CONTES Petite Fleur




BLOEMENTJE

"Petite Fleur"

(Extrait de « Contes Flamands et Wallons »)

Camille Lemonnier


Il y avait ce soir-là à Wavre, sur la place, une maison où l'on se préparait surtout à recevoir saint Nicolas. C'était chez le boulanger Hans Jans. Dans la chambre à deux croisées qui est au-dessus de la boutique, un grand feu et une petite lumière éclairaient le beau lit des étrangers, avec ses courtines blanches en perse à fleurs roses et son bois de chêne poli qui reluit. Bonne-maman Jans, les lunettes au nez, tricotait de ses vieilles petites mains jaunes une paire de chaussons qu'elle laissait par moments retomber sur ses jambes. Bonne-maman Jans poussait alors un soupir et regardait soit la lampe, soit le feu, soit le lit.

C'était une singulière chose que l'on fit du feu dans cette chambre, car les Jans avaient de l'économie et ne brûlaient que deux feux, l'un dans le four à pains, l'autre dans la petite chambre qui est derrière la boutique. Il fallait à coup sûr quelque grave raison pour faire flamber ainsi la bûche dans la chambre des étrangers, alors que les Jans n'avaient pas d'étrangers chez eux et que les deux feux d'en bas brûlaient gaillardement.

Mais je vous jure bien qu'ils ne pensaient pas à l'économie, en ce moment, les Jans, et si on leur eût dit de mettre le feu à la maison pour sauver leur Bloementje, ils l'eussent fait de grand coeur. Et pourtant ce n'est pas peu dire : il avait fallu travailler pendant vingt ans, mettre sou à sou l'argent de côté dans un vieux bas, ne manger de viande que le dimanche et besogner les nuits pleines sans mitron, avant que le père Jans eût pu déposer dans les mains du notaire Mossels, en les comptant par pièces de cinq francs, une pièce après l'autre, comme quelqu'un qui ne voudrait pas se tromper, les 9.500 francs qu'avait coûté la maison.

Mais les Jans aimaient plus qu'eux-mêmes, plus que leur maison, leur bas à économies et le beau comptoir peint en mahoni qu'ils venaient de faire revernir, plus que tout cela ils aimaient Bloementje, la prunelle de leurs yeux, le sang de leurs veines, le jasmin de leur maison.

Or, Bloementje, la jolie enfant, était venue au monde si pâle que le gros boucher Kanu avait dit de suite à sa voisine, la vieille Françoise :

- Certainement Mme Jans a trop pensé au prix de la farine.

Bloementje avait à présent ses huit ans et elle était toujours aussi pâle que quand elle avait ouvert la première fois sa bouche pour crier au lait.

Quand Jans jouait avec Bloementje, l'après-midi du dimanche, après vêpres, en fumant sa grande pipe de Nimy et en buvant son verre de bière à couvercle d'étain, il ne manquait pas de dire qu'il voudrait bien connaître le meunier qui lui donnerait un froment aussi blanc que les petites joues de Bloementje. Et c'est en mémoire de la fleur de froment que Jans, qui était Flamand, avait demandé à M. le curé la permission de nommer Bloementje la blanche petite Julie.

Le dimanche, lorsque maman Jans conduisait par la main à l'église sa Bloementje habillée de bleu avec une ceinture blanche, la mercière du coin, qui était la marraine de Bloementje, accourait sur sa porte et disait qu'elle était trop jolie pour vivre longtemps. Et bien des gens qui la voyaient si fluette et si pâle, pensaient comme la mercière et se disaient la même chose tout bas.

Un jour, la petite marraine Dictus, n'ayant vu passer ni Bloementje ni sa mère qui allaient toujours ensemble à la messe, ferma sa boutique pour courir chez les Jans.

- Mon Dieu ! Jans, cria-t-elle en tombant sur le comptoir tout d'une pièce, est-il arrivé quelque chose à Bloementje que je ne l'aie pas vue aller à la messe ?

Bloementje avait eu peur la veille au soir d'un rat qui était sorti de derrière un sac de farine et elle était tombée en faiblesse.

- Jans, dit en partant la bonne sèche petite Dictus, Bloementje fait envie aux anges du paradis. Il faut veiller à elle et appeler M. Trousseau.

Quand quelqu'un était malade, c'était de suite M. Trousseau qu'on allait quérir, et on voyait venir, entre ses deux gros favoris gris, un petit homme alerte et courbé, le plus empressé des hommes.

M. Trousseau vint voir la fillette, lui prit la main, lui fit tirer la langue, mit l'oreille à sa petite poitrine et dit en sortant au boucher Kanu :

- C'est une maladie de langueur. Bloementje est une fleur. Il arrivera un jour ou l'autre un petit vent qui la jettera à terre.

Ce jour-là, veille de la Saint-Nicolas, Bloementje était couchée dans le grand lit des étrangers, et on l'y avait couchée parce que le lit était meilleur et que le foyer chauffait mieux dans la chambre des étrangers que par tout ailleurs.

Bonne maman Jans mettait par moments une bûche dans le feu, en ayant soin de retourner celles qui y étaient, puis, relevant ses lunettes sur les bandeaux bruns qu'elle portait par-dessus ses cheveux blancs, elle allait à pieds doux vers le lit

- Bloementje, disait-elle tout bas en écartant les courtines.

Et alors la lampe rouge jetait sa clarté sur la petite Bloementje tapie dans les draps et ne laissant voir que ses tout petits bras et sa toute petite figure, si pâles qu'on eût dit de l'albâtre et si maigres qu'on en eût pleuré.

Deux fois depuis que la grande horloge à gaine de la boutique avait sonné sept heures, bonne-maman Jans avait ouvert les courtines du lit en appelant Bloementje, et Bloementje ne s'était pas éveillée.

Elle entendait à chaque instant le bruit de la petite sonnette que Jans avait attachée à la porte de la boutique et que le chaland faisait sonner quand il entrait. Or, il venait beaucoup de monde ce soir-là chez les Jans, car ils avaient, en sucre, en pâte et en massepain, des bonshommes si grands que nul boulanger de la ville n'aurait pu les faire plus grands.

Et chaque fois que sonnait la sonnette, bonne-maman Jans se demandait :

- Est-ce pour un homme de trente centimes ou pour un homme d'un franc ? Ceux d'un franc ont des cheveux en sucre blanc et des joues en sucre rose, et ceux de trente centimes sont en pâte unie. Hans aurait dû faire aussi des hommes à deux francs, parce qu'il y aura toujours des gens qui voudront payer deux francs quand leur voisin n'en paye qu'un.

Et Mme Jans servait au comptoir, regardant de côté les petits gamins, le nez rouge et les mains dans les poches, qui se renouvelaient toujours à la vitrine, devant les grands hommes en pâte, tandis que Jans disait dans le fournil :

- Allons, les garçons ! Hardi à la pâte ! Je m'en vais faire l'homme de Bloementje.

Et, par la fenêtre de la petite chambre de derrière, Mme Hans voyait Hans, les bras nus, en veste blanche et en pantalons blancs, qui allait et venait, à la lueur du four, à côté des garçons penchés sur le pétrin.

Jans prit la plus grande de ses formes à bonshommes, y mit le beurre, coula lentement la pâte et tout-à coup plongea la forme dans le four.

- Ah ! Bloementje, pensait la mère Jans, quel beau bonhomme ton papa va te faire lit ! Et il n'y en a pas un autre dans tout Wavre pour donner à la pâte une si belle tournure. Certainement j'ai bien fait, étant fille de boulanger, de me marier avec Hans, car il n'a pas son pareil.

Jans retirait en ce moment de la flamme un admirable bonhomme fumant et blond qu'il détacha d'un coup sec, et Il le déposa sur une planche poudrée de farine. C'était un gros monsieur en bas de culottes, avec une mitre sur la tête, une perruque dans le dos, une canne à crosse à la main et dans les poches des joujoux qui dépassaient. On lisait sous ses souliers à boucles, le long d'une banderole : Saint Nicolas.

D'admiration le premier mitron mit la main à son nez et le second la mit à son pantalon.

Hans, qui les vit, leur dit sévèrement :

- Sales garçons, depuis quand met-on à son pantalon et à son nez la main avec laquelle on pétrit ?

Puis Jans se mit à glacer en rose les joues et le nez de saint Nicolas, piqua des grains d'anis dans la perruque, du chocolat sur l'habit, étendit une couche de gelée de groseilles le long du gilet, saupoudra de poussière d'or la crosse et la mitre, sucra en blanc les mains et les bas, puis appela sa femme et lui montra son chef-d'oeuvre en disant :

- Annette, la pâte est mêlée de tranches de melon, de morceaux d'oranges et de raisins. Je ne donnerais pas ce saint Nicolas pour cinq francs, parce que je ne le referais peut- être plus si bien pour dix.

Et Bloementje s'éveilla tout-à coup en disant de sa petite voix :

- Bonne-maman, ça sent bien bon ; est-ce que saint Nicolas est déjà venu ?

Cette petite voix de Bloementje ressemblait aux dernières vibrations du cristal quand on l'a frappé avec un couteau et qu'on n'entend plus qu'un son qui va mourir.

- Non, Bloementje, dit bonne-maman Jans en remettant les petits bras de l'enfant dans le lit, saint Nicolas n'est pas encore venu, mais il passe dans la ville, et c'est ça qui sent bon.

- Bonne-maman, pourquoi que saint Nicolas sent bon quand il passe dans la ville ?

- Parce que papa Jans fait des spikelaus dans son four. Et il y en a de trente centimes et il y en a aussi d'un franc. Veux-tu boire un peu, Bloementje?

- Bonne-maman, répondit Bloementje, j'ai fait un rêve. J'ai rêvé que saint Nicolas venait me chercher dans mon lit. Et il avait une grande barbe, comme l'image du bon Dieu que m'a donnée marraine Dictus. Et j'ai dit : « Bonjour, saint Nicolas, patron des bons enfants. » Et il m'a dit comme ça : « Viens, Bloementje, je suis ton patron, car tu es une bonne petite fille et j'aime les bons petits enfants comme toi. » Et j'ai dit : « Pour où aller, bon saint Nicolas? » Et il m'a répondu : « Pour aller jouer au paradis. » Alors maman et papa et bonne-maman m'ont donné une robe blanche et m'ont dit qu'ils viendraient plus tard. Et quand je suis entrée au paradis, il y avait des petites filles et des petits garçons tout en blanc qui jouaient.

» Ils me prirent dans leurs bras et me dirent qu'ils jouaient comme ça nuit et jour, et ils avaient des joujoux que le bon Dieu leur donnait, des joujoux bien plus beaux que ceux que papa m'a donnés au nouvel an dernier.

» Et les petites filles avaient des poupées aussi grandes qu'elles, qui faisaient la révérence et qui disaient : « Merci, madame. «

" Et alors saint Nicolas m'a embrassée et il m'a dit :

Amuse-toi, je t'aime bien. Tu auras aussi des poupées et elles te parleront. » Et puis, bonne-maman, j'ai senti une bonne odeur et je me suis éveillée.

- Voilà M. Trousseau qui vient te dire bonjour, Bloementje, dit tout-à-coup bonne maman Jans.

M. Trousseau entra, et en entrant il dit :

- C'est papa Trousseau, Bloementje. Comment vas-tu, mademoiselle ? Voyons le pouls... Hum ! Hum ! Et la langue ? Tu as le sang aux joues, petite. On a donc eu des émotions. ? C'est ça, la Saint-Nicolas. On a pensé à papa Colas. Et notre petit coeur?

M. Trousseau mit la main sur le coeur de Bloementje, puis il y mit l'oreille, puis encore la main, puis encore l'oreille. Jans et sa femme entrèrent l'un derrière l'autre sur la pointe des pieds, comme des ombres, en retenant leur haleine. M. Trousseau alla prendre la lampe sur la table, la posa devant les yeux de Bloementje et la contempla longuement, sans déposer la lampe et sans souffler mot. Puis il prit son chapeau et son parapluie et sortit brusquement.

Jans s'en alla derrière lui. M. Trousseau était déjà dans rue.

- Eh bien, docteur?

- Eh bien, quoi ?

- Comment va Bloementje ?

M. Trousseau répondit d'une voix extraordinaire :

- Oh! très-bien ! Quand je vous dis très-bien !

Et il courut à la cure chez un des vicaires qui aimait les Jans et allait parfois prendre le café chez eux.

Bloementje était si faible, ce soir-là, qu'elle s'endormait en parlant. Quand M. Trousseau l'avait regardée avec la lampe, elle avait souri de son petit rire qui montrait ses jolies dents, et tout à-coup elle s'était endormie.

- Voyez, Hans, comme Bloementje dort tranquille, disait bonne-maman Jans. Jamais elle n'a eu meilleur sommeil.

Quand la pendule sonna neuf heures, Bloementje s'éveilla.

- Bonne-maman, est-ce que saint Nicolas n'est pas encore venu ?

- Non, Bloementje, il n'est pas encore venu, mais il passe sur la place.

- Oeh ! bonne-maman, dit la fillette, laissez-moi voir saint Nicolas passer sur la place.

- Bloementje, reste en paix : saint Nicolas ne donne plus rien aux enfants qui l'ont vu.

- Och ! bonne-maman, j'entends sur la place la voix du petit Pierre qui crie : « Saint Nicolas passe derrière la maison du bouclier Kanu, » et celle de la petite Marie qui lui répond : " Non, il ne passera que dans une heure. «

Le père Jans, entendant d'en bas qu'on parlait, monta, et ayant pris Bloementje dans ses bras, la couvrit d'un jupon de laine. Il leva le petit rideau blanc de la fenêtre, et Bloementje put voir la place.

Il était tombé de la neige dans l'après-midi et il y en avait bien par terre trois pouces. Les maisons de la place se détachaient en gris, avec une perruque blanche, dans un ciel roux d'où la neige continuait à tomber. On voyait dans les chambres, çà et là, de la lumière, et devant les boutiques, les quinquets dessinaient en rouge sur la neige les carrés des vitrines.

- Je vois bien derrière le rideau Marie qui court dans la grande chambre où le poêlier son papa met ses plus beaux poêles, et voilà son frère Ludovic qui regarde aussi par la fenêtre pour voir passer saint Nicolas.

Ainsi parlait Bloementje, mais ce qu'elle regardait surtout, c'étaient les grands parapluies des marchandes qui, les pieds sur des chaufferettes, les mains sous leurs tabliers, étaient assises au milieu de la place devant des tables recouvertes de nappes en serge à carreaux bleus et blancs. Et chacune d'elles avait allumé une chandelle aux deux bouts de la table, afin qu'on vit bien qu'elles vendaient des napoléons en sucre d'orge, des chiens en pâte de pomme, des drapeaux de Notre-Dame de Hal, des poupées à têtes de bois, des prientjes, des macarons, des couques de Dinant et des spikelaus.

Et, tandis que la neige tombait en petits flocons qui poudraient les parapluies et faisaient grésiller la mèche des chandelles, les enfants des pauvres gens, le nez goutteux et le doigt dans la bouche, regardaient sans rien dire et tour à tour les brimborions de l'étalage et les marchandes qui s'assoupissaient en clignant de l'oeil. Et tout ce pauvre monde pour qui la vie est si dure attendait, les enfants leur Saint-Nicolas qui ne viendrait pas, et les marchandes les mamans qui çà et là, en sabots et le cabas à la main, arrivaient sous les parapluies.

Par moments, Bloementje entendait le bruit d'une porte qu’on ouvre, et c'était un voisin qui allait au cabaret ou une voisine qui mettait son chien à la rue ; et d'autres fois elle n'entendait plus que le bavardage des commères sous les parapluies.

Mais la neige amortissait tous ces bruits et les faisait paraître doux comme du velours.

- Je vois bien encore, disait-elle, la vieille Lisbeth qui balaie la neige devant sa porte, et elle a mis près d'elle un bac de cendres pour les jeter sur le trottoir après qu' elle l'aura balayé. Je vois aussi M. Onuzel, le pâtissier, qui se promène les mains dans les poches, avec son tablier blanc, et il regarde de loin les bonshommes que papa a faits ce matin. Mais je suis bien contente de n'avoir pas vu saint Nicolas, et je vais rentrer dans le lit.

Papa Jans recoucha Bloementje et l'embrassa en lui disant ;

- Dors bien, Bloementje. Ton papa fera la maison bien belle pour recevoir saint Nicolas, et on mettra sous la cheminéee le beau tapis rouge à fleurs noires qu'on met entre deux bougies à la fenêtre, quand passe M. le curé avec la procession.

Et bonne maman Jans disait :

- Comment est-il possible, Jésus mon Dieu ! de ne pas aimer une enfant qui se laisse mettre au lit sans pleurer et qui est toujours contente de sa bonne-maman ?

On n'entendit plus bientôt dans la chambre que la petite respiration de l'enfant et le bruit des aiguilles à tricoter qui cliquetaient dans les petites mains sèches de bonne-maman Jans.

Et quand il fut neuf heures, M. le vicaire sortit de la cure si vite qu'il avait mis son chapeau de travers; et les gens qui le virent passer se dirent entre eux :

- Voilà M. le vicaire qui court : il y a quelqu'un qui va mourir dans la ville.

M. le vicaire ouvrit la porte de la boutique et dit à papa Jans et à maman Jans qui faisaient leur caisse en mettant à part les gros sous, les petits sous et les francs :

- C'est moi, mes amis. Bonjour, madame Jans, je n'oublie pas votre petite Bloementje et je viens voir si elle a mis des carottes dans son panier.

- Tiens ! c'est M. le vicaire, dit Jans en ôtant sa pipe de sa bouche et en le conduisant dans la petite chambre qui est derrière la boutique. Bonne-maman Jans sera bien contente de vous voir.

- Et Bloementje?

- Ah ! pour sûr, monsieur le vicaire, dans quinze jours vous la verrez à messe, et dans deux ans elle fera sa communion, sauf votre permission.

Dans ce moment, la porte de la chambre d'en haut s'ouvrit et bonne-maman Jans cria très-vite :

- Hans ! Hans !

- Ah ! c'est ça ! dit Jans. Bloementje m'appelle à tout bout de champ pour me parler de saint Nicolas. Ces anges-là ! Montez, monsieur le vicaire.

? Jesus God ! cria bonne-maman quand elle les vit. Bloementje vient de se lever et elle veut aller sur la place... Votre bénédiction, monsieur le vicaire.

Bloementje avait les yeux grands ouverts et elle regardait sans voir.

- Ma Bloementje ! cria Jans comme un fou.

Et il remit la fillette dans le lit.

Quand M. le vicaire regarda Jans, il vit qu'il était pâle comme les draps du lit et qu'il tremblait.

Bloementje ferma lentement ses yeux et se rendormit.

- Il nous faut du courage dans cette vie, Jans, dit M. le vicaire en lui mettant doucement la main sur l'épaule.

Et Jans regardait sa Bloementje sans rien dire. Alors elle se mit à parler tout bas à quelqu'un qui n' était ni papa Jans ni maman Jans ni bonne-maman Jans, et elle disait en rêve :

- Je suis Bloementje, la fille du boulanger Jans qui est sur la place.

Elle se tut un peu et puis dit encore :

- Bonjour... Toujours jouer... Poupées... Merci, madame.

Sa voix n'était plus qu'un souffle, et tandis qu'elle parlait elle souriait.

Jans vit son petit bras mignon sortir des draps et elle salua de la main comme saluent les enfants. Puis Bloemmentje s’éveilla de nouveau.

- A qui parles-tu, Bloementje, dit Jans à genoux devant le lit. Tiens, voici M. le vicaire, et il priera pour que saint Nicolas te donne une belle poupée.

- J'ai rêvé, dit Bloementje, que j'étais en paradis et que je jouais avec des poupées qui disaient : « Merci, madame. »

Voilà deux fois que notre Bloementje fait le même rêve, dit bonne-maman Jans :

- Est-ce que saint Nicolas n'est pas encore venu? demanda Bloementje.

- Bloementje, dit Jans, saint Nicolas ne vient qu'à minuit.

- Ah ! c'est bien long, dit la fillette. Mais il vient de loin et son âne est fatigué. Papa mettra un fauteuil à saint Nicolas et une chaise à son âne.

- Je n'y manquerai pas, Bloementje, dit Jans, et je mettrai pour saint Nicolas le beau fauteuil qui est dans le coin et dans lequel s'asseoit la tante Catherine quand elle vient chez nous.

Et Jans descendit à la boutique parce qu'il entendit sonner à l'horloge la demie après dix heures et qu'il était temps de mettre les volets à la vitrine.

- Ne trouvez-vous pas singulier, dit à sa voisine la vieille Lisbeth qui venait voir à la porte s'il neigeait toujours, que M. le vicaire ne soit pas encore sorti de chez les Jans et qu'on ferme la boutique avant qu'il soit parti?

- J'ai vu entrer M. le vicaire il y aura tantôt deux heures, répondit la voisine, et je me suis mise à la porte pour savoir s'il n'allait pas sortir.

Et leurs vieilles petites voix faisaient entendre un bruit pareil à celui des cliquettes de bois que les petits garçons cognent dans leurs doigts en sortant de l'école.

. Quand Jans eut fermé là porte et qu'il eut éteint la lumière dans la boutique, il alla voir si ses garçons travaillaient bien, et ayant vu qu'ils travaillaient selon son goût, il remonta près de Bloementje, à qui maman Jans donnait un peu de jus de groseilles dans une cuillerée d'eau.

- Je suis bien contente, disait Bloementje.

Et vers onze heures, Jans descendit pour préparer sur des assiettes le saint Nicolas de Bloementje. Il avait acheté une grande poupée qui avait des yeux de nacre, des cheveux blonds et un corps articulé : il avait acheté aussi un berceau doublé de satin bleu et qui se balançait sur une demi-lune. Et il avait payé le tout quinze francs.

Il mit la poupée dans le berceau et rangea dans un grand carton la mantille de soie, la robe de barége et le chapeau de peluche rose qu'il avait achetés pour la poupée. Et Jans riait en lui-même en pensant à la joie de Bloementje.

Il ôta ses souliers et monta deux fois sur ses bas l'escalier, la première fois pour porter les assiettes de bonbons, la seconde fois pour porter la poupée, le berceau et le carton aux habits de la poupée. Et il disposa tout cela près de la chambre de Bloementje, dans le réduit qui est à côté. Puis il remit ses souliers et siffla dans l'escalier pour montrer que c'était lui qui venait.

Bloementje ne cessait pas de dormir.

- Je veux voir sa joie tantôt quand elle aura son Saint-Nicolas : c'est pour cela que je reste, dit M. le vicaire à Jans quand il entra.

Mais ce n'était pas pour cela que restait M. le vicaire.

Il tira de sa poche son bréviaire, recouvert de crêpe afin que la couverture ne s'usât point, et se mit à lire près de ta petite lampe. Mais de temps à autre M. le vicaire regardait Bloementje et alors il disait en lui-même en fermant son livre, après y avoir mis le doigt pour ne pas perdre la page :

- Seigneur mon Dieu ! prenez en pitié ces pauvres gens !

Quand vint minuit, Bloementje entendit du bruit dans la maison, et s'étant réveillée, demanda si ce n'était pas l’âne de saint Nicolas qui descendait par la cheminée. Et Jans, qui savait bien que c'étaient ses garçons dans le fournil, lui dit en faisant la risette que certainement il distinguait le bruit des sabots de l'âne.

Puis il descendit.

Lorsque Jans reparut dans la chambre, il tenait dans ses mains le fauteuil où s'asseyait la tante Catherine; et sur le fauteuil il y avait le berceau, la poupée, le carton, le bonhomme en pâte et les assiettes de bonbons.

- Merci, saint Nicolas, merci pour Bloementje, dit Lans en entrant.

Et quand Bloementje vit la belle poupée et le berceau, sa petite bouche se plissa pour sourire.

Et Jans lui montra sur le fauteuil de la poussière qu'il avait faite lui-même en mettant les pieds dessus.

- Vois, Bloementje, dit maman Jans, ce sont les sabots de l’âne à saint Nicolas.

Et tout de suite après, Bloementje pencha la tête, comme une fleur de jardin quand le soleil est brûlant, et se remit à dormir.

- Monsieur le vicaire, dit tout à coup maman Jans en joignant les mains, je crois qu'il y a un malheur sur la maison.

- Bonne madame Jans, répondit M. le vicaire en levant la main vers le ciel, pensons toujours à Celui qui peut tout.

Tandis qu'il parlait ainsi, le gros boucher Kanu, qui venait de ranger sur la table le Saint-Nicolas de ses enfants, disait à sa femme en regardant la maison de Jans :

- En vérité, Zénobie, il se passe quelque chose chez notre voisin Jans, car je vois sur le rideau blanc des ombres qui passent et repassent. Si Bloementje avait la santé de Zéphyrine et d'Annette, certainement il ne faudrait pas s'inquiéter : mais elle est comme un peu de ouate que le vent souffle avec sa bouche dans l'air.

Et dans toutes les maisons de la ville et des campagnes, les petits enfants des riches et des pauvres dormaient cette heure, faisant des rêves où il y avait des bonbons et des joujoux.

Bonne maman Jans avait laissé tomber son tricot sur ses genoux et dormait près du feu, ses lunettes sur son nez. Mais ni papa Jans ni maman Jans ne dormaient et ils pensaient tout bas, sans oser se regarder, que Bloementje ressemblait plus à une petite morte qu'à une enfant qui dort.

M. le vicaire se disait :

- La respiration de Bloementje est comme la cloche de l'église de Wavre quand on l'entend de la campagne et qu'elle va cesser de sonner.

Bloementje respirait si doucement qu'on n'entendait plus dans la chambre que le crépitement de l'huile dans la lampe et le ronflement de bonne maman Jans.

Quand la bonne vieille maman s'éveilla, elle s'étonna d'abord que M. le vicaire fût encore là ; mais sitôt qu'elle eut vu papa Jans et maman Jans à genoux près de Bloementje, elle tira son grand mouchoir à carreaux et se mit à pleurer dedans, sans savoir pourquoi.

Un peu après, Bloementje s'éveilla et dit si bas que bonne maman ne l'entendit pas :

- Bonjour, saint Nicolas.

Et Bloementje dit encore plus bas :

- Bonjour, papa, maman et bonne maman.

Bloementje dormit jusqu'à l'aube.

Et lorsque les coqs chantèrent, les enfants de Wavre, éveillés plus tôt que de coutume, allèrent écouter aux portes s’ils n'entendraient pas saint Nicolas dans la maison. Ah ! monsieur le vicaire! s'écria tout à coup Jans en se jetant dans les bras du jeune prêtre.

- Jans ! l'âme de Bloementje vient de monter en paradis, cria  M. le vicaire en sanglotant,

Et depuis ce temps, le pauvre M. Jans ne fit plus jamais de bonshommes en pâte à la Saint-Nicolas.

Burnot, 6 décembre 1871,



AFFICHES "ART NOUVEAU" DE HENRI PRIVAT-LIVEMONT

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