LA DAME BLANCHE ET LA BELLE ROCHE
À COMBLAIN-AU-PONT
Extrait des "Contes et légendes du pays d'Ourthe-Amblève"
Georges Laport
Lorsque le voyageur quitte le hameau du Halleux et se dirige vers Comblain-au-Pont, ses yeux se fixent sur un récif granitique dont la masse géante barre la vallée: c'est la Belle-Roche, falaise abrupte qui se dresse à plus de 80 mètres au-dessus des flots cristallins de l'Amblève. Un gracile taillis, au milieu duquel quelques pins font une tache sombre, couronne le roc. Au dessus s'étage un petit plateau cultivé, puis surgit un raidillon, où, pareil à un nid de vautour, perche le village de Fraiture, dominé, par le toit effilé de son clocher.
A côté de la Belle-Roche, la Noire Roche, tel un obélisque, s'élance fièrement dans l'azur. Vue à distance, la Belle-Roche paraît être unie; mais lorsqu'on la contemple de sa base, on s'aperçoit qu'elle est formée par une infinité de tranches de granit, accolées les unes aux autres comme les tuyaux d'un orgue gigantesque.
Un listel de verdure court le long de ces tranches, vergette le gris fer du roc de tons vivants. On comprend alors comment un manant de Fraiture ascensionnait la roche avec son troupeau de moutons. Nous avions toujours cru la chose impossible et du domaine de la fable, mais en examinant minutieusement la structure du mont, nous avons reconnu que certaines failles forment de véritables sentiers, à pente très rude. A mi-hauteur, une pierre s'avance au-dessus du vide semblable à l'assise d'un balcon. Cette lame a conservé le nom de Table du Herdier. Probablement que, de cet endroit, le berger surveillait la herde paissant dans les «aisances» de la vallée.
La Belle-Roche a sa Blanke Dame, jeune fille qui chaque nuit apparaît le long du rocher et vient tenter le coeur des jeunes hommes attardés en ces parages. Marcellin La Garde (né à Sougné (Aywaille) le 02/12/1818 - décédé à Saint-Gilles (Bruxelles) le 28/10/1889) dans " le Val de l'Amblève " intitule l'un de ces chapitres: L'Elfe de la Belle Roche. Le conteur qui, en plus des fantaisies de son imagination, s'inspire des oeuvres de Mannhardt, Grimm et surtout Xavier Marmier, transpose au bord de la rivière des Aunes la légende du Rhin: Lorelei, et celle-ci se métamorphose en l'elfe de la Belle Roche. Il prétend que les habitants du Halleux baptisèrent ce revenant du nom d'elfe. Chose inexacte, si vous parlez aux « anciens », qui se souviennent de la légende, tous vous entretiendront del Blanke Dame del Belle-Rotche.
Il faut croire que la mythologie scandinave avait laissé de profondes empreintes sur l'esprit de l'écrivain, car précédemment il donne comme étymologie de Fraiture, la juxtaposition des divinités de Fraya et de Thor, alors que le nom de cette bourgade paraît être la corruption du latin fractura (fracture), la fracture étant vraisemblablement un mouvement du sol représenté par la Belle Roche. Voici comment La Garde décrit l'histoire de la Dame Blanche, en ayant soin de forger une masse de détails de son cru pour les besoins du colite, car il termine cette légende en narrant une idylle un peu naïve; mais toute parfumée de fraîcheur et où l'elfe joue le rôle prépondérant:
« La Belle Roche, elle, est habitée par une espèce de nymphe, de naïade, brillant d'une éternelle jeunesse, qui ne se montre qu'une fois l'an, quand le temps est beau, dans la nuit du 1er mai; elle vient se baigner dans l'Amblève, vêtue d'une longue robe blanche, couronnée de fleurs de nénuphar, de renoncule et de myosotis ».
Il paraîtrait que la fille d'un seigneur dont le château dominait la Belle Roche, éprise, comme Sapho, d'un jouvenceau qui la repoussait par excès de vertu, se serait de désespoir, précipitée dans l'Amblève, d'où elle n'aurait pu être retirée.
Quoi qu'il en soit de son origine et des motifs qui lui ont procuré cette triste immortalité, il est certain qu'elle est gardienne d'un trésor « qui surpasse les richesse de tous les rois et de tous les empereurs réunis », et que ce trésor appartiendra, avec sa main et son coeur, sans doute, au jeune homme de l'âge de vingt à vingt et un ans, qui parviendra à toucher un des pans de sa robe, pendant une de ses rares et nocturnes apparitions.
Seulement une condition est requise pour pouvoir l'approcher: le jeune homme doit être « aussi vertueux, aussi pur qu'elle est belle ». Et depuis, dans le pays, certains natifs répandent cette version de la légende.
Un cultivateur de Fraiture, âgé de 94 ans, ayant ouï le récit de La Garde, s'insurgeait contre « ces gazetiers qui discourent comme des avocats sur toutes choses et qui dénaturent les plus belles histoires du clocher natal ». Et le vieux terrien nous confia les aventures de la Dame Blanche, telle que son grand-père les racontait, pendant les longues veillées d'hiver, devant la cheminée à hotte où pétillait un clair feu de bûches. Jadis un manoir se dressait à la crête de la Belle Roche. Il était habité par un vieux seigneur Vieux paysan ardennais avec ne cherchant que le bien de ses sujets, et le verre de pèkèt à la main. vivant en compagnie de son unique enfant, une ravissante jouvencelle qui frisait la vingtaine. De bonne noblesse, riche, belle, la jeune fille était recherchée par tous les gentilshommes du voisinage. Un baron, d'âge mûr, redouté dans ses terres pour sa cruauté, son ivrognerie et ses vices, la vit, en tomba éperdument amoureux et demanda sa main. La jeune fille refusa de s'unir à un tel homme et le vieux seigneur transmit au baron, avec beaucoup de délicatesse, la réponse de son enfant. Dépité, le baron se retira, l'esprit ruminant de vengeance.
Un soir, le guetteur sonna du cor et quelques instants après, un cavalier revêtu d'une superbe armure, se présenta à la herse du pont-levis. L'étranger, introduit auprès du maître de céans, demanda la permission pour le Roi et sa suite de passer la nuit au castel de la Belle Roche.
Le seigneur accepta avec joie, fort honoré d'une telle visite et l'ambassadeur se porta à la rencontre du souverain. Le seigneur et sa fille revêtirent leurs habits de fête et firent préparer un délicat festin.
A la nuit tombante, la troupe franchit les murs du château. Le Roi, étincelant sous son armure dorée, met pied à terre, s'avance vers son hôte, puis relève la visière de son casque, pour répondre au compliment de bienvenue qui lui était adressé. Mais ô stupeur, le seigneur reconnaît l'amoureux éconduit. Le baron tire son épée, transperce le vieillard en rugissant: - Ma vengeance sera terrible.
Au même instant les gens de la suite se jettent sur la garde du castel, qui, surprise, se fait tailler en pièces.
Spectatrice impuissante, la jouvencelle se jure de ne jamais appartenir à ce baron qui, en plus de ses tares, méprise les lois de la chevalerie. Elle s'enfuit, monte au sommet du donjon qui surplombe l'Amblève et se précipite dans la rivière. Son amoureux la suit, mais son équipement guerrier entrave sa marche, il ne parvient pas à rejoindre la damoiselle et il arrive sur la terrasse juste à l'instant où le beau corps de la châtelaine disparaît dans les flots de cristal...
Depuis la jouvencelle revient errer chaque nuit, le long de la Belle Roche, attendant le beau ténébreux qui la délivrera de cette existence spectrale. Le jouvenceau qui parviendra à l'atteindre aura, en plus d'une jolie femme, le trésor qu'elle détient.
Bien plus tard, des mariniers, en revenant de Liège, passant vers les minuit à la Belle Roche aperçurent la Dame Blanche, Melchior, originaire d'Aywaille, se précipita vers elle, mais le voyageur et sa barque furent engloutis par la vague, et jamais on ne les revit. Nous pourrions citer plusieurs autres villageois qui tentèrent l'aventure, et qui s'évanouirent de la même façon. La Dame Blanche est farouche et sans pitié envers celui qui ne lui convient pas.
Avant la construction du chemin de fer il existait un remous très dangereux, très redouté des mariniers. Celui qui s'engageait dans cette passe était happé par le tourbillon et n'en sortait jamais.
C'est probablement l'existence de ce courant, cause de quelques trépas tragiques, qui donna naissance à la légende.
Quittons le domaine du rêve. Un paysan habitant Fraiture, mais originaire d'Ecaussines, Barthélemy Dethier, vers le milieu du XIXe siècle, ayant remarqué que le granit était de belle et de bonne qualité, ouvrit une carrière à la Belle Roche.
L'exploitant transportait ses produits par eau. A cette époque, les pontons, longues barques très étroites, hautes de bord, à fond plat, à pointe recourbée à l'avant, ce qui leur avait valu le nom de bètchètes, remontaient l'Amblève jusqu'à Sougné. D'autres, faisant allusion à la facilité avec laquelle ces bateaux se glissaient entre les écueils parsemant le cours d'eau, les avaient baptisés de bizawes.
C'est alors qu'un modeste tailleur de pierres, Emile Delhaze, laissa un souvenir de son passage au chantier.
Il sculpta dans le roc une figuration de Sainte-Barbe, patronne des carriers, réplique de la statue de l'élue, sise en l'église de Fraiture.
Bien que fils de petits propriétaires terriens, Delhaze avait été fasciné par les merveilles que le tailleur de pierres faisait jaillir de son ciseau et en avait embrassé la profession. Dès sa prime jeunesse, Emile ciselait des os et des morceaux de bois, créant de naïves oeuvrettes ressuscitant le travail que l'on exécutait au Moyen-Age. Il entra de bonne heure dans un chantier et à ses instants de loisir, il burinait à même la roche. L'ensemble de la composition à l'allure d'une oeuvre primitive. La couronne posée sur le front de la sainte est finement ouvrée. La figure a beaucoup de caractère et rappelle le masque régulier des statues garnissant les cathédrales gothiques. Très artistement est ciselé le décolleté de la robe, enjolivé par un collier de pierreries, duquel pend un médaillon, où l'auteur grava ses initiales: E.D. La robe festonnée au bas, est droite, retenue à la taille par une délicate cordelière. La sainte pose une main menue au bout d'un bras chétif, sur une hanche, l'autre sur une tour taillée avec un relief puissant. Comme jeu de fond des hachures sommées d'une tête de bouc. En dessous cette inscription: E.D. 1875. STE BARBE. Près de là, l'artiste modela un soldat en kolbac, en dolman et en bottes. Le dolman est coloré en bleu et barré de brandebourgs blancs; le pantalon est grenat.
Après la carrière, ce fut le tour du chemin de fer à enlaidir la Belle Roche. La courbe de la voie ferrée éleva son remblai dans le lit de l'Amblève, laissant deux étangs à la base du roc. Depuis, le flux de la rivière cessa de heurter le granit avec un murmure discret.
Les pontons ne purent plus accoster aux quais de la carrière, d'où les charriages augmentèrent leur prix de revient. Les bénéfices baissèrent. Le maître cessa le travail, et vendit son exploitation. Le chantier devint désert.
Des années durant, la Belle Roche montra son flanc éventré, entaille béante où la pluie fondait l'ocre des terres éboulées au gris noirâtre de la pierre. Un cône de déchets tassait sa masse chauve, du puits d'extraction aux parages du fond.
Survint la fin de la Grande Guerre. La crise économique réclama la valorisation de toutes les richesses naturelles, fussent-elles même la perle d'un canon. Une société anonyme se forma en vue d'exploiter la Belle Roche.
La Commission Royale pour la protection des sites et des monuments s'émut, et prit des mesures pour préserver le roc du pic des carriers. Il est heureux pour l'esthétique que les exploitants s'enfonceront dans le côté de la Heid et laisseront la falaise intacte.
Nous n'en sommes plus au temps où les tâcherons, pour délier la pierre, y calaient des coins de bois qu'ils mouillaient ensuite. Le gonflement du bois fissurait le granit et en détachait une portion. Ce procédé, d'une application lente, ne donnait qu'une production restreinte. Aujourd'hui la carrière est dotée d'un matériel ultramoderne.
Aussi les pacages de la vallée, naguère si tranquilles, sont encombrés de voies ferrées, de locomotives, de pylônes, de fours à chaux pareil à des forteresses infernales, de remises à charbon, de forges, de hangars abritant les moteurs, et les compresseurs, de grues et de treuils.
Malheureusement la mise en valeur d'un gisement ne marche jamais sans quelques accrocs, tant pour la beauté du site que pour son intérêt folklorique. L'enlèvement du cône de déchets a produit l'éboulement de l'une des tranches et Ste Barbe ainsi que le lancier ont été ensevelis sous les décombres. Espérons que les sculptures seront restées intactes sous l'avalanche.
En 1921, sur le dessus de la Belle Roche, en dégageant les pointes de la veine, les ouvriers découvrirent à une profondeur de 50 centimètres, trois squelettes humains dont deux mesuraient plus de deux mètres de hauteur. D'ailleurs, les recherches faites par Julien Fraipont prouvent que la contrée a été habitée dès la période néolithique. La Belle Roche était un promontoire facile à défendre et que recherchaient les hommes de ces temps reculés.
Ainsi la légende du trésor caché n'est pas tout à fait un mythe.
Ce n'est plus quelque paysan à l'esprit superstitieux qui rôde à minuit sur les rives de l'Amblève, attendant l'apparition de la Dame Blanche, mais bien des industriels qui fouillent le sol, attirés par la qualité et la composition chimique de la pierre.