IRMINSUL ET LES PERRONS
REPRÉSENTATIONS DE L’AXE DU MONDE NORDIQUE
A LIÈGE
A LIÈGE
ET EN D’AUTRES LOCALITÉS DE BELGIQUE
Dans la grande majorité des systèmes religieux – paganismes, religions monothéistes, bouddhisme, taoïsme, etc -, on retrouve un symbolisme du Centre du Monde, ou Axe du Monde, qui est représenté soit par un « centre géographique » précis – une montagne par exemple (le mont Fuji-Yama au Japon, le mont Olympe pour les anciens Grecs, le mont Kuen-Luen en Chine, le mont Meru ou Kailash en Inde, le mont Albordj en Perse, le Cuzco des Incas, les Collines Noires des Sioux, etc), soit par un symbole axial tel que l’Arbre, pour n’en citer que les exemples principaux.
Ce Centre, cet Axis Mundi, est l’endroit magique, ou disons plutôt spirituel, de la rencontre entre la Terre et le Ciel, du contact entre les hommes et leurs dieux. Il est éminemment sacré donc, et fait l’objet d’une vénération particulière.
Ce Centre est donc aussi, souvent, un arbre.
L’« arbre-monde », arbre cosmogonique, procédant comme la montagne d’un statut axial, vertical, de communication entre le Ciel et la Terre, est présent dans les systèmes chamaniques du nord de l’Asie ; dans les traditions amérindiennes sous la forme du totem; dans la tradition juive, qui a son « arbre séphirotique » ; dans la tradition chrétienne sous des formes diverses et notamment celle de la Croix ; mais aussi – et sans prendre longueur de temps pour une série d’autres exemples – dans la Tradition Nordique ou germano-scandinave, dont le centre sacré absolu est l’arbre Yggdrasil (le « coursier d’Odin ») chez les Scandinaves, équivalent de l’Irminsul chez les Germains.
Yggdrasil, ou Irminsul, est statique, mais, en tant que représentant du Destin, il « agit »… semblable en cela au principe du wu-wei (non-agir) du Taoïsme. Il est lié aux Nornes, ces trois sœurs qui tissent les destinées humaines, à l’instar des Parques de la mythologie romaine. Immobile mais actif, sans « histoire » mais portant l’Histoire. Sous sa forme d’arbre, cet élément axial, dans la Tradition nordique, peut être un if, un frêne ou un chêne, réel ou figuré.
La manifestation germanique de l’Yggrasil scandinave, Irminsul, est associée au dieu Irmin ou au dieu Tiwaz (dieu du Ciel et de la Justice, aussi connu sous son nom scandinave Tyr). C’est donc aussi un arbre, parfois représenté sous la forme d’une colonne.
Malgré la « mise à l’écart » du paganisme par le Christianisme, cet Irminsul est resté présent, jusqu’à nos jours, dans les régions où furent honorés jadis les divinités païennes du Nord. Et donc, en Belgique. (Mon article « La Chasse sauvage d’Odin à Bohan » donne plus de précisions à ce sujet).
Irminsul est devenu le « perron », colonne surmontée d’une pomme de pin et généralement d’une croix (ce dernier élément signant la « récupération » du symbole païen par le Christianisme), qu’il ne faut pas confondre avec la structure connue comme étant « un petit escalier de pierre devant l’entrée principale d’un bâtiment », selon une certaine définition des dictionnaires. Ces perrons sont également présents en France, en Allemagne, aux Pays-Bas ; c’est en Angleterre, autrefois envahie par des peuplades germaniques, que l’on en retrouve les plus caractéristiques, sous le nom de « croix du marché » (market crosses).
En Belgique, on connaît le perron de Liège, bien sûr, mais il en existe d’autres dans ce pays, tant au nord qu’au sud, tant en région francophone qu’en région flamande…
Le symbolisme originel du perron, que cet article tente de reconstituer, est généralement mal connu. Au Moyen-Age, il est devenu symbole de justice et de libertés communales, sans doute déjà dans l’oubli de l’origine nordique ; il est cependant à remarquer que la justice est l’une des attributions majeures du dieu nordique Tyr, qui est traditionnellement associé à Irminsul. Néanmoins, force est de constater que l’histoire de la transition du symbolisme d’Irminsul aux symbolismes ultérieurs, reste peu claire. On en peut dire malgré tout que la « connexion » est évidente. Les symboles migrent, se transforment, mais gardent sans doute toujours quelque chose de leurs origines…
La parenté symbolique entre l’Irminsul et le perron n’est cependant pas contestable, comme certains éléments ultérieurs de cet article pourront le démontrer. Et si le perron, de nos jours, n’est plus considéré comme un « axe du monde » nordique, il reste cependant un témoin de la présence et de l’importance des mythes nordiques en Belgique.
En Belgique, le perron de Liège est le plus connu de ces représentations de l’axe du monde nordique. D’autres localités possèdent ou possédaient également un perron, parfois d’érection relativement récente, ou reconstitué, souvent déplacé de son lieu d’érection primitif : ainsi à Tongres, Liège, Namur (aujourd’hui disparu, son perron s’élevait à la Place St-Aubain), Mariembourg (près de l’église Ste Madeleine), Châtelet (disparu, mais toujours présent dans les armoiries de la commune), Bree (Sint-Michielskerk, Hoogstraat), Hasselt (à l’Hôtel de Ville), Bilzen (Markt), Hamont (devant la maison communale, combiné avec une pompe à eau), Herve (Rue du Collège), Huy (disparu, mais une reconstitution en est visible au Musée Communal), Saint-Trond (à l’Hôtel de Ville), Sart-lez-Spa (Place du Marché), Stavelot (Place St-Remacle), Stokkem (Steenkuilstraat), Nivelles (Grand-Place, remplacé par une fontaine en 1523), Maaseik (Markt), Theux (Place du Perron), Verviers (à l’Hôtel de Ville), Visé (Place du Marché), Waremme (disparu), Mont-Saint-Guibert (Place de la Dodaine), etc.
Perron de Liège
Perron de Sart-lez-Spa
Perron de Stavelot
Perron de Theux
Perron de Verviers
Perron de Maaseik
Perron de Mont-Saint-Guibert
Perron de Stokkem
Perron de Villers-L'Evêque
Perron de Visé
Perron de Tongres
Tongres, ou Tongeren, ville flamande située au nord de l’ancienne principauté de Liège – elle-même rattachée au Saint Empire Romain Germanique jusqu’en 1792-, au nord donc et c’est-à-dire dans la partie de langue thioise ou « Diets » de la principauté, est la première ville historique de Belgique. Le perron de Tongres était situé, jusqu’en 1866, à l’endroit où l’on peut voir actuellement, face à la basilique Notre-Dame, la statue d’Ambiorix, le roi des Eburons dont Jules César fait largement mention dans sa « Guerre des Gaules ». Les Eburons, ou « adorateurs de l’if », étaient l’un de ces peuples germaniques que combattit César en Belgique. Le perron de Tongres a été déplacé, et se trouve actuellement au croisement de la Plein et de la Putstraat.
Plus caractéristique encore est le perron de Liège, grâce à sa plus grande notoriété. Le blason de la ville de Liège « est » le perron. Ce qui en dit long sur le lien qui unit la ville avec ce symbole. Egalement déplacé à plusieurs reprises, le perron de Liège se trouve actuellement à la Place du Marché.
Armoiries de Châtelet
Armoiries de Liège
Armoiries de Saint-Trond
Dans son ouvrage intitulé « La Migration des Symboles », Eugène Goblet d’Alviella (1846-1925), homme politique belge, professeur de religions à l’Université Libre de Bruxelles et Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1887, nous livre une analyse détaillée des rapports existant entre Irminsul et les perrons. Je vous invite à présent à (re)découvrir son texte, ci-dessous.
Leif Aegir Thorsson
LA MIGRATION DES SYMBOLES
(Extrait)
Eugène Goblet d’Alviella
Professeur d'histoire des Religions à l'Université de Bruxelles,
Membre de l'Académie royale de Belgique,
Président de la Société d'archéologie de Bruxelles,
Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1886
Membre de l'Académie royale de Belgique,
Président de la Société d'archéologie de Bruxelles,
Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1886
Il existe aussi des combinaisons symboliques où l'on peut, en quelque sorte, distinguer plusieurs éléments superposés qui remontent à des époques différentes. Un des monuments les plus curieux à étudier sous ce rapport, ce sont les perrons ou perrons qui, au moyen âge, constituaient, dans certaines cités de la Belgique occidentale, le symbole des libertés communales. Le plus célèbre de ces perrons se dresse encore aujourd'hui sur la place du Marché, à Liège, au-dessus d'une fontaine; il se compose d'une colonne de marbre blanc, placée sur une base carrée à cinq degrés, que gardent quatre lions couchés. Le chapiteau est surmonté des trois Grâces, qui supportent une couronne encerclant une pomme de pin, avec une petite croix sur la pointe du cône.
Dans d'autres villes du pays, par exemple à Namur, le perron ne comprenait qu'une colonne sur un piédestal à trois marches.
Le perron de Liège a eu une existence fort accidentée, qui le rend d'autant plus cher à ses concitoyens. Transporté à Bruges par Charles le Téméraire en 1467, après la défaite des Liégeois, et solennellement restitué, dix ans plus tard, à la vieille cité épiscopale, deux fois renversé par un ouragan, en 1448 et en 1693, il figurait déjà, en 1303, sur la bannière des métiers ligués pour la défense de leurs franchises, ainsi que sur le blason géminé des deux bourgmestres ou maîtres à temps de la cité.
Plus anciennement encore, on l'observe sur les monnaies des princes-évêques, depuis la fin du XIème siècle. Dans l'une d'elles, remontant à Rodolphe de Zœringen (1167- 1191), il ne se montre que sous la forme d'une colonne surmontée d'une boule, avec une croix placée à quelques millimètres plus haut, à côté de l'inscription PERU VOC(OR). Mais, sur une monnaie de Jean d'Aps (1229- 1238), la pomme de pin se dessine nettement au sommet de la colonne.
On a beaucoup discuté la signification et l'origine des perrons. M. Gh. Piot, archiviste général de Belgique, a établi d'une façon péremptoire que c'étaient, au moyen âge, des « pierres de justice », marquant le lieu où siégeaient, en plein air, les dépositaires de la juridiction échevinale, et ainsi s'explique aisément qu'elles devinrent partout le symbole de la vie communale, ainsi que des libertés populaires. Mais cette explication laisse intacte la question de leurs origines. Pourquoi, d'ailleurs, ces pierres étaient-elles surmontées d'une colonne? Pourquoi cette colonne elle-même supportait-elle souvent une pomme de pin et une croix ?
Suivant les uns, le perron serait tout simplement une sorte de calvaire, voire une croix haussée, comme celle qui figure sur les deniers de Charlemagne et sur certaines monnaies des princes-évêques; suivant d'autres, il remonterait aux Eburons et figurerait une ancienne pierre druidique; d'autres enfin l'attribuent, y compris la pomme de pin, à l'une ou l'autre, des races germaniques qui ont successivement occupé le bassin de la Meuse; il y en a enfin qui veulent y voir un legs de la domination romaine en Belgique.
Pour ma part, j'estime qu'on peut décomposer le perron de Liège en cinq éléments, appartenant à autant d'époques différentes. Laissant de côté les lions et la couronne, qui datent du moyen âge, et le groupe des Grâces, qui a remplacé, en 1693, trois figures de cuivre, figurant, paraît-il, des « paillards » embrassant des verges, il reste :
I° La colonne, qui représente l'élément commun des monuments de cette nature et qui peut remonter, comme le pense M. Rahlenbeek, aux tribus germaniques établies dans la Belgique occidentale, — Tacite atteste la présence de colonnes sacrées chez les Frisons, qui occupaient la vallée du Rhin inférieur, par conséquent non loin de la Meuse ; il les appelle même des colonnes d'Hercule ; seulement il s'empresse de rappeler qu'on met au compte d'Hercule beaucoup de choses qui ne lui appartiennent pas. Les Saxons, de leur côté, c'est-à-dire les habitants de la rive droite du Rhin, vénéraient des colonnes de bois ou de pierre dédiées au dieu Irmin ; telle était la fameuse Irminsul, détruite sur l’ordre de Charlemagne. Une colonne de pierre, déterrée à Eresborg au Stadtbergen, en Westphalie, sous Louis le Débonnaire, et placée dans la cathédrale d'Hildesheim, où elle sert encore aujourd'hui de candélabre, offre une ressemblance frappante avec les anciennes représentations du perron liégeois.
D'autre part, M. Piot a établi qu'on prêtait serment sur le perron. Or, nous apprenons par la Saga de Gudrun que, chez les Scandinaves, on jurait «par la pierre blanche sacrée». Bien plus, il s'est conservé jusqu'à nos jours, sur les tumuli ou haugs de la péninsule Scandinave, des cippes de pierre blanche auxquels les classes populaires accordaient une certaine vénération.
Une de ces pierres, actuellement au Musée de Bergen, montre l'image d'une petite colonne renflée au sommet, haute de trois pieds sur seize pouces de diamètre.
Les colonnes des populations germaniques étaient-elles vouées aux divinités du ciel ou de la guerre? Offraient-elles le simulacre de Thor, d'Odin ou d'un dieu Irmin? Avaient-elles une acception phallique, comme le pense M. Holmboe à propos des cippes scandinaves, ou fournissaient-elles un symbole cosmogonique, comme le laisse supposer un passage d'Adam de Brême, portant que les Saxons vénéraient dans leur Irminsul l'image de «la colonne universelle qui soutient toutes choses»? Tout ce qu'on peut dire, pour le moment, c'est que ces colonnes avaient un caractère religieux et qu'elles devaient jouer un rôle dans la vie sociale, si intimement mêlée, chez tous les barbares, à la vie religieuse du peuple.
2° La pomme de pin. — Ce serait, suivant M. Henaux, «le symbole d'une existence unie mais distincte», et elle représenterait peut-être l'union des tribus liguées contre la domination de Rome. Toutefois on ne voit pas que la pomme de pin ait comporté cette interprétation dans le symbolisme des Germains ou même des Gaulois. A vrai dire, nous possédons fort peu de renseignements sur le détail des symboles et même des cultes germaniques. Mais, par contre, nous savons que le fruit du pin emplissait, dans le paganisme gréco-romain, des fonctions prophylactiques, funéraires et phalliques. — Chez les Etrusques, la pomme de pin apparaît fréquemment dans les tombes et sur les urnes, tantôt à l'état isolé, tantôt au sommet d'une colonne. Y figure-t-elle une représentation de la flamme sur un pyrée et par suite symbolise-t-elle la persistance de la vie dans la mort? La colonne, entière ou brisée, souvent ornée de bas-reliefs, était un monument assez fréquent sur les tombes belgo-romaines. Mais nous ne voyons nulle part qu'elle y ait supporté une pomme de pin, et rien ne nous permet de supposer que les perrons aient jamais reçu une acception funéraire. — D'autre part, le thyrse de Bacchus, constitué par une tige que surmontait le fruit du pin, était un emblème familier à tout le paganisme classique.
On peut donc se demander si l'adjonction de la pomme de pin au perron de Liège n'est pas due à l'influence syncrétiste de l'art gallo-romain, qui aurait fait ainsi rentrer la colonne germanique dans les cadres du paganisme, comme plus tard l'Église lui donna droit de cité dans la société chrétienne en la surmontant d'une croix.
Peut-être aussi voulut-on par là conserver au monument une signification phallique, tout en corrigeant ce que ce symbolisme pouvait avoir de trop brutal dans sa forme primitive. Il est vraisemblable que le pyrée d'Augsbourg, cette gigantesque pomme de pin, figurée, de temps immémorial, dans les armes, les monnaies et les sceaux de la ville, remonte aux temps de l'occupation romaine. En effet, on l'a trouvé, à Augsbourg même, sur un monument romain, actuellement au musée de cette ville, et connu sous le nom d'autel des duumviri. Le fruit du pin y est sculpté au sommet d'un pilier fleuri qui sépare les statues des deux magistrats communaux, absolument comme le perron figure, à Liège, entre les blasons des deux bourgmestres annuels. — Il faut remarquer que le pyrée repose sur un chapiteau; or, tout chapiteau suppose une colonne, c'est-à-dire que nous avons là les restes d'un véritable perron qui n'a jamais été baptisé par l'apposition d'une croix, mais qui a été simplement raccourci, par la suppression du fût, afin d'être introduit plus aisément dans des armoiries ou sur des monnaies.
Nous avons également la preuve que la pomme de pin, placée au bout d'une tige ou d'une colonne, figurait parmi les objets en vénération chez les Francs qui occupaient, au Vème siècle, l'ouest de la Belgique, ainsi que le nord-est de la France. En effet, M. l'abbé Cochet et M. Alfred Bequet ont trouvé séparément, le premier dans le cimetière mérovingien d'Envermeu, près de Dieppe, le second dans le cimetière d'Eprave, non loin de Namur, des boucles de ceinture en argent, ornées d'une figure identique, dans laquelle je n'hésite pas à voir un prototype des perrons. On y remarque, au centre d'un support ou piédestal, qui est placé entre deux paons affrontés, une longue tige surmontée d'un objet conique, dont la ressemblance avec la pomme de pin a immédiatement frappé M. l'abbé Cochet, bien qu'il ne songeât guère en ce moment aux perrons de la Belgique.
Boucle d'Envermeu
Il est à remarquer que le motif décoratif des deux volatiles affrontés se rencontre également aux côtés du perron, sur la première monnaie liégeoise où l'on essaye de représenter ce monument avec la pomme de pin et aussi sur un sceau que Loyens fait remonter à 1348.
Sceau de Liège ad legata
Si l'on insiste sur le fait que la tige, gravée dans l'image franque, semble être en bois, je ferai observer que les colonnes symboliques des Germains ont été de bois aussi bien que de pierre.
C'était notamment le cas de l'Irminsul, que les plus anciens chroniqueurs définissent comme un tronc d'arbre érigé en plein air. Les Hessois du VIIIème siècle, qui habitaient sur le Rhin inférieur vénéraient encore, à l'époque où ils furent évangélisés par saint Boniface, un tronc d'arbre qui était pour eux le simulacre du dieu Thor.
Nos arbres de mai, souvent une simple tige entourée de bandelettes, ne nous reportent-ils pas à l'époque où Lucain disait de nos ancêtres :
Simulacraque mœsta deorum
Arte eurent y cœsis extant informia truncis?
Enfin, d'anciens chroniqueurs rapportent que, au treizième siècle, on commémorait encore à Hildesheim, le samedi après le dimanche du Lœtare, la destruction de l'Irminsul par Charlemagne, en plantant dans le sol, sur la place de la cathédrale, deux poteaux de six pieds surmontés chacun d'un objet de bois haut d'un pied et en forme de pyramide ou de cône. La jeunesse s'exerçait ensuite à renverser cet objet avec des pierres et des bâtons. Cette tradition ne rattache-t-elle pas directement l'Irminsul, ou plutôt les Irminsuls, au pieu qui nous apparaît surmonté d'un cône dans la plaque franque, tout comme la colonne en pierre de la cathédrale d'Hildesheim les rattache aux perrons de la Belgique? — La même coutume, ou plutôt le même jeu populaire, existait encore ailleurs en Allemagne, notamment à Halberstadt ; seulement, ici, c'étaient les chanoines de la cathédrale qui s'y livraient, le dimanche même du Lœtare.
3° La croix. — La tradition rapporte que les missionnaires chrétiens renversèrent partout, chez les Belges, les autels de Thor et de Wodan (Odin). Mais le sort de la colonne d'Hildesheim nous montre comment des monuments de cette nature ont pu échapper à la destruction en se mettant, en quelque sorte, sous la protection du nouveau culte. A Hildesheim, on plaça une vierge sur la colonne transformée en candélabre, A Liège, on mit une croix sur le perron, et les serments qui se prêtaient «sur la pierre blanche sacrée» continuèrent à se prêter sur la croix qui sanctifiait l'antique simulacre. On trouve également en Suède des cippes, comme celui dont j'ai parlé plus haut, au sommet desquels a été gravée la croix.
M. l'abbé Cochet croit que les figures gravées sur la plaque d'Envermeu dénotent un symbole chrétien, parce qu'on trouve dans les catacombes, et même dans l'architecture romane, le symbole d'une grappe de raisin, entre deux paons affrontés, pour figurer l'immortalité des âmes s'abreuvant à la source éternelle de vie. Mais rien ne nous autorise à voir une grappe de raisin dans l'objet placé au bout de la tige; d'autre part, la ressemblance est incontestable avec la représentation ordinaire du thyrse. Enfin, nous avons déjà vu plus haut que l'habitude de figurer des objets sacrés entre deux volatiles affrontés était répandue dans tout le bassin de la Méditerranée, longtemps avant la naissance de l'art chrétien. C'est surtout aux côtés des simulacres lithoïdes et des arbres sacrés qu'ils se rencontrent, comme j'aurai occasion de le montrer plus longuement au chapitre suivant. Or, en tant que colonne cosmogonique, parente de l'Yggdrasill scandinave, l'Irminsul se rattache tout aussi bien à la tradition du Pilier universel qu'à celle de l'Arbre du monde, qui toutes deux semblent avoir reçu chez les Assyro-Chaldéens leur première expression plastique.
Il est assez singulier qu'on retrouve, jusque dans la symbolique de l'Inde contemporaine, l'arbre de vie entre deux paons affrontés.
Etoffe de Masulipatam
On remarquera qu'ici les deux paons tiennent chacun un serpent dans le bec. Or, chez les anciens, le paon passait pour détruire les serpents, et c'est également là une des raisons qui ont pu le faire passer dans la symbolique chrétienne.
On voit que toute cette iconographie nous ramène, bien au-delà du christianisme, en pleine symbolique antique.
Ainsi, pour résumer, le perron de Liège renferme dans son harmonieuse ordonnance les legs et en quelque sorte les témoins de toutes les civilisations qui se sont succédé dans cette partie de la Belgique. Sous ce rapport, il est plus qu'un symbole de liberté communale : il représente la synthèse de l'histoire même de la nation.