier), pour en sortir à 2,5 km de là, rue des Croisades. Si Bruxelles fut assainie, elle perdit beaucoup de son pittoresque. Plus de moulins médiévaux; disparus les cabarets de l'Ours, le plus ancien connu de la cité, détruites les teintureries, les brasseries, les tanneries juchées sur des pilotis branlants ! Les touristes ne viendront plus contempler la sinistre « petite Venise » bruxelloise. Il reste les éloquents témoignages des écrivains Camille Lemonnier et Louis Hymans, ainsi que les seize tableaux, exécutés de 1872 à 1874, du peintre J.-B. Van Moer (1819-1884), exposés dans l'antichambre du bourgmestre, à l'Hôtel de Ville. A ces œuvres picturales, s'ajoutent les excellentes aquarelles préparatoires, exposées au Musée communal. Un plan, avec emplacement de l'artiste au cours de son travail, facilite la localisation. Ces aquarelles, nettement plus documentaires que les tableaux, montrent un ciel bruxellois et non un ciel italianisant comme dans les tableaux. De plus, le curieux n'y est pas trompé par des enjolivements, pots de fleurs colorées aux fenêtres, murs aveugles soigneusement peints et autres adaptations ne correspondant pas à la réalité d'un site sinistré. Ce n'est cependant pas sans une insurmontable mélancolie que l'on regarde cette œuvre documentaire de Van Moer.
Fallait-il raser radicalement tout le quartier bordant la Senne ? Louis Quiévreux écrivit qu'en « domestiquant la rivière, sans pour autant l'enterrer totalement, on aurait gardé ce qui faisait le charme médiéval de Bruxelles qui, en ce cas, aurait pu rivaliser avec Bruges ». L'auteur rappelle avec pertinence une réalisation exceptionnelle: la préservation du Vieux Barcelone gothique, l'un des principaux attraits touristiques de la grande cité catalane.
Avec le voûtement de la Senne, Bruxelles avait perdu son caractère provincial. « On eut dit, écrivit Camille Lemonnier, que la large percée des grands boulevards avait été ménagée pour la Joyeuse Entrée de l'Esprit du Siècle. » En effet, à l'emplacement de onze cents misérables masures pourries d'humidité, des maîtres artisans allaient élever des immeubles ornés de magnifiques façades, généralement en style Renaissance flamande.
Les urbanistes tracèrent suivant une conception à la Hausmann l'épine dorsale du bas de la cité, cet axe Nord - Midi, artère commerciale de la vallée. Les façades des immeubles qui la bordent ont été conçues par les meilleurs architectes et sculpteurs de l'époque. Malheureusement, beaucoup ont été inconsidérément sacrifiées par la suite à des immeubles modernes, tout en hauteur. L'unité haussmannienne n'a pas résisté à la bruxellisation.
Plusieurs concours architecturaux furent organisés pour récompenser les plus belles demeures érigées le long des boulevards du centre en 1876, 1877 et 1878. Furent ainsi lauréats : Beyaert (1823-1894) pour la Maison des Chats à côté du Passage du Nord (1874) ; C. Almain et De Haese pour le presbytère du Finistère (55, bd A. Max), Gédéon Bordiau (1832-1904) pour l'Hôtel Continental du n°1 de la place de Brouckère. Toute une série d'immeubles furent construits par le promoteur parisien Mosnier. Après sa faillite, ces bâtiments entrèrent dans le patrimoine de la Ville.
Rappelons que Rodin collabora avec Carrier-Belleuse à l'exécution de la frise des Amours au travail, ornant la façade latérale du bâtiment de la Bourse, rue Henri Maus. Ce pseudo-temple est dû à l'architecte Léon Suys (1823-1887). Construit de 1871 à 1873, il occupe l'emplacement de l'ancien marché au Beurre, lui-même succédant au couvent des Récollets.
Le quartier de la Bourse, ou Middeleer, entièrement remodelé, mit en liaison directe le nord et le sud de la capitale. Diverses percées furent opérées, dont la rue van Artevelde prolongeant la rue d'Anderlecht vers le boulevard du Midi, prolongements drainant une circulation qui se fera chaque jour plus envahissante. Ces grandes artères vitales ne cessèrent de se ramifier, rendant le réseau de la vallée de plus en plus dense.
En 1874, la Ville vendit à la Compagnie générale des Marchés un bloc de terrains de plus de 9.000 m² situé entre les actuels boulevard Lemonnier et avenue de Stalingrad pour y construire le Palais du Midi (destiné à l'établissement d'un marché-bazar), œuvre de Wynand Janssens. La Ville racheta le bâtiment en 1907 et y installa des services communaux de 1922 à 1971.